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Full text of "L'Artiste; revue de l'art contemporaine"

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PURCHASED  FOR  THE 

UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 

FROM  THE 

CANADA  COUNCIL  SPECIAL  GRANT 

FOR 


HISTORY  OF  ART 


L'ARTISTE 

64e   ANNÉE   —    1X94 

NOUVELLE  PÉRIODE 

VII 


IMPRIMERIE 

JOSEPH   PIGELET 


CHATEAUDUN 


L'ARTISTE 


REVUE  DE  L'ART  CONTEMPORAIN 


S  01 X  A  N  TE-  Q  UA  TRIE  ME  A  NNÉE 


NOUVELLE    PERIODE    :    TOME    VII 


PARIS 
BUREAUX    DE    L'ARTISTE 

44,    QUAI     DES    ORFKVRES 


1894 


1970 

f*S/TY  OF  î5§ 


X 

tJt'r.  9j 

*-7 


QUELQUES    ARTISTES    DE   CE  TEMPS 


i 

JULES   CHÉRET 


'est  la  postérité,  dit-on, 
qui  juge  les  artistes  et 
les  met  à  la  place  qui 
leur  appartient.  Il  est 
donc  bien  entendu  que 
nous  n'avons  pas  le 
droit  de  juger  nos  con- 
temporains :  cependant 
les  critiques  les  plus 
empesés  ne  sauraient 
trouver  mauvais  que 
nous  nous  permet- 
tions ,  les  leçons  du 
passé  aidant,  de  tirer, 
en  manière  de  passe- 
temps,  quelques  pronostics  sur  le  jugement  des  générations 
futures    a    l'endroit    des   peintres  .d'aujourd'hui.    Nous   sommes 


1894.  —  L'ARTISTE.'  —  NOUVELLE  PÉRIODE  :  T.   VII. 


2  L'ARTISTE 

la  postérité  des  gens  du  XVIIIe  siècle  ;  cherchons  un  peu  com- 
ment ceux  des  artistes  de  cette  époque  que  nous  avons  placés 
au  premier  rang,  de  par  notre  droit  imprescriptible  d'arrière-neveux 
étaient  jugés  par  leurs  contemporains.  Nous  pourrons  peut-être 
en  déduire  quelques  indications  pour  l'avenir. 

Connaissez-vous  Jouvenet,  Restout,  Vien  ?  —  Très  peu,  n'est-ce 
pas?  —  Coypel,  Rigaud,  de  Troy,  Largillière?  —  Un  peu  plus; 
Rigaud  et  Largillière  particulièrement  :  votre  esprit  évoque  quel- 
ques-uns des  tableaux  de  ces  artistes,  oubliés  du  grand  public 
et  qui  ont  encore  l'admiration  des  amateurs.  —  Watteau, 
Boucher,  Fragonard  ?  —  Oh  !  très  bien  !  Il  n'est  personne  qui 
n'ait  présentes  à  la  mémoire  les  œuvres  principales  de  ces  gloires 
de  l'école  française.  Eh  bien  !  Jouvenet,  Restout,  Vien,  Coypel, 
Rigaud,  de  Troy,  Largillière  étaient  regardés  par  leurs  contempo- 
rains comme  les  premiers  artistes,  les  représentants  de  l'art  élevé, 
les  gardiens  des  saines  traditions,  les  peintres  solides,  seuls  dignes 
de  l'admiration  des  siècles  futurs,  tandis  que  Watteau,  Boucher  et 
Fragonard,  qualifiés  un  peu  dédaigneusement  :  les,  peintres  des  jetés 
galantes,  ont  dû  se  contenter  jusqu'à  ces  derniers  temps  de  l'épi- 
thète  de  petits  maîtres.  Et  il  suffira,  sans  appuyer  davantage  sur  ce 
sujet,  de  rappeler  l'opinion  de  Caylus,  que  partageait  Julienne, 
au  sujet  du  peintre  qu'ils  étaient  alors  presque  les  seuls  à  admi- 
rer :  «  Si  les  études  d'Antoine  Watteau  eussent  été  pour  le 
genre  historique,  il  serait  devenu  l'un  des  plus  grands  peintres 
de  la  France.  » 

Pourquoi  ce  mépris,  pourquoi  cette  inintelligence  des  contem- 
porains? Parce  que  ces  artistes  sont  des  Fantaisistes,  des  peintres- 
poètes.  Il  en  va  de  même  à  toutes  les  époques  :  les  charmants 
esprits  qui  nous  donnent  la  vie  du  Rêve,  le  paradis  né  de  leur 
désir,  et  qui  nous  offrent  leur  pensée  toute  pure,  leur  âme, 
avec  le  moins  possible  de  matérialité,  le  moins  de  métier  pos- 
sible, nous  n'osons  que  bien  longtemps  après  dire  que  ce  sont 
eux  les  grands  maîtres,  les  purs  génies  ;  l'école  est  toujours  là 
pour  nous  soufflera  l'oreille  des  réticences  :  «  Prends  garde!  ne  te 
laisse  pas  aller  au  plaisir  que  tu  éprouves,  n'admire  que  les  gens 
qui  t'ennuient  :  l'art  doit  être  solide,  entends-tu?  solide,  regarde  si 
les  rotules  sont  bien  faites,  le  bras  emmanché  suivant  les  canons, 
n'oublie  pas  que  l'œuvre  d'art  n'est  pas  là  pour  te  donner  une 
impression  agréable,  mais  pour  représenter  la  nature,  ou  plus  belle 


QUELQUES  ARTISTES  DE  CE  TEMPS  3 

que  tu  ne  la  vois  d'ordinaire,  ramenée  au  type  (relis  ton  Charles 
Blanc)  ou  copiée  servilement,  comme  la  comprennent  les  réalistes 
hollandais  ou  espagnols  :  méprise  toutes  les  qualités  spirituelles 
et  aimables  ».  Et  aussitôt  les  Caylus  et  les  Julienne  de  tous  les 
temps,  —  et  ce  sont  pourtant  des  compréhensifs  !  —  se  mettent  à 
examiner  comment  les  rotules  sont  faites,  constatent  avec  dépit 
«  l'insuffisance  de  Watteau  dans  la  pratique  du  dessin  »  et  rou- 
gissent de  l'admiration  naturelle  qui  les  avait  entraînés  vers  lui, 
rougissent  et  s'en  excusent.  Tant  pis  pour  eux,  le  charme  de 
l'œuvre  s'est  évanoui  pendant  qu'ils  faisaient  ces  mesquines  cons- 
tatations, ils  ne  seront  pas  de  la  bande  des  pèlerins  passionnés 
qui  abordent  à  l'île  enchantée,  à  la  suite  du  maître  délicieux,  pour 
oublier  le  plus  possible  les  lois  de  l'Ecole  et  vivre  en  paix  la  vie 
bienheureuse  du  Rêve. 


Les  Fantaisistes,  ce  semble  encore  le  qualificatif  le  plus  juste  que 
l'on  puisse  appliquer  à  ces  peintres  poètes  dont  nous  parlons  :  le 
livre  qui  les  rassemblera  sera  fait  quelque  jour;  on  y  verra  beau- 
coup de  ceux  que  l'Ecole  appellerait  volontiers  des  «  chiqueurs  », 
si  le  mot  était  de  son  dictionnaire,  et  très  peu  de  ces  peintres  de 
morceau  que  notre  ami  Eugène  Courboin  appelle  avec  infini- 
ment de  malice  des  morceaux  de  peintres  .  Watteau  en  ouvrira  la 
série,  dans  l'école  française  ;  n'est-il  pas  le  premier,  en  effet, 
depuis  le  moyen-âge,  qui  se  soit  tout  à  fait  affranchi  des  écoles, 
—  de  l'antique,  de  l'italienne  et  de  la  hollandaise,  —  et  qui  ait  doté 
l'art  de  notre  pays  de  sa  vraie  formule,  toute  faite  de  grâce,  d'élé- 
gance, de  liberté,  d'esprit  et  de  poésie?  Depuis  des  siècles  nous 
passons  notre  temps,  non  seulement  à  admirer  les  étrangers,  mais 
encore  à  vouloir  les  recommencer,  pourquoi?  Etudions  chez  les 
antiques  la  recherche  de  la  perfection  typique,  chez  les  Italiens 
la  belle  couleur  et  les  pompes  de  la  décoration,  chez  les  Hollan- 
dais le  réalisme  familier,  mais  restons  le  plus  possible  dans  la 
filière  française,  laquelle  n'est  pas  une  école,  mais  la  libre  mise  en 
œuvre  des  qualités  de  notre  race  :  il  est  de  mode  aujourd'hui 
d'attaquer  le  patriotisme,  et  surtout  le  patriotisme  en  art,  mais 
pourtant,  dans  l'état  actuel  du  globe,  et  si  nombreux  que  soient 
les  moyens  de  déplacement,  les  races  sont  encore  très  diverses, 
elles  ont  une  manière  de  comprendre  et  d'exprimer  l'art  qui  ne 
peut  être  celle  des  races  différentes,  de  même  qu'elles  n'ont  pas  la 


4  L'ARTISTE 

même  forme  de  tête  et  la  même  couleur  d'yeux,  et  le  Français 
qui  voudra  faire  de  l'art  hollandais  ou  espagnol  risque  fort  de  ne 
produire  qu'un  pastiche.  On  peut  juger  de  même  les  tentatives 
de  ceux  qui  veulent  aujourd'hui ,  en  ce  temps  de  roublardise  et  de 
rosserie ,  rénover  l'art  des  primitifs .  L'artiste  dont  nous  allons 
nous  occuper  tout  à  l'heure,  Jules  Chéret,  a  un  bien  joli  mot  pour 
les  définir  :  «  Il  me  semble,  dit-il,  voir  une  de  ces  vieilles  minau- 
dières  qui  s'efforcent  de  gazouiller  comme  les  petits  enfants.  » 

Watteau  a  eu  cette  profonde  originalité  de  chercher  et  de  rendre 
la  poésie  de  son  époque  et  de  son  pays.  Qu'il  ait  costumé  des 
personnages  un  peu  à  la  mode  de  Henri  II,  ou  avec  des  habits  de 
comédie,  qu'est  ce  que  cela  fait?  nous  avons  devant  nous  des 
figures  du  temps  de  la  Régence,  à  n'en  pas  douter,  et  l'essence 
même  de  l'esprit  de  l'époque.  «  Tristesse  et  désir,  dit  Michelet, 
tristesse  de  la  misérable  fin  du  régne  du  grand  roi,  désir  de  la 
nouvelle  aurore  qui  allait  poindre  bientôt,  l'aurore  de  Montes- 
quieu, de  Voltaire  et  de  Rousseau.  »  C'est  peut-être  parler  un  peu 
trop  en  philosophe  :  nous  voyons  surtout,  dans  l'art  de  Watteau, 
après  la  fanfare  de  mauvais  goût  du  xvne  siècle,  le  premier 
élan  vers  la  nature.  Elan  spontané,  car  on  ne  peut  guère  consi- 
dérer Gillot  comme  le  précurseur  de  Watteau  ;  il  serait  peut-être 
plus  juste  de  supposer  que  l'un  de  ces  objets  d'art  de  la  Chine  ou 
du  Japon,  dont  commençaient  a  raffoler  les  amateurs  de  curio- 
sités, put  lui  donner  quelque  vague  avertissement.  Regardez  les 
panneaux  qu'il  a  composés  dans  sa  jeunesse,  la  préoccupation  y 
est  constante  de  cet  art  sincère,  gracieux,  gai,  essentiellement  dis- 
symétrique et  si  parfaitement  en  antithèse  avec  l'art  du  xvnc 
siècle.  L'artiste  a  pu  y  trouver  une  indication,  être  amené  à  cette 
pensée  qu'il  fallait  regarder  la  nature,  mais  en  tenant  compte  aussi 
de  ses  propres  imaginations.  «  L'art,  nous  disait  dernièrement 
Félicien  Rops,  l'un  des  plus  intéressants  fantaisistes,  Fart,  c'est  la 
liai urc  vue  à  travers  le  rive  d'un  artiste.  »  N'est-ce  pas  la  meilleure 
définition  de  l'art  de  Watteau  ?  M.  Zola  avait  dit  quelque  chose 
d'assez  semblable:  «  L'art,  c'est  la  nature  vue  à  travers  un  tempé- 
rament »,  mais  nous  préférons  la  formule  de  Rops,  car  il  y  a  des 
tempéraments  qui  ne  sont  guère  artistes,  et  la  nature  reflétée  par 
leur  manière  de  voir  ne  donnerait  en  aucune  façon  une  œuvre  d'art. 
Il  n'est  pas  besoin  de  chercher  plus  loin  :  la  formule  de  Rops 
à  laquelle  nous  ont  amenés  ces  rapides  réflexions  sur  Watteau, 


QUELQUES  ARTISTES  DE  CE  TEMPS  5 

prince  et  premier  des  peintres  poètes,  peut  être  celle  des  fantai- 
sistes que  nous  voulons  étudier;  elle  s'applique  à  Boucher  comme 
à  Fragonard  et  aussi  à  quelques  artistes  de  ce  temps,  qui  nous 
paraissent  doués  d'aspirations  bien  françaises,  amoureux  d'art 
libre,  inspirés  par  la  nature  et  aussi  éloignés  des  traditions  des 
écoles  que  de  l'imitation  réaliste. 

Mais  nous  n'aurons  pas  sitôt  nommé  Jules  Chéret  et  Willette, 
par  exemple,  que  tout  aussitôt  des  protestations  s'élèveront  :  — 
Mais  ce  sont  des  dessinateurs,  l'un  fait  des  affiches,  l'autre  des 
illustrations  pour  les  journaux  !  —  Cela,  c'est  la  faute  du  temps  ; 
la  nécessité  du  temps,  plutôt  :  l'art  se  rapetisse  tous  les  jours,  — 
en  dimensions  —  :  autrefois  on  peignait  des  fresques  immenses, 
les  citoyens  se  cotisaient  pour  faire  décorer  de  grandes  surfaces, 
dans  les  églises  notamment,  et  les  grands  seigneurs,  puissamment 
riches,  commandaient  de  la  peinture  pour  les  voûtes  et  les 
escaliers  de  leurs  palais  :  c'était  l'âge  de  la  fresque.  Le  tableau  lui 
succéda  :  Watteau,  Boucher  et  Fragonard  furent  de  ce  temps  ;  les 
demeures  devenaient  plus  petites,  la  foi  des  donateurs  moins  vive, 
l'abondance  des  œuvres  d'art  plus  grande  :  ce  fut  l'âge  de  la  toile. 
Nous  sommes  aujourd'hui  dans  l'âge  du  papier,  la  dispersion  de 
la  fortune  le  veut  ainsi,  il  faut  que  la  vapeur  et  l'électricité  colla- 
borent. Le  peintre  peint  en  trois  couleurs,  ou  simplement  en  noir 
et  blanc,  et  la  machine  se  charge  de  répandre  son  œuvre  aux  quatre 
coins  du  monde,  la  Rue  et  le  Journal  recueillent  sa  pensée  :  le 
papier  sur  le  mur  de  la  rue  remplace  la  fresque,  le  papier  dans  le 
journal  remplace  le  tableau,  c'est  la  démocratisation  complète, 
l'œuvre  d'art  à  un  sou.  Les  dimensions  ont  rapetissé,  disons-nous; 
mais  l'art  n'a  pas  dégénéré  pour  cela,  il  a  changé  seulement  de 
moyen  d'expression.  —  Alors  la  couleur,  tout  au  moins,  y  perd 
quelque  chose  ?  —  Non,  elle  se  synthétise,  voilà  tout  :  ce  mer- 
veilleux virtuose  de  la  couleur  qu'est  Chéret  fait  tous  les  jours  le 
tour  de  force  d'exécuter  les  plus  savantes  harmonies  sur  un  ins- 
trument à  trois  notes  :  une  note  rouge,  une  note  jaune,  une  note 
bleue.  Quant  au  dessin,  il  ne  perd  rien  non  plus  à  ces  procédés 
de  vulgarisation,  lui  qui  est  la  partie  intelligente,  mâle,  de  l'œuvre 
d'art. 

Ceci  ne  veut  certes  pas  dire  qu'il  n'y  ait  plus  d'autre  moyen 
d'art  que  l'affiche  et  l'imprimé,  car  on  vend  bien  encore  quelques 


6  L'ARTISTE 

tableaux  par  ci  par  là,  et  il  faut  même  espérer  que  la  féodalité  juive 
se  décidera  quelque  jour  à  employer  ses  millions  à  la  renaissance 
des  grands  moyens  d'art  ;  cela  veut  dire  seulement  que  ces  procédés 
sont  spéciaux  à  notre  époque  et  que  ceux  qui  y  brillent  au  premier 
rang  sont  dignes  de  tout  notre  intérêt,  puisque  c'est  le  seul  vaste 
champ  ouvert  aujourd'hui  à  l'imagination  et  à  la  fécondité  des 
fantaisistes. 

Né  à  l'époque  de  Véronèse  ou  de  Michel-Ange,  il  est  certain  que 
Chéret,  avec  ses  qualités  natives,  fût  devenu  un  brillant  déco- 
rateur; on  l'aurait  placé  à  treize  ans  dans  l'atelier  d'un  de  ces 
maîtres,  et,  à  trente  ans,  comme  Giorgion  ou  Raphaël,  il  aurait 
eu'  déjà  une  belle  suite  d'œuvres  derrière  lui.  La  vie  était  facile  à 
cette  époque,  on  avait  le  temps  de  travailler  pour  sa  gloire,  et  cela 
fait  penser  à  la  belle  époque  d'art  au  Japon,  alors  que  la  valeur  de 
trois  sous  de  riz  suffisait  à  la  nourriture  de  ces  patients  artistes 
qui  nous  ont  laissé  tant  de  merveilles.  Il  en  va  tout  autrement  de 
nos  jours.  Chéret  dut  faire  comme  les  autres  son  éducation,  c'est- 
à-dire  perdre  les  dix  meilleures  années  de  sa  vie  à  étudier  sous  la 
férule  une  foule  de  choses  qui  ne  devaient  lui  servira  rien  du  tout 
par  la  suite.  A  quinze  ans,  quelques  velléités  d'art  s'éveillaient  en 
lui,  au  grand  mécontentement  de  sa  famille  qui  ne  voyait  pas  de 
carrière  plus  brillante  pour  un  jeune  homme  que  celle  de  prote 
dans  une  imprimerie.  Lutte  timide  mais  entêtée,  de  la  part  du 
fils;  colères  du  côté  de  la  famille  :  c'est  la  commune  histoire,  le 
baptême  des  jeunes  rapins,  cela  s'arrange  par  la  suite,  et,  si  le 
gamin  réussit,  les  parents  sont  les  premiers  à  en  tirer  vanité.  Le 
résultat  de  la  lutte  fut  que  Jules  Chéret  fut  placé  chez  un  litho- 
graphe pour  apprendre  à  fane  des  lettres  à  main  levée  sur  des 
têtes  de  factures;  de  la  lettre  il  devait  passer  aux  médailles  d'expo- 
sition, aux  armoiries  de  souverains  étrangers,  pour  finir  peut-être, 
s'il  travaillait  bien,  par  la  vignette  représentant  le  magasin  dans 
une  perspective  flatteuse,  ou  par  les  attributs  gracieusement  dis- 
posés, le  tout  dessiné  au  tire-ligne  et  au  pistolet,  avec  les  fonds  au 
pointillé  :  voilà  tout  ce  qu'on  avait  trouvé  pour  satisfaire  la 
vocation  naissante  du  jeune  homme  et  lui  permettre  en  même 
temps  de  gagner  sa  vie. 

Et  Jules  Chéret  suivit  pas  à  pas  la  voie  tracée  d'avance,  il  fit  la 
lettre,  —  la  bâtarde,  la  coulée,  la  ronde,  la  gothique,  l'anglaise,  et 


QUELQUES  ARTISTES  DE  CE  TEMPS 


toutes  les  lettres  employées  dans  l'imprimerie  depuis  la  perle 
jusqu'au  gros  parangon,  —  il  fit  les  médailles,  il  fit  les  armoiries 
des  cours  étrangères,  il  fit  les  magasins  décuplés  de  grandeur  et 
tout  entourés  de  petites  voitures  au  titre  de  la  maison,  il  fit  les 
attributs  gracieusement  disposés,  pour  boîtes  de  conserves,  vins 
de  Champagne  ou  dentifrices,  soutenus  par  les  amours  de  rigueur; 
mais  il  monta  plus  haut  encore  :  engagé  par  un  grand  parfumeur 
de  Londres,  il  fit  des  gerbes  de  fleurs  pour  les  flacons  de  parfums, 
puis  des  sujets  gracieux,  puis  de  petites  affiches-réclames  ;  plus 
haut  encore  :  revenu  à  Paris  et  établi  imprimeur-lithographe,  il  fit 
alors  de  grandes  affiches  illustrées,  les  premières  qu'on  ait  vues, 
où  peu  à  peu  son  talent  s'éleva  jusqu'à  la  fresque  populaire;  plus 
haut  encore,  la  fortune  arrivée,  et  les  loisirs,  il  étudia  la  nature 
de  plus  près,  il  fit  des  pastels  qui  lui  donnèrent  la  renommée,  et 
avec  la  renommée  vinrent  les  grandes  commandes,  les  décorations 
qu'il  compose  pour  le  Musée  Grévin,  pour  un  hôtel  particulier, 
pour  l'Hôtel-de-Ville. 

Mais  quel  chemin  détourné  pour  arriver  à  son  rêve  !  quel  dur 
travail,  quelle  lutte  de  trente  ans  contre  l'empêchement  de  toutes 
les  minutes,  quelle  volonté  constante  !  Dès  quinze  ans  elle  a  com- 
mencé, cette  lutte,  pour  les  deux  frères  Chéret.  (Car  il  est  impos- 
sible de  ne  pas  parler  de  Joseph,  le  sculpteur,  quand  on 
parle  de  Jules,  le  peintre,  tellement  la  parenté  intellectuelle  est 
grande  entre  eux,  tellement  ils  ont  influé  l'un  sur  l'autre,  et  sans 
qu'on  puisse  savoir  qui  a  entraîné  son  frère  dans  cet  élan  vers  un 
art  plus  naturel,  plus  français  que  celui  de  leur  époque.  Joseph  a 
l'air  d'un  petit-fils  de  Clodion,  comme  Jules  descend  de  Watteau 
et  de  Fragonard  ;  ils  ont  suivi,  dans  deux  expressions  d'art  dif- 
férentes, une  ligne  similaire,  vraiment  fraternelle,  et  Joseph  autant 
que  Jules  a  droit  à  une  place  d'honneur  parmi  les  fantaisistes 
modernes  :  nous  nous  réservons  de  revenir  sur  ce  sujet.)  Dès  l'âge 
de  quinze  ans,  disons-nous,  cette  lutte  a  commencé  pour  les  deux 
frères,  Jules  placé  chez  un  lithographe,  Joseph  chez  un  pâtissier, 
Joseph  astreint  a  pousser  la  moulure  d'art  industriel  comme 
Jules  à  faire  la  lettre  ;  ils  avaient  bravement  quitté  la  famille, 
pour  ne  plus  lui  être  à  charge,  et  loué  à  'eux  deux  une  chambre 
meublée  d'un  petit  lit,  où  chacun  couchait  à  son  tour  pendant 
que  l'autre  devait  se  contenter  du  plancher  tout  sec.  C'était  un  peu 
dur,  mais  deux  garçons  qui  se  sentent  leurs  maîtres  n'y  regardent 


8  L ARTISTE 

pas  de  si  près;  il  est  vrai  qu'ils  n'étaient  leurs  maîtres  que  le  soir, 
et  pendant  la  journée  du  dimanche,  mais  cela  suffisait:  le  soir,  ils 
dessinaient,  lisaient,  et,  le  dimanche,  ils  passaient  toute  leur 
journée  dans  les  musées  depuis  l'ouverture  des  portes  jusqu'à  ce 
que  le  fâcheux  :  Ou  ferme!  vînt  les  arracher  à  la  contemplation  de 
la  toile  préférée.  Le  musée,  la  rue,  les  vitrines  des  marchands  de- 
tableaux,  ce  fut  leur  seule  école,  la  meilleure,  et  ils  en  restèrent 
longtemps  les  élèves  assidus  jusqu'à  ce  que  Joseph  entrât  chez 
Carrier-Belleuse,  le  délicat  sculpteur  dont  il  devait  devenir  le 
gendre,  et  que  Jules  partît  pour  l'Angleterre.  Mais,  —  voyez  l'ingrat! 
—  Jules  regrette  parfois  de  ne  pas  avoir  fait  des  études  classiques 
d'art,  de  ne  pas  être  passé  par  l'Ecole  :  pourquoi  ne  se  reproche- 
t-il  pas  aussi  de  ne  pas  avoir  étudié  le  genre  historique,  comme 
Caylus  le  reprochait  à  Watteau?  Pour  nous,  il  paraît  bien  certain 
que  c'est  cette  éducation  qu'il  s'est  donnée  tout  seul  à  lui-même 
qui  a  fait  son  originalité  puissante  de  fantaisiste. 

Le  caractère  de  son  talent  en  est  plus  facile  à  définir:  à  mi-che- 
min entre  le  rêve  et  la  réalité,  ni  ehiqueur,  ni  peintre  de  morceau, 
Chéret  est  capable  de  créer  d'imagination  une  grande  composition, 
d'en  étudier  sur  nature  toutes  les  parties,  et  de  la  traiter  en  maître 
coloriste.  Composition,  dessin  et  couleur,  ne  sont-ce  pas  les  trois 
dons  qu'il  est  si  rare  de  voir  réunis  en  un  seul  artiste  et  qui  for- 
ment pour  ainsi  dire  l'apanage  du  peintre  complet  ?  Voilà 
l'ensemble,  détaillons  maintenant. 

Sa  première  pensée  est  toujours  synthétique.  Voyez  comment 
il  comprend  son  modèle  de  prédilection,  la  Parisienne,  en  poète 
autant  qu'en  peintre;  nul  mieux  que  lui  ne  sait  dégager,  par 
exemple,  du  costume  en  faveur,  l'escence  même,  l'esprit;  ce  n'est 
pas  une  Parisienne,  prise  entre  mille  et  copiée  soigneusement: 
c'est,  telle  qu'il  la  conçoit,  la  Parisienne.  Cette  manière  de  voir,  il 
l'applique  à  tout  ce  qu'il  étudie,  il  nous  donne  toujours  le  rêve 
qu'il  a  fait  en  regardant  la  réalité,  et  c'est  cela  précisément  qui, 
d'après  nous,  le  classe  du  premier  coup  parmi  les  fantaisistes  de 
race. 

Regardez  la  composition,  maintenant,  elle  est  merveilleusement 
agencée;  cela,  il  le  doit  sans  doute  au  grand  nombre  de  petits  des- 
sins qu'il  a  faits  :  l'illustration  est  une  belle  école  pour  les  pein- 
tres, ils  apprennent  mieux,  dans  un  champ  restreint,  à  grouper, 
à  placer  les  noirs,  à  embrasser  toute  une  scène  d'un  regard.   «  La 


QUELQUES  ARTISTES  DE  CE  TEMPS 


première  chose  que  je  cherche,  dit  Chérct,  c'est  le  geste  :  le  geste, 
ou  l'ensemble  des  gestes,  doit  donner  tout  de  suite  l'expression 
générale  ;  le  premier  coup  d'œil  du  spectateur  est  pour  le  geste.  » 
C'est  ce  souci  qu'il  apporte  au  choix  du  mouvement  qui  donne 
tant  de  vie  à  ses  ouvrages,  il  sait  faire  remuer,  il  comprend  la 
marche,  le  pas,  l'ondulation,  la  course,  et  même  le  vol  des  figures 
surnaturelles  qu'il  aime  à  faire  mouvoir  dans  les  cieux  irisés  de 
nuances  délicates. 

Dans  le  cadre,  ses  figures  se  placent  avec  une  liberté  charmante, 
il  ne  les  coupe  pas  en  deux  comme  certains  impressionnistes, 
mais  il  ne  les  centralise  pas  non  plus  de  parti  pris  :  il  les  dispose 
le  plus  souvent  suivant  cette  ligne  oblique  qui  aide  à  l'impression 
du  mouvement  plus  que  l'horizontale  ou  la  verticale. 

Mais  c'est  le  dessin  qui  est  curieux  surtout  à  observer  chez 
lui  :  la  ligne  n'en  est  pas  suivie  et  sinueuse,  ce  qui  pourrait 
amollir  le  contour  et  lui  donner  cet  aspect  qu'en  leur  argot  les 
peintres  appellent  rondouillard:  son  trait  procède  avec  une  légère 
raideur  qui  laisse  des  angles,  comme  dans  les  croquis,  et  donne  à 
ses  plus  grands  dessins,  aux  plus  poussés,  une  saveur  particulière 
de  décision  primesautière  et  de  crânerie  nerveuse.  Les  Japonais 
ont  de  ces  habiletés  de  pinceau,  et  Chéret  doit  peut-être  la  sienne 
à  l'habitude  qu'il  a  de  dessiner  sur  la  pierre  à  main  levée,  en  ne 
se  servant  que  de  son  autre  main  pour  appui  ;  ceci  pour  la 
facture,  qui,  en  art,  est  d'une  telle  importance.  Ce  trait  un  peu 
autoritaire  encercle  des  formes  dont  la  distinction  est  toujours  la 
qualité  maîtresse  :  on  chercherait  vainement  quelque  chose  de 
vulgaire  dans  l'œuvre  de  Chéret  ;  il  a  créé,  par  exemple,  de  la 
beauté  féminine,  un  type  fait  des  cent  mille  observations  d'un 
œil  toujours  à  l'étude  de  la  grâce  distinguée  dans  la  forme  et 
dans  le  geste,  type  exquis  où  chacune,  mesdames  les  Parisiennes, 
vous  pourriez  retrouver  l'un  de  vos  charmes,  car  toutes  vous  avez 
servi  de  modèles  à  votre  insu.  Regardez  cette  femme  typique, 
vous  la  trouverez  dans  presque  toutes  ses  œuvres,  elle  est 
suprêmement  élégante,  sa  longueur  un  peu  marquée  est  voulue 
comme  elle  est  voulue  dans  les  galbes  de  Jean  Cousin  ou  du 
Primatice  ;  presque  toujours  elle  sourit  ou  rit,  car  les  pleurs 
déforment  la  figure,  c'est  un  abaissement  physique  qui  ne 
convient  pas  à  une  reine  de  beauté;  la  danseuse  ne  sourit-elle 
pas  d'instinct,  pour  se  montrer  dans  tous  ses  avantages  ?  Pleurer 


io  L'ARTISTE 

serait  aussi  vouloir  plaire  par  des  procédés  de  câlinerie  auxquels 
elle  ne  daignerait  pas  s'abaisser  :  la  femme  de  Willette  pleure,  se 
frôle,  se  fait  amoureuse,  sentimentale,  attendrissante  ;  rarement 
celle  de  Chéret:  elle  n'est  point  sujette  à  ces  misères,  de  même 
qu'elle  n'est  point  sujette  aux  misères  du  corps,  qu'elle  n'est 
jamais  ni  maigrelette,  ni  trop  mure,  ni  trop  grasse.  C'est  une 
perfection  moderne  qui  se  laisse  admirer  ;  nous  oserions  dire  que 
son  sourire  est  hiératique,  qu'elle  est  une  façon  de  petite  déesse 
païenne  qui  ne  rit  qu'à  sa  propre  beauté  et  n'abaisse  point  ses 
grâces  à  écouter  les  louanges  de  ses  adorateurs. 

Avec  cela  jamais  impudique,  malgré  des  costumes  quelquefois 
très  décolletés;  si  elle  est  presque  nue,  c'est  un  artifice  de 
toilette,  voilà  tout,  pour  être  encore  plus  belle,  mais  il  ne  lui 
viendra  pas  à  l'idée  d'être  polissonne.  En  cela  elle  est  petite-fille 
directe  des  Amintes  et  des  Elises  de  Watteau,  demoiselles  très 
comme  il  faut,  qu'il  faut  adorer  à  genoux  et  auxquelles  on  ne 
peut  baiser  que  le  bout  des  doigts. 

C'est  bien  une  déesse,  en  effet,  la  femme  à  laquelle  Chéret 
donne  la  première  place  dans  son  œuvre,  les  autres  personnages 
n'étant  là  que  pour  servir  à  sa  beauté  :  les  Polichinelles  et  les 
Augustes  placent  leur  tête  à  souhait  pour  faire  constraste  par 
leurs  trognes  enluminées  ;  ils  ont  choisi  pour  la  couleur  de  leurs 
habits  la  complémentaire  qui  fera  valoir  sa  robe  jaune  ou  rose,  et 
la  lumière  elle-même  se  nuance  pour  mettre  en  valeur  la  petite 
femme  qui  s'enivre  de  son  apothéose.  Nos  descendants  y  voudront 
peut-être  reconnaître  la  mondaine  d'aujourd'hui,  si  préoccupée 
d'elle  seule,  si  désireuse  du  perpétuel  triomphe. 

Déjà,  dans  les  études  sur  les  Illustrateurs  français,  publiées  en 
Amérique,  nous  avons  eu  occasion  de  remarquer,  en  parlant  de 
Grasset  et  de  Lepère,  qu'un  véritable  artiste  sait  mettre  à  profit 
pour  le  bien  de  son  éducation  les  pires  misères  de  sa  vie  :  c'est 
ainsi  que  Chéret,  en  disposant  des  fleurs  pour  composer  des 
étiquettes  de  parfumeur,  perçut  sans  doute  les  délicates 
harmonies  de  la  couleur  et  s'y  exerça  l'œil  comme  un  musicien 
s'exerce  l'oreille.  Aujourd'hui  il  s'applique,  nous  a-t-il  dit  bien 
des  fois,  à  voir  dans  le  tableau  qu'il  peint  le  bouquet,  c'est-à-dire 
l'harmonieux  assemblage  des  taches  de  couleur,  toute  préoccupa- 
tion de  dessin  et  de  composition  mise  à  part.  Et  cet  enseignement 
en  trois  mots  nous  a  semblé  des  plus  utiles  à  recueillir.  Tout 


12 


L'ARTISTE 


semble  avoir  servi  à  Chéret  dans  son  dur  apprentissage,  même 
cette  obligation  de  la  lithographie  de  peindre  en  trois  tons;  il  a 
appris  à  synthétiser  sa  couleur  comme  son  dessin  et  sa  compo- 
sition ;  c'est  une  force,  cette  simplicité,  comme  de  savoir  dire 
beaucoup  de  choses  avec  peu  de  mots.  Aussi  la  couleur  lui 
est-elle  docile  ;  il  l'étudié  constamment  d'après  nature,  mais  il 
peut  aussi  la  rêver  comme  un  poème  de  lumière,  elle  accompagne 
par  sa  joie  et  sa  clarté  ses  plus  heureuses  imaginations.  Quelle 
est-elle,  cette  lumière  qui  baigne  les  personnages  de  ses  pastels  ? 
c'est  la  lumière  de  la  fantaisie,  celle-là  même  qui  baigne  les 
lointains  de  l'Ile  enchantée. 

Cette  étude  sommaire  doit  forcément  rester  incomplète.  Les 
années  qui  vont  s'écouler  permettront  à  Chéret  de  donner  toute 
la  mesure  de  son  talent,  nous  ne  parlerons  pas  de  ses  esquisses 
de  décoration,  puisqu'il  est  défendu  d'engager  l'avenir,  mais,  nous 
qui  les  avons  vues,  nous  avons  pleine  confiance  ;  le  Chéret  de  la 
décoration  ne  sera  pas  pour  nous  plus  grand  que  celui  de  l'affiche 
ou  du  pastel,  mais  il  prendra,  nous  en  sommes  certain,  aux  yeux 
de  ses  contemporains,  la  place  qui  lui  est  due  depuis  longtemps, 
celle  d'un  grand  peintre,  d'un  fantaisiste  bien  français. 


LOUIS  MORIN. 


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LA   GENÈSE  &   L'ORIENTALISME 


{Leçon   d'ouverture  du  cours  oVépigraphie  orientale  à  l'École  du  Louvre) 


ous  touchons  constamment  à  la  Bible 
dans  nos  études  épigraphiques  de  l'année. 
C'est  même  par  l'explication  des  livres 
d'Israël  que  je  suis  obligé  d'initier  mes 
auditeurs  nouveaux  à  la  grammaire  et  au 
vocabulaire  phéniciens.  Toutes  les  fois  que 
je  traduis  un  texte  de  l'Assyrie,  j'indique 
toujours  les  racines  hébraïques.  Du  reste,  personne,  sans  la  con- 
naissance de  l'hébreu,  ne  saurait  aborder  les  inscriptions  cunéi- 
formes. Il  n'est  donc  pas  étranger  à  nos  travaux  rigoureusement 
permis  de  nous  entretenir  un  moment,  dans  une  leçon  d'ouver- 
ture, de  la  Bible,  fondement  solide  sur  lequel  toutes  nos  traduc- 
tions viennent  s'appuyer. 

Mais  il  est  impossible,  pendant  l'heure  qui  nous  est  accordée, 
de  passer,  même  en  revue  rapide,  tous  les  livres  bibliques.  Il  faut 
choisir.  Parmi  ceux  sur  lesquels  il  importe  de  se  faire  une  convic- 
tion, et  qui  ont  des  rapports  essentiels  avec  la  conscience  reli- 
gieuse, apparaissent  au  premier  rang  les  cinq  livres  attribués  à 
Moïse,  auxquels  on  a  joint  Josué.  La  science  actuelle  les  a  réunis 
parce  qu'ils  appartiennent  à  la  même  rédaction  définitive.  Pour 
elle,  il  n'y  a  plus  cinq  livres,  mais  six;  il  n'y  a  plus  le  Penta- 
teuque,  mais  l'Hexateuque. 


14  V ARTISTE 

Cependant  admettre  cela,  ce  serait  déjà  résoudre  la  question 
d'authenticité,  car  il  serait  bien  évident  que  Moïse,  n'ayant  pu 
écrire  les  gestes  de  son  successeur,  ne  saurait  être  l'auteur  de 
l'Hexateuquc.  Supposons  donc  le  Pentateuque,  —  ce  que  l'on 
reconnaissait  autrefois,  —  comme  une  œuvre  compacte;  est-ce 
que  l'opinion  traditionnelle,  qui  l'attribuait  à  Moïse,  peut  être 
maintenue? 

Des  catholiques,  comme  M.  François  Lenormant,  y  avaient 
renoncé  sans  renier,  pensaient-ils,  la  foi  romaine.  Des  critiques 
avisés,  même  dans  le  clergé  et  dans  l'enseignement  catholique 
officiel,  semblaient  avoir  suivi  M.  François  Lenormant.  Sans 
doute,  ils  n'étaient  pas  aussi  nets,  leur  situation  les  obligeant  à 
une  extrême  réserve.  Mais  ils  sondaient  le  terrain  avec  toutes 
sortes  de  peut-être.  Peut-être,  disaient-ils,  ne  serait-il  pas  contraire 
à  la  foi,  de  céder  un  peu  sur  ce  point  capital  de  la  rédaction  aussi 
ancienne  et  aussi  une  du  Pentateuque.  Je  ne  donnerai  pas  les 
noms  de  ces  écrivains  que  des  théologiens  plus  rigoureux  ont 
appelés,  avec  toute  espèce  de  sarcasmes,  les  hommes  de  «  l'école 
large  ».  En  ce  moment,  du  reste,  depuis  quelques  jours,  ils  ont 
dû  quitter  leurs  espérances  d'accomodements  et  en  finir  avec 
leurs  peut-être.  Dans  un  document  solennel,  d'une  grande  loyauté 
et  ne  donnant  prise  à  aucune  controverse,  on.  condamne  ceux  qui 
avaient  tenté  d'échapper  à  la  tradition.  Rien  de  plus  ferme,  malgré 
son  beau  latin  cicéronien  et  les  enroulements  harmonieux  de  ses 
longues  périodes,  que  l'Encyclique  solennelle  de  la  semaine 
dernière  (3o  novembre  i8g3).  En  critique,  on  doit  s'en  tenir  à 
l'ancien  traité  en  usage  depuis  longtemps  dans  les  séminaires  et 
qui  a  pour  titre  :  Introduction  à  la  Bible.  Donc,  aucune  concession, 
aucune  nuance  même  de  concession,  ne  saurait  être  autorisée 
quand  il  s'agit  de  fixer  la  date  du  Pentateuque  ou  d'interpréter 
certains  faits  de  la  Genèse  dans  le  sens  de  la  légende  et  du 
mythe. 

Mais  ici,  à  cette  place,  nous  conservons  toute  notre  indépen- 
dance. Eh  bien,  l'opinion  traditionnelle,  qui  consiste  à  faire  de 
Moïse  l'auteur  du  Pentateuque,  ne  saurait  tenir  debout  devant  les 
faits  mêmes  contenus  dans  les  livres  qui  lui  sont  attribués. 
Qu'apcrçoit-on  tout  d'abord  dans  le  récit  biblique?  Moïse  meurt 
avant  son  entrée  dans  la  terre  de  Canaan  ;  il  disparaît  sur  le 
sommet  du  Ncbo,  en  deçà  du  Jourdain,  l'œil  fixé  sur  les  collines 


LA  GENESE  ET  L'ORIENTALISME 


i5 


palestiniennes,  sur  la  terre  ruisselante  de  lait  et  de  miel.  Or,  les 
points  cardinaux  sont  constamment  désignés  dans  la  narration, 
comme  si  le  rédacteur  habitait  l'intérieur  même  de  Canaan.  La 
région  située  à  l'est  du  Jourdain  et  où  mourut  Moïse  s'appelle 
«  le  pays  d'au-delà  le  Jourdain  ».  Cependant,  pour  le  prophète  qui 
ne  franchit  point  le  fleuve,  il  ne  fut  jamais  le  pays  d'au-delà  mais 
toujours  le  pays  d'en-deçà. 

Une  seconde  remarque  ne  peut  laisser  subsister,  dans  aucun 
esprit  sérieux,  le  moindre  doute  sur  la  non-authenticité  du  Penta- 
teuque.  Il  y  a  là  des  lois  innombrables,  réglant  les  détails  infinis 
de  la  vie  morale,  hygiénique,  religieuse,  du  peuple  juif.  Rien, 
dans  aucun  code,  n'égale,  par  la  multiplicité  compliquée,  la  légis- 
lation du  Pentateuque.  Comment  supposer  que  ce  soit  là  l'œuvre 
de  quarante  années?  Comment  des  bandes  vagabondes,  rôdant 
dans  le  désert,  seraient-elles  arrivées  à  créer  et  à  codifier  cet 
immense  monde  légal  en  un  si  court  espace  de  temps?  Il  est 
impossible  de  ne  pas  reconnaître  là  le  travail  de  plusieurs  siècles. 
Ce  n'est  pas  seulement  la  masse  des  lois,  mais  encore  leurs  répé- 
titions et  leurs  variantes  qui  obligent  à  cette  conclusion. 

Inutile  s'insister  sur  les  règles  concernant  la  royauté,  sur  la 
centralisation  du  culte  dont  il  est  question  dans  le  Deutéronome, 
sur  Jérusalem  conquise  sous  David  et  nous  apparaissant  déjà 
comme  une  ville  juive  dans  le  Pentateuque.  Évidemment  Moïse 
ne  saurait  être  l'auteur  de  cette  œuvre  où  tant  de  traits  marquent 
bien  une  rédaction  très  postérieure  à  la  vie  libre  des  Hébreux  dans 
le  désert. 


Qui  lit,  du  reste,  les  pages  du  Pentateuque  a  rapidement  cons- 
cience qu'elles  ne  partent  pas  d'une  même  main,  mais  supposent 
plusieurs  écrits  fort  distincts,  réunis  souvent  sans  être  fondus 
ensemble,  à  une  époque  assez  moderne  de  la  vie  d'Israël. 

Que  trouve-t-on,  en  effet,  tout  d'abord  en  lisant  le  Pentateuque 
ou  l'Hexateuque? 

i°  Des  répétitions  oiseuses,  semées  presque  à  chaque  page, 
surtout  dans  la  Genèse.  Ainsi  la  fin  du  chapitre  iv  nous  apprend 
la  naissance  de  Seth.  Au  commencement  du  chapitre  v  on  la 
voit  de  nouveau  annoncée  comme  un  événement  dont  il  n'a  pas 
encore  été  fait  mention.  Jacob  mourant  demande,  au  chapitre  xvin, 
que  son  corps  soit  emporté  d'Egypte  et  enterré  dans  le  sépulcre 


i6  i:\RTISTE 

de  ses  pères,  en  Canaan: au  chapitre  xlix,  vers  la  fin,  reparaît  cette 
même  prière,  comme  formulée  pour  la  première  fois. 

2°  Les  légendes  varient  si  bien  que  les  mêmes  faits  ne  sont  pas 
seulement  répétés  mais  parfois  racontés  de  façon  différente.  La 
femme  d'Abraham  lui  est  enlevée,  puis  rendue,  en  Egypte  (Genèse. 
xn).  Le  même  enlèvement  a  lieu  dans  la  terre  de  Guérar,  avec  un 
autre  acteur  que  le  Pharaon,  c'est-à-dire  avec  Abimélek,  roi  de 
Guérar  (Genèse,  xx).  Au  chapitre  xxvi,  Abraham  et  Sara,  pour  le 
même  récit,  sont  remplacés  par  Isaac  et  Rébecca;  mais  apparaît 
toujours,  dans  le  même  rôle,  Abimélek,  roi  de  Guérar.  —  D'après  le 
chapitre  xvi,  Agar,  enceinte  d'Ismaël,  s'enfuit  seule  dans  le  désert, 
où  Iahvé  la  console:  au  chapitre  xxi,  c'est  après  avoir  mis  au 
monde  son  fils  dont  elle  est  accompagnée,  qu'elle  se  retire  au 
désert  devant  la  haine  de  Sara.  —  Hsaù,  au  chapitre  xxv.  prend  le 
surnom  d'Edom  (ronge)  parce  que,  demandant  le  plat  de  lentilles,  il 
dit  à  Jacob:  «  Permets-moi  de  manger  de  ce  mets  ronge.  »  Or, 
dans  le  même  chapitre,  ce  surnom  se  rattache  à  ce  que  lui-même 
était  roux.  —  Au  chapitre  xv  de  la  Genèse.  Iahvé  contracte  une 
alliance  avec  Abraham  et  lui  promet  un  héritier:  Elohim,  au  cha- 
pitre xvn,  fait  un  pacte  dans  des  termes  à  peu  près  identiques, 
mais  en  exigeant,  comme  marque  du  traité,  la  circoncision;  il 
annonce  en  même  temps  à  Abraham,  un  descendant,  fils  de  Sara, 
lequel  devra  s'appeler  Isaac.  —  Le  nom  de  Joseph  a  une  double 
explication:  il  est  rattaché,  dans  le  même  chapitre  xxx,  à  la  racine 
assapb,  ôter;  et  à  la  racine  iassaph,  ajouter.  Je  m'arrête  à  ces 
exemples;  mais  combien  il  serait  facile  de  les  multiplier  dans  les 
récits  du  Pentateuque! 

3°  Il  faut  aller  plus  loin.  Les  variantes,  comme  on  a  déjà  pu  le 
remarquer  par  Pétymologie  du  nom  de  Joseph,  vont  quelquefois 
jusqu'à  la  contradiction,  de  telle  sorte  qu'on  se  trouve  en  présence 
de  faits  inconciliables,  s'excluant  mutuellement.  Ainsi  les  deux 
récits  de  la  création  sont  en  opposition  l'un  avec  l'autre.  D'après 
le  premier  (Genèse,  i)  les  animaux  des  champs  et  les  oiseaux  des 
cieux  sont  créés  avant  l'homme;  dans  le  second  récit  (chapitre  n) 
Adam  précède  sur  la  terre  les  animaux  des  champs  et  les  oiseaux 
qu'Iahvé  amène  devant  lui,  dès  le  premier  moment  de  leur  exis- 
tence, pour  qu'il  leur  donne  un  nom.  —  D'après  le  chapitre  vi.  les 
jours  de  l'homme  ne  doivent  plus  désormais  dépasser  cent  vingt 
ans;  or,  au  chapitre  xi,  il  y  a  des  descendants  de  Sem  qui  vivent 


LA  GENÈSE   ET   L'ORIENTALISME  17 

plus  de  quatre  cents  ans.  —  Au  chapitre  xxi,  Beërschéba  tire  son 
nom  de  ce  qu'Abraham  en  cet  endroit  avait  fait  serment,  ainsi 
qu'Abimélek,  pour  terminer  une  querelle;  c'est  pourquoi  on 
nomma  le  lieu  Beërschéba  (puits  du  serment).  Mais  le  chapitre  xxvi 
n'exprime  pas  la  même  opinion  :  Isaac  appelle  schibea  (sept)  un 
puits  creusé  par  ses  gens,  d'où  vient  le  nom  de  Beërschéba. 

Voilà  quelques-unes  des  contradictions  dont  déborde  le  récit 
biblique,  et  qu'un  examen  impartial  découvre  aisément.  Eh  bien, 
ces  répétitions  oiseuses,  ces  faits  inconciliables  ne  s'expliquent 
nullement  si  l'on  persiste  dans  l'hypothèse  d'un  auteur  unique, 
Moïse,  et  d'une  seule  rédaction.  N'est-il  pas  absolument  néces- 
saire d'admettre  plusieurs  documents  primitifs  que  le  collecteur, 
d'une  parfaite  bonne  foi,  n'a  point  cherché  à  faire  cadrer  ensemble 
et  qu'il  nous  a  transmis  avec  leurs  répétitions  et  leurs  nombreuses 
variantes? 

Cette  conclusion  acceptée,  le  travail  du  critique  consiste  à 
démêler  les  différentes  sources,  les  divers  documents  dont  le 
Pentateuque  est  formé.  C'est  ce  que  nous  allons  faire  sommaire- 
ment dans  cette  leçon. 

Quand  on  lit  la  Genèse  dans  le  texte  hébreu,  on  remarque 
d'abord  que  Dieu  est  appelé  tantôt  Elohim  et  tantôt  Iahvé.  Les 
passages  où  se  trouve  le  nom  d'Elohim  racontent  certains  faits 
différemment  de  ceux  où  paraît  le  nom  d'Iahvé.  Il  y  a,  par 
exemple,  au  chapitre  1,  un  récit  de  la  création  par  Elohim,  et  au 
chapitre  11,  un  autre  récit  de  la  création  par  Iahvé.  —  La  ruine  de 
Sodome  et  de  Gomorrhe  est  longuement  narrée  au  chapitre  xix 
où  se  montre  le  nom  d'Iahvé;  un  court  fragment,  avec  le  nom 
d'Elohim,  raconte  l'événement  en  deux  lignes  et  demie. —  Au  cha- 
pitre xvin,  qui  emploie  le  nom  d'Iahvé,  Abraham  obtient  par 
miracle  son  fils  Isaac,  à  l'âge  de  quatre-vingt-dix-neuf  ans  ;  d'après 
le  chapitre  xxv,  qui  use  du  nom  d'Elohim,  Abraham,  quarante 
ans  après  la  naissance  d'Isaac,  celui-ci  étant  déjà  marié  avec 
Rebecca,  épouse  la  belle  Cletoura  et  en  a  tout  naturellement  et 
sans  difficulté  des  fils  et  des  filles. 

Ces  faits,  dont  il  serait  aisé  d'allonger  l'énumération,  suffisent  à 
montrer  jusqu'à  quel  point  il  est  nécessaire  de  distinguer  tout 
d'abord  deux  documents  principaux,  dont  le  collecteur  n'a  pas 
même  cherché  à  établir  l'harmonie.  Nous  nommons  un  des  docu- 

1894.   —  L'ARTISTE.   —  NOUVELLE  PÉRIODE   :  T.  VII.  2 


]8  L'ARTISTE 

mcnts  ou  son  auteur:  Y  Elohiste;  l'autre  document  ou  l'autre  écri- 
vain: YlabvisU. 

Mais  cela  ne  suffit  pas  encore  à  expliquer  toutes  les  répétitions 
et  toutes  les  variantes  contradictoires  du  Pentateuque.  Un  même 
fait  est  souvent  raconté  de  trois  façons  différentes,  ou  bien  de 
deux  manières  mais  dans  deux  récits  où  paraît  le  nom  d'Elohim. 
Ainsi,  quand  Jacob  revient  de  Paddan-Aram,  l'Iahviste  nous  le 
dépeint  se  dirigeant  vers  son  père  Isaac,  à  Mamré;  tandis  que, 
dans  le  chapitre  xxn  où  est  employé  le  nom  d'Elohim,  Jacob  se 
rend  à  Séir;  et  dans  le  chapitre  xxm  pareillement  élohiste,  il 
marche  directement  sur  Sichem.  La  naissance  d'Isaac  est  annoncée 
trois  fois  en  termes  très  divers  (chapitres  xv,  xvn  et  xvm).  Jacob, 
dans  le  chapitre  élohiste  xxn,  reçoit  son  nom  d'Israël  à  la  suite  de 
sa  lutte  avec  Dieu;  au  chapitre  xxxv,  c'est  sans  combat  merveil- 
leux que  le  nom  d'Israël  lui  est  départi. 

Pour  expliquer  ces  différences,  il  ne  suffit  donc  pas  de  recon- 
naître dans  le  Pentateuque  trois  documents,  mais  on  est  astreint 
d'ajouter  à  l'Elohiste  et  à  l'Iahviste,  dont  je  vous  parlais  tout  à 
l'heure,  un  deuxième  Elohiste. 

Maintenant,  quelle  date  fixer  à  chacun  de  ces  trois  documents 
divers,  dont  nous  apercevons  la  présence  dans  le  Pentateuque? 
Eh  bien,  l'œuvre  de  celui  que  nous  nommons  le  deuxième 
Elohiste  parce  que  notre  critique  l'a  reconnu  après  que  l'autre 
avait  déjà  été  constaté,  est  en  réalité  la  plus  ancienne  des  trois 
sources  et  semble  bien  porter  la  marque  du  ixc  siècle  avant  notre 
ère.  La  manière  de  cet  auteur  est  la  simplicité;  il  fournit  les  faits 
sans  les  arranger,  tels  qu'il  les  a  entendus  ou  lus.  Conteur  et 
chanteur  populaire,  tout  rempli  de  l'esprit  et  des  mots  des  vieux 
poëtes,  il  donne,  avec  une  merveilleuse  couleur,  la  légende 
patriarcale  et  héroïque  d'Israël.  Les  ancêtres  vivant  sous  la  tente, 
poussant  leurs  troupeaux  de  pâturage  en  pâturage,  et  la  conquête 
sanglante  de  Canaan  :  voilà  l'objet  de  ses  récits.  De  ce  qui  s'est 
passé  en  Egypte,  il  a  aussi,  semble-t-il,  une  connaissance  spéciale. 
C'est  un  simple  narrateur  redisant  les  choses  anciennes  sans  y 
mêler  d'éléments  législatifs,  sauf  peut-être  le  petit  Livre  de 
l'alliance,  enclavé  dans  la  courte  législation  iahviste. 

C'est  avant  l'apparition  d'Amos  et  d'Hosée  qu'il  écrit,  dans  le 
royaume  d'Israël,  —  homme  des  tribus  non  de  Juda,  —  c'est-à-dire 


LA  GENÈSE  ET   L'ORIENTALISME 


'9 


avant  le  vme  siècle;  car  rien  encore  chez  lui  ne  fait  prévoir  ce  que 
deviendront  Bethel,  Guilgal,  les  sanctuaires  des  tribus,  profanés 
plus  tard  par  les  rites  phéniciens,  ce  qui  a  excité  la  colère  des 
deux  prophètes.  Il  note  avec  soin  les  autels,  les  stèles,  les  arbres 
qui  ont  pour  objet  de  rappeler  un  secours  divin,  une  manifesta- 
tion de  Dieu,  ou  quelque  autre  événement  religieux,  sans  aucune 
allusion  au  culte  naturaliste  qui  dès  le  temps  d'Amos  (vme  siècle), 
sera  attaché  à  ces  endroits  et  à  ces  monuments. 

Lisez  d'un  autre  côté  la  ravissante  peinture  d'Israël  par  Balaam, 
dans  le  second  Elohiste  : 


Qu'elles  sont  belles  tes  tentes,  ô  Jacob, 
et  tes  pavillons,  ô  Israël  ! 
Comme  des  vallées  ils  s'étendent, 
comme  des  jardins  dans  les  ouads, 
comme  des  aloès  qu'a  plantés  Iahvé, 
comme  des  cèdres  sur  les  eaux. 


Cela  suppose  un  temps  où  rien  n'annonce  la  fin  des  tribus, 
lesquelles  tombèrent  avant  Juda,  au  temps  où  les  invasions 
assyriennes  n'arrachent  pas  encore  aux  nabis  des  cris  d'épouvante. 
Nous  avions  donc  raison  de  marquer,  pour  le  deuxième  Elohiste, 
le  ixe  siècle  avant  notre  ère,  probablement  dans  sa  première 
partie. 

Ce  n'était  pas  toutefois  le  premier  d'Israël  ou  de  Juda  qui 
s'occupât  de  tracer  la  vie  nationale.  Il  y  avait  de  vieux  poètes  et 
des  narrateurs  anciens,  dont  il  eut  soin,  du  reste,  d'user  large- 
ment. Il  a  puisé  à  pleines  mains  dans  deux  livres,  qu'il  nomme  : 
le  Livre  des  pierres  d' Iahvé  (Nombres,  xxi,  14),  recueil  de  poésies 
'  chantant  d'anciens  faits  de  la  vie  héroïque  d'Israël,  et  le  Livre 
d'iasebar  (ou  de  droiture),  recueil  poétique  comme  le  Livre  des 
pierres  d' Iahvé,  et  qui  raconte  dans  Josité  (x)  comment  le  soleil 
suspendit  sa  course  pour  permettre  aux  Israélites  d'achever  la 
défaite  des  petits  rois  cananéens,  ligués  contre  les  envahisseurs.  De 
cette  collection  de  chansons  est  tirée  la  prétendue  adjuration  de 
Josué: 

O  soleil,  arrête-toi  sur  Guibëon, 
et  toi,  lune,  sur  le  val  d'Aggalon. 
lit  le  soleil  s'arrêta 
et  la  lune  se  tint. 


20  L'ARTISTE 

Ce  n'était  pas  seulement  les  plus  anciens  exploits  d'Israël  que 
célébrait  le  Livre  d'iaschar,  mais  il  s'étendait  jusqu'à  une  époque 
relativement  voisine  du  deuxième  Elohiste.  En  effet,  l'auteur  de 
l'histoire  de  David  (n,  Samuel,  i)  avoue  lui  avoir  emprunté  la 
ravissante  lamentation  sur  la  mort  de  Saùl  et  de  Ionathan.  On  ne 
peut  donc  guère  placer  avant  le  xe  siècle  ce  recueil  poétique,  par- 
faitement connu  d'Israël  et  qu'un  siècle  plus  tard  devait  si  bien 
exploiter  le  deuxième  Elohiste. 

Je  dois  déclarer  que,  dans  son  Histoire  d'Israël,  histoire  plutôt 
remplie  de  réflexions  personnelles  et  où  il  s'est  un  peu  substitué, 
—  qui  peut  s'en  plaindre?  —  aux  patriarches  et  aux  héros  d'Israël, 
histoire  curieuse  parles  révélations  qu'elle  nous  fournit  sur  ce  que 
M.  Renan  pensait  des  hommes  et  des  faits  actuels,  le  deuxième 
Elohiste  n'a  pas  été  reconnu,  bien  que  sa  présence,  d'après  l'exposé 
que  je  viens  de  vous  tracer,  éclate  aux  yeux  attentifs. 

Passons  maintenant  à  celui  qui  est  le  second  en  date,  l'Iahvistc. 
Celui-ci  a  beaucoup  emprunté  au  deuxième  Elohiste  et  se  l'est,  à 
certains  endroits,  approprié  de  telle  sorte  qu'on  les  distingue 
difficilement  l'un  de  l'autre.  On  sent,  à  ses  préoccupations,  qu'il  a 
dû  vivre  à  la  pleine  époque  prophétique,  vers  le  milieu  du 
xme  siècle  avant  notre  ère.  Ce  qu'Iahvé  a  fait  pour  son  peuple  et 
ce  que  celui-ci  lui  doit  rendre  en  échange,  apparaît  constamment 
dans  son  œuvre.  Aucun  souci  de  sacerdoce  ni  de  ses  rites,  ce  qui 
marque  bien  l'influence  des  prophètes. 

L'Iahviste  a  écrit  dans  le  royaume  de  Juda,  non  dans  celui 
d'Israël,  comme  le  semble  croire  M.  Renan.  Quand  il  raconte 
l'histoire  de  Joseph,  c'est  Juda,  non  Rubcn,  comme  chez  le 
deuxième  Elohiste,  qui  est,  pour  lui,  le  chef  des  fils  de  Jacob.  A. 
Hébron,  dans  le  territoire  fidèle  aux  descendants  de  David,  il  fait 
séjourner  Abraham,  et  non  à  Guérar  et  à  Beërschéba.  Les 
fragments  dont  il  est  l'auteur  dans  la  prophétie  de  Balaam, 
glorifient  David  comme  l'étoile  de  Jacob.  Il  a  soin  d'interdire  le 
culte  d'Iahvë  sous  la  forme  d'un  taureau  et  de  condamner  par  là 
même  l'adoration  de  Bcthel. 

Le  deuxième  Elohiste,  —  je  l'ai  souligné,  —  fournit  les  faits  au 
hasard,  sans  leur  faire  subir  d'arrangement  et  sans  autre  souci  que 
celui  d'un  conteur.  L'Iahviste  met  de  l'ordre  et  de  la  mesure  et 
sait  déjà  donner  de  l'art  à  son  style  d'une  vigoureuse  beauté.  En 


LA  GENÈSE   ET    L'ORIENTALISME  21 

même  temps  qu'il  a  le  soin  de  disposer  les  matériaux,  il  montre, 
dans  son  poème  véritablement  merveilleux,  la  préoccupation  de 
principes  religieux  et  moraux,  ce  à  quoi  ne  songeait  nullement  le 
deuxième  Elohiste.  Ainsi,  pour  l'Iahviste,  le  péché  trouve  son 
châtiment  (  Gen.  11,  4;  vi,  1-8).  La  destinée  d'Israël,  parmi  les 
nations  qu'il  doit  réunir  en  une  même  foi,  apparaît  chez 
l'Elohiste  (Gcn.  xn,  2  et  ss.),  simple  narrateur  donnant  du  reste  les 
faits  avec  plus  de  surnaturel  que  l'Iahviste. 

On  rencontre  cependant  chez  ce  dernier  plus  d'anthropomor- 
phisme que  chez  le  deuxième  Elohiste.  La  divinité  y  apparaît 
fréquemment  sous  une  forme  et  avec  des  habitudes  complètement 
humaines.  Qu'on  lise,  par  exemple,  le  chapitre  11  de  la  Genèse, 
racontant  la  création  de  l'homme,  les  entretiens  dTahvé  avec 
Adam,  les  promenades  du  Créateur  dans  le  jardin  d'Eden,  à  la  brise 
du  soir;  il  est  difficile  d'imaginer  un  anthropomorphisme  plus 
marqué.  Iahvé  va  même  (xi)  jusqu'à  descendre  du  ciel  pour  voir 
bâtir  la  tour  de  Babel.  Il  prend  familièrement  son  repas  avec 
Abraham  (xvm). 

En  dehors  du  deuxième  Elohiste  et  des  documents  dont  celui-ci 
a  pu  se  servir,  il  est  évident  que,  sur  l'antique  légende  d'Israël, 
l'Iahviste  a  eu  à  sa  disposition  des  sources  particulières,  puisque, 
on  le  peut  constater,  son  récit  diffère  en  plusieurs  endroits  de 
celui  de  l'écrivain  du  nord.  Sa  tendance  toute  particulière,  en 
certains  endroits,  à  un  anthropomorphisme  naïf,  tient  sans  doute 
à  ce  qu'il  a  possédé  des  documents  très  anciens.  On  trouve 
l'Iahviste  dans  la  Genèse,  dans  plusieurs  chapitres  de  TExode. 
Il  réapparaît  dans  une  série  de  passages  des  Nombres,  rarement 
dans  les  additions  au  Deutéronome,  mais  il  occupe  une  grande 
partie  du  livre  de  Josué.  Le  deuxième  Elohiste  n'était  guère  qu'un 
narrateur  :  l'Iahviste  a  mis  dans  son  œuvre  quelques  éléments 
de  législation.  De  date  et  d'esprit  prophétique,  ses  lois  ont  un 
caractère  général,  sans  aucune  des  minuties  du  Lévitique  et  sans 
préoccupation  du  sacerdoce  ni  de  ses  rites.  Voilà  pour  l'Iahviste, 
qui  est  du  vme  siècle  avant  notre  ère. 

Le  deuxième  Elohiste  n'est  qu'un  conteur,  et  l'Iahviste  avant 
tout  un  narrateur,  ne  joignant  au  récit  qu'une  courte  législation; 
le  premier  Elohiste,  —  celui  distingué  tout  d'abord  par  les  criti- 
ques, —  se  contente  de  fournir  les  principaux  faits,  ne  les  circons- 


22  L'ARTISTE 

tanciant  que  là  où  l'événement  sert  de  principe  ou  d'explication  à 
quelque  loi.  Ce  qu'il  a  fait  c'est  avant  tout  un  code,  non  une 
histoire.  L'auteur  insiste,  par  exemple,  sur  les  six  jours  de  la  créa- 
tion et  sur  le  repos  divin  du  septième  (Genèse,  i  et  n  commence- 
ment); mais  c'est  afin,  il  l'indique  du  reste,  de  donner  à  la  loi 
juive  du  sabbat  un  solide  fondement.  Si  le  premier  Elohiste  redit 
longuement  (Genèse,  rx)  l'entretien  d'Elohim  avec  Noé  après  le 
déluge,  c'est  à  cause  du  précepte  de  ne  point  manger  la  chair  de 
l'animal  avec  le  sang.  Elohim  a  une  conversation  avec  Abraham 
(xvn)  laquelle  sert  d'appui  à  la  loi  de  la  circoncision.  Les 
mariages  mixtes  étant  devenus  dangereux  et  prohibés  au  temps  où 
il  écrit,  le  premier  Elohiste  nous  montre  Rebecca  dégoûtée  de  la 
vie  et  demandant  à  Isaac  d'envoyer  Jacob  vers  Laban  afin  que 
leur  fils  s'unisse  avec  des  femmes  de  la  race  et  non  avec  des 
filles  de  Heth  (Genèse,  27  46,  et  ss.). 

C'est  au  point  de  vue  sacerdotal  que  se  place  l'auteur  pour  tout 
juger  et  pour  composer  son  récit.  Aussi  les  prescriptions  qui  s'atta- 
chent à  son  œuvre,  celles  du  Lévitique  par  exemple,  ont-elles  sou- 
vent une  apparence  de  rituel  et  concernent-elles  le  culte.  Nous 
sommes  loin  du  caractère  général,  et  l'on  peut  dire  humain,  de 
l'Iahviste.  Presque  tout,  dans  le  premier  Elohiste,  a  pour  objet  de 
régler  un  détail,  le  cérémonial  du  temple  et  les  fonctions  des  prê- 
tres dans  le  monde  juif. 

Cependant  tout  le  code  sacerdotal  si  complexe  est  loin  d'appar- 
tenir au  seul  Elohiste.  Il  a  été  écrit  après  le  Deutéronome  ren- 
fermant la  loi  morale  essentielle,  mais  comprend  une  foule  de 
recueils  et  qui  ne  sont  pas  de  la  même  époque.  Là,  aucun  plan, 
des  lois  superposées  les  unes  aux  autres  et  qui  se  répètent,  quel- 
quefois se  contredisent  comme  les  faits  de  la  Genèse.  Ainsi, 
d'après  les  Nombres  (iv)  les  lévites  exercent  leurs  fonctions  dès 
l'âge  de  trente  ans  jusqu'à  cinquante  ans;  au  ch.  vu,  c'est  de  vingt- 
cinq  à  cinquante  ans. 

Au  moins  le  code  sacerdotal,  dont  la  rédaction  a  été  com- 
mencée par  le  premier  Elohiste,  se  trouvait-il  achevé  lors  de  la 
captivité  de  Babel,  au  vie  siècle  ?  Non,  sûrement.  Et  sur  quoi  nous 
appuyons-nous  pour  en  juger  ?  Sur  un  document  très  ferme,  sur 
la  législation  comprise  dans  l'œuvre  du  prophète  de  race  sacer- 
dotale, qui  vivait  au  commencement  de  la  captivité  et  fut  déporté 
lui-même  en  Assyrie.  Il  nous  fournit  un  sûr  critérium  pour  recon- 


LA  GENÈSE   ET   L'ORIENTALISME  23 

naître  la  date  avant  laquelle  certaines  lois  n'ont  pu  exister.  Eh 
bien,  dans  tous  les  détails  qu'il  donne  sur  les  prêtres  et  sur  les 
lévites,  entre  lesquels  il  distingue,  —  ce  qu'on  ne  faisait  pas  aux 
époques  antérieures,  —  Ezéchiel  ne  mentionne  pas  le  grand- 
prêtre  ;  et  il  ignore  l'existence  du  pontificat.  Le  code  sacerdotal 
du  Pentateuque  sépare,  comme  Ezéchiel,  les  prêtres  et  les  lévites, 
mais  place  à  leur  tête  un  prêtre  souverain  (Lévit.,  xxi,  10).  Or, 
cela  ne  peut  avoir  été  écrit  que  pendant  ou  après  la  captivité, 
c'est-à-dire  au  vc  siècle.  C'est  un  pas  de  plus  accompli  dans  la 
constitution  de  la  hiérarchie.  Ezéchiel,  de  caste  sacerdotale,  énu- 
mère  avec  soin  les  redevances  dues  aux  prêtres  et  aux  lévites,  mais 
sans  noter  la  principale,  c'est-à-dire  les  dîmes.  Soyez  donc  assurés 
que  les  dîmes  n'existaient  pas  au  temps  d'Ezéchiel.  Or,  on  les  voit 
parfaitement  ajoutées  aux  autres  impôts  religieux  dans  le  code 
sacerdotal  (Nombres,  xvm,  21).  Anciennement,  et  on  le  constate 
dans  l'antique  Deutéronome,  on  ne  connaissait,  en  Israël,  que 
trois  fêtes  :  Pâques,  la  fête  des  Semaines,  la  fêtes  des  Huttes. 
Ezéchiel  en  énumère  davantage,  mais  sans  mentionner  Kippour, 
fête  de  l'expiation,  laquelle  tiendra  une  si  grande  place  dans  la 
vie  religieuse  d'Israël.  Or,  le  Lévitique  (xvi)  trace,  avec  une  par- 
ticulière minutie,  les  rites  de  Kippour.  D'après  Ezéchiel  (xlv),  la 
fêtes  des  Huttes  ne  durait  que  sept  jours.  D'après  le  Lévitique 
(xni),  on  la  doit  célébrer  pendant  huit  jours,  ce  qui  se  pratiqua 
pour  la  première  fois  après  l'exil,  au  milieu  du  Ve  siècle  (Nohémie, 
vin).  Ces  quelques  faits  prouvent  surabondamment  qu'une  grande 
partie  du  code  sacerdotal  dans  le  Pentateuque  ne  saurait  être 
placée  qu'après   l'exil. 

Du  moins,  le  code  a-t-il  été  définitivement  clos  du  vivant  même 
d'Esdras,  aussitôt  après  le  retour  de  Babel,  vers  le  milieu  du 
Ve  siècle  avant  notre  ère  ?  Non,  pas  encore  à  cette  date.  Nous 
avons  là  des  critères  aussi  fermes  que  le  livre  d'Ezéchiel,  c'est-à- 
dire  les  livres  d'Esdras  et  de  Nohémie,  et  les  passages  des 
Chroniques  concernant  l'histoire  de  ces  deux  personnages.  Les  livres 
d'Esdras  et  de  Nohémie  ne  sont  guère  que  de  la  fin  de  l'époque 
persane  ou  du  commencement  de  l'époque  grecque  (340  ou  33o 
avant  notre  ère).  Au  chapitre  x  de  Nohémie,  on  voit  que  les  Hébreux 
s'imposent  volontairement,  pour  le  service  du  temple,  le  don 
annuel  d'un  tiers  de  sicle  par  personne.  Ils  ne  connaissaient  donc 
pas  la  prescription  de  l'Exode  (xxxin,  i3)  fixant  cette  redevance  à 


24  L'ARTISTE 

un  dcmi-sicle.  Ainsi  la  règle  du  dcmi-siclc  de  capitation  pour  le 
temple  a  été  introduite  après  l'année  444,  et  continua  de  subsister 
comme  en  témoigne  le  livre  n  des  Chroniques  (xxiv,  69). 

Les  livres  des  Rois,  et  Ezéchiel  ne  connaissaient  qu'un  holo- 
causte, celui  du  matin  (Histoire  d'Achar^  11;  Rois,  xvi,  i5); 
Ezéchiel  (xlvi),  Esdras  (v)'  et  Xohémie  (x,  34),  sont  dans  le  même 
cas,  tandis  que  l'Exode  (xxix,  38)  et  les  Nombres  (xxvm,  3o) 
prescrivent  la  double  immolation,  celle  du  matin  et  celle  du  soir, 
qui  se  pratiquera  dans  la  suite  des  temps  au  temple  de  Jérusalem 
Ainsi  le  code  sacerdotal,  épars  dans  les  Nombres  et  l'Exode  et 
remplissant  le  Lévitique,  n'a  guère  pu  être  formé  que  dans  le  IVe 
siècle  avant  notre  ère.  Voilà  donc  la  date  des  trois  documents  : 
deuxième  Elohiste,  Iahviste,  premier  Elohiste  et  code  sacerdotal 
joint  à  sa  narration. 

Les  faits  que  j'ai  apportés  sont  précis,  inéluctables.  Je  comprends 
parfaitement  la  crainte  professée  par  quelques-uns  pour  ce  qu'ils 
appellent  les  preuves  intrinsèques.  C'est  que  ces  preuves  sont 
accablantes.  Combien  nous  sommes  loin  de  l'opinion  qui  ne  voit 
qu'un  bloc  dans  le  Pentateuquc,  et  un  bloc  qui  aurait  surgi  au 
xive  siècle  avant  notre  ère,  tout-à-coup,  d'un  seul  jet,  et  qui  serait 
contempotain  de  Moïse.  Il  y  a  eu  ici  un  travail  lent,  continu  et 
qui,  surtout  pour  le  code  sacerdotal,  a  duré  des  siècles.  Ce  sont 
presque  des  grains  de  sable,  des  grains  de  terre  qui  sont  venus' 
s'ajouter  les  uns  aux  autres,  successivement,  péniblement.  Le 
Pentateuquc  s'est  formé  comme  ces  îles  de  Touraine  au  milieu 
de  la  large  Loire.  L'amas  et  la  cohésion  en  ont  été  longs  à  se 
produire,  ce  qui  ne  rend  pas  l'œuvre  moins  belle,  ce  qui  ne  l'em- 
pêche pas  de  porter  les  récits  les  plus  ravissants,  les  frondaisons 
les  plus  charmantes,  dans  lesquelles  chantent  les  oiseaux  du  ciel, 
les  légendes  et  les  mythes  de  la  jeune  humanité.  Dieu,  c'est-à-dire 
l'Idéal,  se  promène  encore  là  comme  aux  jours  anciens,  au  temps 
de  la  jeunesse  du  monde.  Nous  autres  qui  sommes  au  soir,  non 
pas  dans  un  de  ces  soirs  lumineux  d'Orient,  plus  séduisants  que 
le  jour  même,  mais  dans  un  de  ces  soirs  embrumés  et  tristes, 
où  l'homme  perd  toute  espérance,  n'avons-nous  pas  besoin  de 
nous  réfugier  un  peu  par  la  pensée  dans  ces  heures  naïves,  pleines 
de  rêves  et  de  visions,  où  l'on  voyait  Iahvé  ou  Elohim  s'entre- 
tenant   avec  l'homme    et  se  promenant   sur   la   terre   à   la   brise 


LA   GENESE   ET   L'ORIENTALISME 


25 


du  soir?  Nos  études  orientales,  nos  études  bibliques  nous  donnent 
cette  illusion  et  nous  font  vivre  dans  un  peu  d'idéal.  N'y  aurait-il 
que  ce  résultat,  cela  vaudrait  la  peine  de  les  entreprendre  et  de 
venir  ici  se  nourrir  de  choses  célestes,  d'apparitions  surnaturelles, 
contre  les  réalités  et  les  mauvais  songes  qui  nous  heurtent  et 
nous  blessent  à  chaque  pas,  dans  le  monde  plein  d'égoïsmes  et  de 
luttes  mesquines,  où  l'on  marche  à  tâtons  et  si  péniblement. 

E.  LEDRAIN. 


UN  CRUCIFIX  DE  VEIT  STOSS 


A   L  HOPITAL  DU    SAINT-ESPRIT,   A    NUREMBERG 


u  centre  de  la  ville  de  Nuremberg, 
à  une  égale  distance  de  Saint- 
Sébald  et  de  Saint -Laurent,  se 
trouve  l'Hôpital  du  Saint-Esprit, 
bâti  en  partie  sur  la  Pegnitz  et  en 
partie  sur  la  terre  ferme.  C'est  une 
vieille  construction  un  peu  déla- 
brée ;  la  façade  n'a  rien  de  remar- 
quable, mais  la  cour  intérieure, 
avec  ses  grands  balcons  en  bois  et 
sa  vieille  fontaine,  est  assez  pitto- 
vr^^^mfflv  <S^^J:X^  resque.  Au  premier  étage,  dans 
(J  ©        *t^*  &  une  vaste  pièce  ouverte  d'un  côté, 

et  qui  sert  à  la  fois  de  lingerie  et  de  promenoir,  un  grand  cru- 
cifix '  est  dressé  contre  la  muraille  :  c'est  une  des  œuvres  les 
moins  connues  de  Veit  Stoss,  et  pourtant,  l'une  des  plus  intéres- 
santes. 

Le  Christ  mort  est  étendu  sur  la  croix,  la  tête  inclinée  sur  le 
côté  droit  de  la  poitrine.  Les  yeux  éteints,  la  bouche  entr'ouverte, 
les  traits  contractés,  donnent  au  visage  une  expression  de  douleur 
saisissante.  Une  large  couronne  d'épines  est  serrée  autour  de  la 
tête.  De  chaque  côté  de  la  figure  pendent  deux  grosses  boucles  de 
cheveux,  qui  la  noient  dans  l'ombre  et  achèvent  de  lui  donner  un 


1  Ce  crucifix  doit  être,  comme  la  plupart  des  œuvres  de  Veit  Stoss,  en  bois  de  tilleul  ; 
nuis  il  est,  malheureusement,  recouvert  d'une  couche  épaisse  de  peinture  noire. 


UN  CRUCIFIX  DE  VEIT  STOSS 


27 


air  de  désolation  inexprimable.  Les  mains,  crispées  par  l'agonie, 
sont  fixées  à  la  croix  par  d'énormes  clous  qui  ont  fait  saillir  les 
tendons  et  les  nerfs.  Sans  doute,  la  poitrine  est  traitée  d'une 
manière  un  peu  sommaire;  mais,  dans  les  jambes  raidies  par  la 
mort,  dans  les  pieds  décharnés  et  croisés  l'un  sur  l'autre,  le  sculpteur 
a  montré  une  science  anatomique  remarquable.  Quant  à  la  dra- 
perie  qui  entoure  les  reins,   elle  est  nouée  avec  une  hardiesse, 


traitée  avec  une  liberté  et  une  précision  vraiment  extraordinaires. 
Rarement  le  réalisme  a  été  poussé  aussi  loin,  et  il  est  peu  d'eeuvres 
d'art  qui  rendent  avec  autant  de  puissance  ce  que  la  douleur  et  la 
mort  ont  de  plus  poignant  et  de  plus  terrible.  Cependant,  jusqu'à 
ces  dernières  années,  ce  crucifix  n'avait  été  signalé  par  personne; 
M.  Bode,  le  premier,  lui  a  consacré  quelques  lignes  dans  son  His- 
toire de  la  Sculpture  allemande,  et  a  montré  quel  intérêt  il  présente. 
Ce  crucifix  a  toujours  été  regardé  comme  une  œuvre  de  Veit 


28  L'ARTISTE 

Stoss,  et  cette  attribution  est  acceptée  par  tous  les  savants  alle- 
mands, qui  la  considèrent  avec  raison  comme  indiscutable. 

A  quelle  époque  et  dans  quelles  circonstances  ce  crucifix  est-il 
devenu  la  propriété  de  l'Hôpital  du  Saint-Esprit?  On  l'ignore  abso- 
lument. Nous  possédons  d'ailleurs  peu  de  documents  relatifs 
aux  œuvres  de  Vcit  Stoss;  le  plus  important  est  le  passage  que 
Neudorfer"  a  consacré  au  célèbre  sculpteur  dans  ses  Renseignements 
sur  les  Artistes  de  Nuremberg,  écrits  en  1 547;  mais  nous  allons  voir, 
malheureusement,  que  le  Crucifix  de  l'Hôpital  n'y  est  pas  men- 
tionné : 

«  Ce  Veit  Stoss  n'a  pas  été  seulement  un  sculpteur,  mais  a  fait 
œuvre  de  dessinateur,  de  graveur  sur  cuivre  et  de  peintre;  il  devint 
aveugle  vers  la  fin  de  sa  vie  et  atteignit  l'âge  de  93  ans.  Il  s'abste- 
nait de  boire  du  vin,  et  menait  une  vie  très  rangée.  On  trouve 
beaucoup  d'œuvres  de  lui  dans  le  royaume  de  Pologne.  Il  sculpta 
pour  le  roi  de  Portugal  Adam  et  Eve,  de  grandeur  naturelle,  en 
bois  peint,  d'une  telle  taille  et  d'une  telle  expression  que  chacun 
en  était  effrayé,  comme  s'ils  eussent  été  vivants.  Les  héritiers  de 
Christophe  Coler  (qui  fut  un  amateur  d'art  et  un  artiste)  pos- 
sèdent un  petit  Dieu  étendu,  ou  crucifix,  long  d'un  peu  plus  d'une 
palme  environ,  qu'il  avait  acheté  jadis  40  fi.,  et  qui  montre  quelle 
fut  l'habileté  de  ce  Stoss.  Il  exécuta  le  crucifix  qui  est  à  Saint- 
Sébald,  l'autel  dans  le  chœur  de  Notre-Dame,  un  autre  chez  les 
Frères  de  Notre-Dame,  item  la  belle  salutation  angélique  qui  est 
suspendue  dans  le  chœur  de  Saint-Laurent.  Il  m'a  montré  lui- 
même  toute  une  carte  (?)  qu'il  avait  faite  avec  les  montagnes  en 
relief  et  les  rivières  en  creux,  ainsi  que  les  villes  et  les  forêts.  » 

Puisque  le  crucifix  de  l'Hôpital  n'est  pas  signalé  dans  la  courte 
notice  de  Neudorfer,  nous  devons  chercher  s'il  ne  serait  pas  men- 
tionné dans  quelque  autre  texte  ancien.  Or,  M.  le  Dr  Lochner  a 
publié,  à  la  suite  de  l'ouvrage  de  Neudorfer,  une  série  d'actes  rela- 
tifs à  Veit  Stoss,  qui  sont  conservés  aux  archives  de  la  ville  de 
Nuremberg-.    Parmi  ceux  qui  se  rapportent  à   la  succession  de 

1  Des  Johann  Neudorfer  Schreib-und-rechenmeisters  zù  Nùrnberg,  Nachrichten  von 
Kùnstlern  und  Werkleùten  daselbst,  aus  dem  Jahre  1 547  ;  licrausgegeben  von  Dr  G.  W.  K. 
Lochner,  Stadtarchivar  zù  Nùrnberg.  (Dans  la  collection  des  Quellenschriften  fur  Kùnst- 
gcschiclue,  etc,  Wien,  187?.)  —  Voir  aussi  les  travaux  de  MM.  Bergau,  Holland,  Baader 
et  Bode. 

*  Ils  nous  donnent  des  détails  très  curieux  sur  la  vie  de  Veit  Stoss  :  il  fut  condamné  à 
mort  pour  faux  en  écritures,  mais  obtint  sa  grâce,  eu  égard  à  son  talent,  et  fut  seulement 


UN  CRUCIFIX  DE  VEIT  STOSS 


29 


l'artiste,  il  en  est  qui  présentent  un  intérêt  tout  particulier  :  ils 
mentionnent,  en  effet,  un  certain  nombre  de  sculptures  qui  res- 
taient dans  l'atelier  du  maître,  à  la  mort  de  celui-ci.  Au  mois  de 
février  1 534,  un  certain  Hans  Plattner,  bourgeois  de  Cracovie, 
réclame  une  part  de  l'héritage  de  Veit  Stoss,  au  nom  de  sa  femme, 
qui  est  l'une  des  héritières  légitimes  du  sculpteur;  il  touche,  en 
effet,  une  partie  de  la  somme  produite  par  la  vente  de  divers  biens 
laissés  par  Veit  Stoss;  mais  dans  cette  vente  ont  été  exceptées,  dit 
l'acte,  diverses  sculptures  :  «  Adam  et  Eve,  aussi  une  vieille  femme 
et  un  enfant  qui  dansent,  et  un  grand  crucifix.  »  Ces  sculptures, 
ainsi  qu'une  maison,  furent  vendues  à  part,  et  les  héritiers  se  par- 
tagèrent dans  certaines  conditions  la  somme  produite;  la  vente 
eut  lieu  au  mois  de  mars  1 534,  et  nous  voyons  qu'Ursule,  femme 
de  Sébald  Gar,  reçut  pour  sa  part  12  fl.,  20  pfn. 

Ainsi,  un  an  après  la  mort  de  Veit  Stoss,  on  vend,  avec  d'autres 
sculptures  en  bois  exécutées  par  lui,  un  grand  crucifix.  Il  est  per- 
mis de  supposer  que  ce  doit  être  là  une  des  dernières  œuvres  du 
maître,  car  sa  renommée  était  si  grande  qu'il  ne  devait  pas  garder 
très  longtemps  dans  son  atelier,  une  fois  achevées,  des  œuvres 
importantes. 

Or,  on  connaît  deux  crucifix  qui  répondent  à  ces  conditions  : 
l'un  orne  le  maître-autel  de  l'église  Saint-Laurent;  quant  à  l'autre, 
c'est  celui  de  l'Hôpital  du  Saint-Esprit1.  Tous  deux,  commç  l'a 
remarqué  M.  Bode,  semblent  être  de  la  même  époque  que  celui 
de  l'église  Saint-Sébald,  qui  a  été  exécuté  en  i52Ô;  ils  doivent 
être  rangés,  par  conséquent,  parmi  les  dernières  œuvres  de  Veit 
Stoss. 

Pouvons-nous  savoir  quel  est,  de  ces  deux  crucifix,  celui  qui  fut 
vendu  en  1 534  ?  c'est  presque  impossible.  Les  actes  nous  appren- 
nent seulement  qu'on  a  vendu  un  grand  crucifix  ;  or,  celui  de 
Saint-Laurent  répond  à  cette  description  sommaire  aussi  bien  que 
celui  de  l'Hôpital.  Voici  en  effet  leurs  dimenssion  : 


marqué  par  la  main  du  bourreau.  Plus  tard,  même,  il  obtint  de  l'empereur  Maximilien  des 
lettres  de  réhabilitation.  Quand  il  mourut,  en  1 533,  il  laissait  plusieurs  enfants,  dont  les 
uns  étaient  établis  à  Cracovie  (où  il  avait  vécu  pendant  dix-neuf  ans,  de  1477  a  1496)  et 
les  autres  à  Nuremberg;  sa  succession  fut  assez  difficile  à  régler. 

1  Je  tiens  à  adresser  ici  mes  remerciements  les  plus  sincères  à  M.  le  Dr  Théodore 
Hampe,  attaché  au  Musée  Germanique,  qui  m'a  envoyé,  avec  la  plus  grande  amabilité, 
des  renseignements  sur  ces  deux  crucifix. 


3o  L'ARTISTE 

Crucifix  de  Saint -Laurent1 

Hauteur  totale  de  la  croix 3m3o 

Longueur  totale  des  bras  de  la  croix im98 

Longueur  du  corps  du  Christ 2mi7 

Développement  total  des  bras  (de  l'extrémité  d'une  main 

à  l'extrémité  de  l'autre) i  "'70 

Crucifix  de  l'Hôpital 

Hauteur  totale  de  la  croix 4m685 

Longueur  totale  des  bras  de  la  croix 2m25 

Longueur  du  corps  du  Christ 2m045 

Développement  total  des  bras im97 

Ce  n'est  donc  pas  en  comparant  les  dimensions  de  ces  deux 
crucifix  que  l'on  peut  découvrir  celui  d'entre  eux  auquel  se  rap- 
porte l'acte  de  1 534. 

L'examen  attentif  des  deux  œuvres  ne  nous  apprend  également 
rien  sur  ce  point.  On  remarque,  il  est  vrai,  dans  le  crucifix  de 
l'Hôpital,  que  la  poitrine  est  d'un  travail  bien  moins  fini  que  le 
reste  du  corps;  mais  il  ne  faudrait  point  partir  de  là  pour  supposer 
que  nous  sommes  en  présence  d'une  œuvre  inachevée,  que 
l'artiste  n'aurait  pas  voulu  laisser  sortir  de  son  atelier  avant  de 
l'avoir  complètement  terminée,  et  qui  aurait  été  vendue  telle 
quelle  après  sa  mort.  Il  est  plus  naturel  de  croire  que  Veit  Stoss 
a  traité  la  poitrine  d'une  manière  très  large  et  très  simple  afin  de 
mieux  faire  ressortir  la  tête,  dont  le  travail  est  très  poussé.  Par 
conséquent,  il  faut  avouer  qu'il  est  impossible  d'identifier  le 
grand  crucifix  vendu  en  1 534,  solt  avec  cemi  de  l'Hôpital  du 
Saint-Esprit,  soit  avec  celui  de  Saint-Laurent. 

Il  est  regrettable  de  ne  pas  connaître  l'histoire  du  crucifix  de 
l'Hôpital  ;  c'est,  en  effet,  un  des  chefs-d'œuvre  de  Veit  Stoss.  On 
peut  même,  sans  être  taxé  d'exagération,  dire,  avec  M.  Bode,  que 
c'est  un  des  ouvrages  les  plus  remarquables  qu'ait  produits  la 
sculpture  allemande. 

IEAN-I.  MARQUET  DE  VASSELOT. 


1  Les  dimensions  horizontales  ne  sont  pas  rigoureusement  exactes;  il  est  très  difficile,  en 
effet,  île  mesurer  les  bras  de  ce  crucifix,  ù  cause  de  la  manière  dont  la  croix  est  fixée  sur 
l'autel;  mais  l'erreur,  s'il  y  en  a  une,  ne  doit  pas  dépasser  cinq  centimètres. 


CARRENO,  PORTRAITISTE 


uoi  qu'on  ait  pu  dire  sur  la  décadence 
de  la  famille  de  Charles -Quint,  son 
arrière-petit-fils,  Philippe  IV,  avec  le 
front  élevé,  le  regard  franc,  la  fière 
attitude  que  nous  montrent  ses  divers 
portraits,  nous  apparaît  bien  comme 
le  représentant  de  cette  noble  maison 
d'Autriche  dont  l'astre,  un  instant, 
éclaira  le  monde.  Il  sut  demeurer  roi 
au  milieu  de  revers  incessants  et  maintenir  dans  tout  son  prestige 
la  dignité  souveraine  après  la  perte  des  plus  beaux  fleurons  de  sa 
couronne,  ce  prince  d'allure  aristocratique,  de  visage  impassible,  et 
qui,  paraît-il,  ne  souriait  jamais.  Ses  portraits  en  font  foi.  Ils  ne 
sont  pas  rares  d'ailleurs.  Eugenio  Cajes,  Vicente  Carducho,  Angelo 
Nardi,  Pareja,  l'affranchi  de  Velasquez,  et  surtout  Velasquez  lui- 
même,  l'ont  très  fréquemment  portraicturé.  Même  à  partir  de  i663, 
tous  les  portraits  du  souverain  sont  de  la  main  de  Velasquez  qui 
avait  obtenu  de  lui  le  privilège  exclusif  de  reproduire  ses  traits. 
Deux  seules  exceptions  furent  faites  à  cette  règle  :  l'une  en  faveur 
de    G.   de   Crayer,    l'autre   en   faveur  de    Rubens  '.   Tous    nous 


1  Un  admirable  portrait  Je  Philippe  IV,  par  Rubens,  fait  aujourd'hui  partie  du  cabinet 
d'un  amateur  rouennais,  collectionneur  au  goût  fin  et  délicat,  M.  Gaston  Le  Breton. 


32  L'ARTISTE 

montrent  Philippe  IV  dans  sa  jeunesse  ou  au  moins  dans  la  fleur 
de  l'âge.  Ce  qui  est  beaucoup  moins  commun,  ce  sont  les  portraits 
du  souverain  arrivé  au  seuil  de  la  vieillesse.  Velasquez  étant  mort 
avant  lui  n'a  pu  le  représenter  dans  les  dernières  années  de  sa  vie. 
Nous  ne  connaissons  qu'un  portrait  de  Philippe  IV  à  un  âge  assez 
avancé.  C'est  une  oeuvre  de  Carreno,  qui  faisait  partie,  il  y  a  déjà 
quelque  vingt  ans,  de  la  galerie  de  l'Infant  d'Espagne,  Don  Sébas- 
tien de  Bourbon  et  de  Bragance,  oncle  de  la  reine  Isabelle.  Que 
sont  devenues  les  merveilles  d'art  inestimables  que  renfermait  cette 
collection  à  la  mort  du  prince  survenue  à  Pau  où  il  s'était  réfugié 
lors  de  la  révolution  qui  l'avait  chassé  d'Espagne,  en  faisant  perdre 
le  trône  à  sa  nièce  ?  Nous  l'ignorons,  mais  nous  craignons  fort 
qu'elles  n'aient  été  dispersées  aux  quatre  coins  du  monde. 

Dans  ce  portrait  de  Carreno,  Philippe  IV  est  représenté  en  buste 
de  grandeur  naturelle,  nu  tête,  la  moustache  relevée  en  crocs  et 
les  cheveux  tombant  sur  la  fraise  blanche  empesée.  Il  est  vêtu 
du  costume  brun  qu'il  portait  ordinairement  avec  le  collier  de  la 
Toison  d'or  retombant  sur  la  poitrine;  pour  fond,  un  rideau  de 
couleur  sombre,  à  larges  plis  à  peine  indiqués.  Si,  de  près,  l'exécu- 
tion sommaire  de  cette  toile,  particulièrement  des  cheveux  et  de 
la  moustache,  martelés  par  larges  plans,  si  les  coups  de  brosse 
sabrés  à  travers  le  visage  aussi  bien  que  l'empâtement  de  certaines 
parties  démontrent  bien  une  ébauche  assez  heurtée,  vue  d'un  peu 
loin,  tout  change,  la  tête  se  modèle  puissamment,  vit,  sort  du  cadre. 
Certes,  ce  n'est  plus  là  le  souverain  dans  la  force  de  l'âge,  qu'a 
rendu  Velasquez,  mais  presque  un  vieillard  au  large  front  bossue, 
aux  lourdes  paupières  tombantes,  au  nez  fortement  aquilin,  au 
menton  violemment  accentué.  La  moustache  est  néanmoins  restée 
fière  et  relevée,  les  cheveux  blonds,  ondulés,  retombent  comme 
jadis  sur  le  col  blanc  empesé,  qui  emprisonne  le  cou.  De  cet 
ensemble  ressort  toujours  ce  type  bien  connu,  mais  alourdi,  tant 
soit  peu  vieilli,  qui,  malgré  les  revers  et  les  chagrins,  reste  grand 
dans  sa  noblesse  triste  et  fière,  et  semble  planer  au-dessus  des 
mesquineries  et  des  petitesses  de  son  temps. 

Il  ne  faudrait  pas  croire  que  le  sentiment  personnel,  l'allure 
indépendante  fissent  défaut  à  Carreno  et  ne  voir  en  lui  qu'un 
simple  imitateur  de  Velasquez.  D'ailleurs,  ce  portrait  serait  là  pour 
prouver  que,  si  notre  peintre  a  eu  la  docilité  d'esprit  et  la  respec- 
tueuse soumission  d'un  élève  auprès  du  chef  incontesté  de  l'école 


L'ARTISTE 


CARRENO  PORTRAITISTE  33 

nationale,  les  règles  et  les  traditions  des  écoles  étrangères  ne  furent 
point  non  avenues  et  ne  restèrent  pas  lettre-morte  pour  lui  ;  témoin 
son  admiration  pour  le  Flamand  Van  Dyck  dont  l'influence  sur 
lui  mérite  d'être  soigneusement  notée.  N'oublions  pas  non  plus 
que,  dans  l'école  espagnole,  où  les  brillants  exécutants  ne  sont 
cependant  pas  rares,  il  est  un  des  peintres  dont  les  études  pra- 
tiques furent  les  plus  fortes  et  les  plus  complètes.  Qu'il  nous 
suffise,  —  à  côté  des  nombreuses  copies  qu'il  exécuta  d'après 
Velasquez  et  qui,  pendant  longtemps,  passèrent  pour  des  œuvres 
originales  de  ce  dernier,  —  de  rappeler,  dans  un  tout  autre  genre, 
cette  superbe  reproduction  du  Spasimo  de  Raphaël,  de  la  même 
dimension  que  le  tableau  original,  du  musée  du  Prado. 

La  qualité  primordiale  de  Carreno  est  cette  application  à  imiter 
son  modèle,  qui  atteint  souvent  l'énergie  la  plus  absolue,  l'expres- 
sion la  plus  complète.  Chez  lui,  comme  chez  Velasquez,  auquel 
il  faut  sans  cesse  revenir,  nul  sous-entendu,  nulle  compromission. 
Il  peint  ce  qu'il  voit,  tel  qu'il  le  voit,  se  gardant  des  colorations 
bruyantes,  épris  des  valeurs  neutres.  Sa  technique,  quoique  faite 
d'harmonies  grises  et  de  rapports  de  teintes  rompues,  reste  tou- 
jours solide  et  ferme.  Velasquez  mis  à  part,  —  et  encore  aujour- 
d'hui combien  de  toiles  de  Carreno  ne  prend-on  pas'  pour  des 
Velasquez  !  —  nul  ne  peut  lui  disputer  le  premier  rang  parmi  les 
portraitistes  de  l'école  espagnole.  Chez  lui  se  sent,  non-seulement, 
nous  l'avons  déjà  noté,  l'influence  de  Van  Dyck,  mais  aussi  celle 
du  Titien,  avec  cette  franchise  de  touche  et  ce  merveilleux  sen- 
timent de  la  réalité  qui  lui  sont  propres  et  font  de  lui  un  des 
meilleurs  interprètes  de  la  figure  humaine.  Peu  d'œuvres  en  ce 
genre  peuvent  être  mises  en  parallèle  avec  ses  portraits  de  Marie- 
Anne  d'Autriche,  seconde  femme  de  Philippe  II  et  mère  de 
Charles  II,  —  dont  l'un  en  costume  de  veuve  se  voit  au  musée 
de  Madrid,  —  et  avec  le  portrait  en  pied  de  Charles  II  enfant,  éga- 
lement au  musée  de  Madrid.  De  ce  dernier,  il  existait  jadis  une 
répétition  dans  cette  galerie  de  l'Infant  Don  Sébastien  dont  nous 
déplorions  tout  à  l'heure  la  dispersion  probable.  Les  autres  portraits 
de  Carreno  ne  sont  guère  inférieurs  à  ceux-ci.  Notons,  dans  ce 
nombre,  ceux  de  Don  Fernando  Valenzuela,  le  cavalier  servant  de  la 
reine-mère,  de  Pierre  Iwanowitz  Potemkin,  envoyé  du  tsar  de  Mos- 
covie,  Foedor  II,  auprès  de  Charles  II,  qui  est,  certes,  avec  son  riche 
et  exotique  costume,  sa  tête  étrange  à  longue  barbe,  une  œuvre 

1894.  —  L'ARTISTE.  —  NOUVELLE  PÉRIODE  :  T.  VII.  3 


34  L'ARTISTE 

aussi  exquise  qu'originale,  enfin  celui  de  Don  Juan  d'Autriche, 
fils  naturel  de  Philippe  IV,  tous  au  musée  de  Madrid. 

Dans  cette  école  espagnole  qui  semble  avoir  eu  un  goût  inné 
du  trivial  auquel  aucun  de  ses  peintres  n'a  pour  ainsi  dire  échappé 
et  qui  montra  une  sorte  de  prédilection  pour  la  représentation  de 
la  difformité  et  de  la  laideur,  personne  mieux  que  Carreno,  si  ce 
n'est  le  grand  Velasquez,  n'a  rendu,  avec  une  telle  intensité  de 
vie,  une  plus  parfaite  exactitude,  une  aussi  complète  puissance 
d'expression,  ces  masques  parfois  étrangement  narquois,  plus 
souvent  hébétés,  de  nains,  de  bouffons  ou  de  grotesques.  Sa 
pénétration  à  exprimer  l'imbécillité  de  ces  cerveaux  vides  ou  à 
demi  inconscients  est  véritablement  extraordinaire.  Représenter 
une  naine,  encore  presque  enfant,  hideuse,  trappue,  d'un  embon- 
point répugnant,  ne  l'effraye  en  aucune  façon,  et  il  emploie  toutes 
les  ressources  de  sa  palette  à  la  peindre  revêtue  d'un  costume  des 
plus  riches,  agrémenté  de  gances  et  de  galons  d'or  et  d'argent, 
telle  là-bas,  Ira  los  montes,  on  montre  une  sainte  dans  une  niche 
d'église.  Il  va  plus  loin  :  il  nous  la  peint  ensuite,  tous  ces  oripeaux 
à  bas,  nue,  complètement  nue,  avec  son  ventre  proéminent,  ses 
bras  trop  courts,  ses  énormes  cuisses  boudinées,  ses  jambes 
arquées,  se*s  genoux  cagneux  et  ses  pieds  en  dedans.  Et  c'est  de 
grandeur  naturelle  qu'il  s'est  plu  à  exécuter  ces  deux  toiles  ! 
Servie io  del  Rey,  voilà  qui  lui  servirait  d'excuse  s'il  en  était  besoin. 
Heureusement,  il  n'en  est  rien  :  Carreno  a  déployé  là  un  tel  talent, 
une  telle  vigueur,  que  l'admiration  prédomine  et  que  tout  le  reste 
disparaît.  De  ces  deux  toiles,  l'une,  la  naine  habillée,  figure  aujour- 
d'hui au  musée  de  Madrid  ;  l'autre,  la  naine  nue,  après  avoir  fait 
partie  de  la  collection  royale  jusqu'au  commencement  de  ce  siècle, 
fut  donnée  alors  par  Ferdinand  VII  à  son  peintre  de  la  Chambre, 
Don  Juan  Galvcz,  et  cédée  plus  tard  par  celui-ci  à  l'Infant  Don 
Sébastien  dans  la  galerie  duquel  nous  l'avons  longuement  étudiée. 
Ce  ne  sont  pas  là  les  seules  productions  connues,  en  ce  genre,  de 
Carreno.  Le  musée  du  Prado  possède  une  autre  toile  de  même 
espèce,  le  portrait  en  pied,  également  de  grandeur  naturelle,  d'un 
bouffon  de  la  cour  de  Charles  II,  Francisco  Bazan,  qui  ne  le  cède 
en  rien  comme  valeur  aux  deux  précédents. 

Mais,  arrivons  à  la  vie  de  notre  peintre.  Don  Juan  Carreno  de 
Miranda  naquit  à  Avilès,  dans  les  Asturies,  le  25  mars  1614,  d'une 
famille  noble  qui  jouissait  du   privilège  aussi  envié  qu'original, 


CARRENO  PORTRAITISTE 


35 


octroyé  par  Don  Sanche  IV  de  Castille  à  un  de  ses  membres, 
Garci  Fernandez  Carreno,  de  recevoir  .tous  les  ans  le  vêtement 
que  portait  le  Roi  le  jour  du  Jeudi-Saint.  Son  père,  Don  Juan 
Carreno  de  Miranda  était  alcade  des  hidalgos  d'Ayilès,  et  sa  mère 
Dona  Catalina  Fernandez  appartenait  à  la  noble  famille  des  Ber- 
mudez. 

Amené  à  Madrid  en  l'année  1623  par  son  père  qui  avait  été 
appelé  dari*s  la  capitale  des  Castilles  par  un  procès,  il  montra  déjà, 
à  peine  âgé  de  neuf  ans,  un  tel  penchant  pour  le  dessin,  que, 
malgré  l'extrême  jeunesse  de  l'enfant,  son  père  se  décida  à  le 
confier  aux  soins  du  vieux  peintre  Pedro  de  Las  Cuevas.  Après 
avoir  longtemps  dessiné  sous  sa  direction,  le  jeune  Carreiio  le 
quitta  et  alla  «  apprendre  le  coloris  »  chez  Bartholomé  Roman, 
pour  nous  servir  des  propres  expressions  d'un  de  ses  biographes. 
Mais,  chose  qu'il  ne  faut  pas  négliger  de  remarquer,  sa  famille 
ne  l'avait  laissé  s'occuper  de  peinture  qu'en  manière  de  passe- 
temps,  comme  simple  amateur,  dirait-on  aujourd'hui,  et  avait 
tenu  cà  ce  qu'arrivé  à  l'âge  d'homme,  —  n'était-il  pas  hidalgo?  — 
il  fût  pourvu  d'une  de  ces  charges  alors  le  lot  et  l'apanage  des 
représentants  des  familles  nobles.  Revêtu  de  la  dignité  de  juge  et 
conseiller  pour  l'État  de  la  noblesse,  d'abord  de  sa  ville  natale  et 
plus  tard  de  Madrid,  il  n'avait  pas,  à  son  grand  regret,  le  temps  et 
la  facilité  de  se  livrer  comme  il  l'aurait  souhaité  à  son  irrésistible 
penchant  pour  la  peinture.  Heureusement  le  tout-puissant 
Velasquez,  après  avoir  vu  les  ouvrages  exécutés  par  Carreno  dans 
ses  moments  de  loisir  au  couvent  de  Dona  Maria  d'Aragon  et 
dans  l'église  du  Rosaire,  le  décida  à  abandonner  sa  charge  et  à  se 
livrer  complètement  à  l'art,  lui  démontrant,  démontrant  à  sa 
famille  qu'ainsi  il  servirait  plus  efficacement  le  Roi  et  l'État  : 
tout  n'est-il  pas  noble  dans  le  service  du  souverain  ?  De  ce  jour, 
il  ne  quitta  plus  ses  pinceaux. 

L'année  même  de  la  mort  de  Velasquez,  en  1660,  Philippe  IV 
octroya  à  Carreno  le  titre  de  peintre  du  Roi.  Onze  ans  plus  tard, 
il  fut  élevé  par  Charles  II,  qui  avait  succédé  à  son  père,  aux  dignités 
de  maréchal-des-logis  des  Palais  Royaux  et  de  peintre  de  la 
Chambre,  dont  avait  joui  avant  lui  Sébastien  de  Hcrrera  qui  à  ces 
qualités  avait  joint  encore  celles  de  maître  des  œuvres  de  la  ville 
de  Madrid  et  du  palais  de  Bucn-Retiro,  et  même  celle  de 
concierge  de  l'Escurial.  Aux  deux  .premiers  de  ces  titres  s'arrêtèrent 


36  L'ARTISTE 

les  honneurs  dont  Carreno  fut  revêtu,  et  par  sa  volonté,  car  plus 
tard,  le  roi  voulut  l'élever  à  la  dignité  de  chevalier  de  l'ordre  de 
Saint-Jacques,  mais  notre  artiste,  à  l'encontre  de  Velasquez  qui 
avait  fort  bien  accepté  cette  distinction,  refusa,  trouvant  que  la 
peinture,  et  les  peintres  par  conséquent,  n'avaient  que  faire  de 
titres  honorifiques.  Là  ne  s'arrêtèrent  cependant  pas  les  preuves 
de  la  haute  estime  en  laquelle  Charles  II  tenait  le  talent  de  son 
peintre  habituel.  Une  des  plus  curieuses  est  la  défense  édictée 
par  lui  qu'aucun  de  ses  portraits  ne  fût  copié  ou  reproduit.  Il  lui 
en  donna  encore  d'autres  preuves,  plus  palpables,  celles-ci,  en  lui 
consentant  sur  sa  cassette  particulière  une  pension  qui,  lors  de  la 
mort  de  l'artiste,  fut  fidèlement  reportée  sur  la  tête  de  sa  veuve 
Dona  Maria  de  Médina.  Chez  ce  triste  et  mélancolique  Charles  H, 
dernier  rejeton  dégénéré  de  cette  maison  d'Autriche  tombée  si 
bas  après  s'être  élevée  si  haut,  le  sens  de  l'art,  si  développé,  chez 
son  père  Philippe  IV,  était  un  héritage  de  famille,  le  seul  peut-être 
ou  à  peu  près  qui  n'eût  pas  sombré  dans  ce  naufrage  d'une  race. 

Carreno  mourut  en  septembre  i685,  âgé  de  72  ans,  à  la  Cour, 
où  son  titre  de  peintre  de  la  Chambre  lui  faisait  un  devoir  de 
demeurer.  Il  fut  enterré  dans  un  caveau  du  monastère  royal  de 
Saint-Gil.  Sa  mort  laissa  d'unanimes  regrets,  bien  justifiés,  car 
personne  ne  montra  d'aussi  grandes  et  d'aussi  sérieuses  qualités  ; 
en  outre,  chez  lui,  le  cœur  et  la  bonté  étaient  à  la  hauteur  du 
talent  et  de  l'intelligence.  Carreno  laissa  de  nombreux  élèves 
parmi  lesquels  il  faut  citer  Cabezalero,  Donoso,  Ledesma, 
Sotomayor,  mais,  avant  tout  autre,  Mateo  Cerezo,  coloriste  fin  et 
subtil,  qui  comme  son  maître  semble  avoir  subi  l'influence  de 
Van  Dyck  et  dont  la  peinture  douce  et  harmonieuse,  sans  heurt 
ni  fracas,  est  presque  une  exception  dans  l'École  espagnole. 

Parmi  les  nombreuses  compositions  exécutées  par  Carreno  et 
dont  nous  n'avons  pas  parlé,  il  est  juste  de  citer:  dans  la  cathé- 
drale de  Tolède,  la  fresque  de  la  coupole,  peinte  en  collaboration 
avec  Francisco  Rizi  ;  dans  l'église  paroissiale  d'Alcorcon,  le  tableau 
du  maître-autel  et  une  Assomption  de  la  Vierge;  dans  l'église  Saint- 
François  de  Penaranda,  un  Saint  Michel,  un  Saint  Bonavenlure  et 
une  Sainte  Isabelle;  dans  l'église  paroissiale  d'Orgaz,  un  Saint 
Thomas  touchant  les  plaies  du  Christ  et  une  nouvelle  Assomption  ; 
dans  l'église  d'Almeida,  une  Madone  ;  chez  les  Pères  de  la  Trinité 
à  Pampelune,  un  de  ses  principaux  tableaux,  la  Fondation  de  l'ordre 


CARRENO  PORTRAITISTE 


37 


de  la  Trinité.  Nommons  encore,  sans  espérer  pour  cela  être 
complet,  les  toiles,  dues  à  son  pinceau,  disséminées  à  l'Escurial, 
à  Saint-Ildefonce,  dans  différentes  églises  et  chapelles  de  Madrid, 
de  Grenade,  de  Ségovie,  de  Vittoria,  de  Plasencia,  de  Bejar,  de 
Paracucllos,  etc.  Enfin  rappelons  que  Carreno  a  gravé  quelques 
eaux-fortes  qui  sont  loin  d'être  sans  mérite. 

PAUL  LAFOND. 


ÉLOGE    DU    COCHON 


N  a  fait  l'éloge  des  gens  d'esprit.  On 
a  fait  l'éloge  des  sots.  On  a  fait 
l'éloge  du  chat  et  de  toutes  les 
bêtes,  à  commencer  par  le  chien. 
Je  ne  veux  pas  mourir  sans  faire 
l'éloge  du  cochon  qui  est  aussi 
l'ami  de  l'homme  puisqu'il  le  mange. 
Dédions  ces  quelques  pages  plus 
ou  moins  lardoyantes,  à  la  mémoire 
de  Charles  Monsclet  et  de  Charles 
Chaplin,  un  poète  et  un  peintre  qui 

ont  eu   la  religion  de   cette  bête   privilégiée,  car  il  ne  faut   pas 

oublier  que  le  cochon  porte  bonheur. 


Le  cochon  est  méconnu  à  peu  près  comme  l'âne.  S'il  y  avait  une 
académie  des  bêtes,  certes  ceux-là  seraient  dignes  de  n'en  pas  être. 
due  de  ressources  d'esprit  dans  l'âne  et  le  cochon!  Ils  subissent  la 
destinée  cruelle  que  l'homme  leur  a  faite,  la  destinée  d'être  battu 
et  bâté  si  on  est  un  âne,  d'être  mangé  à  peine  à  la  fleur  de  l'âge  si 
on  est  un  cochon.  Mais,  comme  ils  protestent  tous  les  deux  par 
des  malices  rabelaisiennes  ! 

L'âne  et  le  cochon  sont  des  bêtes  légendaires.  Ils  apparaissent 
dans  l'arche  de  Noé.  Ils  viennent  jusqu'à  nous  avec  l'auréole  de 
l'Histoire.  M.  de  Buffon  a  mis  des  manchettes  pour  parler  du 
cochon.  Certes,  ce  n'était  pas  des  manchettes  à  un  cochon.  Il  ne 
pouvait  pas  moins  faire.  L'historien  de  la  Nature  aimait  trop  les 


ÉLOGE  DU  COCHON  3 9 

truffes  pour  ne  pas  parler  avec  émotion  et  avec  respect  de  cette 
fine  gueule  qui  a  enseigné  à  l'homme  l'art  de  les  manger. 

J'ai  l'honneur  de  parler  du  cochon  au  milieu  de  la  prairie,  dans 
toute  une  famille  de  cochons,  —  de  vrais  révolutionnaires,  qui 
n'obéissent  qu'à  eux-mêmes. 

J'ouvre  une  parenthèse.  Les  Chinois,  nos  maîtres  en  toutes 
choses,  mais  surtout  dans  l'art  primitif  de  cultiver  la  terre,  ont 
surnommé  le  cochon  le  gentilhomme  par  excellence,  par  la  bonne 
raison  que  le  cochon  était  bien  né,  qu'il  vivait  du  chêne,  le  plus 
noble  des  arbres,  le  roi  des  arbres,  qui  ne  donne  de  fruits  que 
pour  le  cochon.  Ce  n'est  pas  tout  :  le  cochon  ne  veut  rien  faire,  ce 
qui,  pour  les  Chinois,  était  encore  un  signe  de  noblesse.  On  voit 
que  les  gentilshommes  chinois  ne  ressemblaient  pas  du  tout  aux 
gentilshommes  français. 

En  France,  le  cochon  est  révolutionnaire;  on  n'a  raison  de  lui 
qu'en  le  condamnant  à  mort.  Même  devant  le  bûcher  où  il  doit 
être  flambé,  il  ne  se  soumet  pas;  il  proteste  qu'il  n'a  vécu  que 
pour  l'humanité.  Mais  nous  n'en  sommes  pas  encore  au  chant  du 
cygne. 

Or,  savez-vous  ce  que  font  messieurs  les  cochons  dans  la  prairie 
où  l'herbe  se  hasarde  à  peine  sous  les  froides  rosées  d'avril  ?  Ils 
mangent  des  violettes.  Je  m'inscris  contre  l'adjectif  modeste,  que 
les  vieux  poètes  plus  ou  moins  français  ont  donné  à  la  violette, 
comme  on  donne  une  institutrice  anglaise  à  une  jeune  fille  du 
monde  déjà  fort  éveillée.  La  violette  n'est  pas  modeste.  i°  Elle 
fait  des  yeux  en  plein  chemin,  de  jolis  yeux  violets,  sous  les  cils 
verts  du  gazon.  On  la  voit  si  bien,  qu'on  se  garderait  de  marcher 
dessus.  20  Pour  les  yeux  distraits,  elle  a  une  manière  bien  sûre 
d'arrêter  les  passants  :  elle  ouvre  sa  cassolette.  On  s'arrête  tout 
émerveillé  devant  la  jolie  coquette,  on  la  cueille,  —  et  le  tour  est 
joué. 

Un  pédant  de  l'Ecole  normale,  qui  n'a  jamais  vu  de  violettes 
que  dans  les  bouquets  de  violettes  d'un  sou,  me  dira  que  la  vio- 
lette est  vraiment  modeste,  comme  il  est  écrit  dans  les  livres, 
puisqu'elle  se  cache  sous  les  buissons.  Je  répondrai  victorieuse- 
ment que  s'il  y  a  de  la  violette  sous  les  buissons,  c'est  que  les 
amoureux  viennent  s'asseoir  au  pied  des  buissons;  c'est  que  l'amant 
cueille  la  violette  pour  la  replanter  dans  le  sein  de  sa  maîtresse  : 
la  violette  aime  ce  tombeau-là!  Et  d'ailleurs,  quand  la  violette  «se 


4o 


L'ARTISTE 


cache  »  sous  le  buisson,  le  buisson  n'a  pas  encore  de  feuilles, — 
simple  malice  de  coquetterie.  Donc  la  violette  n'est  pas  modeste, 
c'est  la  plus  rouée  de  toutes  les  fleurs  du  printemps.  C'était  la 
fleur  de  Napoléon  Ier  :  croyez-vous  donc  que  Napoléon  Ier  fût 
modeste  ?  N'écrivons  plus  jamais  :  la  modeste  violette. 


* 
*     * 


Le  cochon  ne  mange  pas  seulement  la  violette,  il  mange  aussi 
le  coucou,  cette  belle  fleur  d'or  pâle,  dont  les  enfants  se  font  des 
balles  pour  jouer  au  volant. 

Chez  moi,  il  n'y  a  pas  de  truffes,  mais  c'est  la  saison  des 
merouilles;  la  merouille  est  la  truffe  champenoise.  Vous  savez 
comme  les  omelettes  sont  bonnes,  qui  sont  truffées  de  merouilles. 
Mais,  par  malheur,  messieurs  mes  cochons  sont  plus  matineux  que 
moi  :  je  mange  des  merouilles  quand  ils  n'en  veulent  plus. 

J'ai  un  âne  qui  broute  au  milieu  de  mes  cochons,  un  âne 
superbe,  le  Don  Juan  et  l'Hercule  des  ânes.  Il  ne  trouve  pas  que 
les  cochons  soient  de  trop  mauvaise  compagnie  ;  il  daigne  se  lais- 
ser entourer.  J'ai  assisté  hier  à  un  curieux  spectacle  :  toute  la 
famille  des  cochons  était  autour  de  lui,  parlant  et  hurlant,  riant 
et  criant;  ces  messieurs  se  permettaient  des  familiarités  de  courti- 
sans :  ils  léchaient  les  pieds  de  l'âne.  Connaissaient-ils  le  coup  de 
pied  de  l'âne?  Voilà  que  tout  à  coup  l'âne,  impatienté,  fronce  le 
museau,  ouvre  la  bouche,  saisit  par  la  joue  le  premier  cochon 
qui  lui  tombe  sous  la  dent,  et  le  jette  par  dessus  lui.  Ce  fut  l'af- 
faire de  deux  secondes.  Fit-il  cela  parce  que  je  le  regardais  ?  car  cet 
âne  aime  à  poser.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  se  remit  à  brouter, 
après  ce  haut  fait  de  gueule,  comme  si  de  rien  n'était. 

Qui  fut  bien  étonné?  ce  fut  le  cochon.  Il  poussa  un  cri  déchi- 
rant qui  fit  tourner  la  tête  à  ses  pareils;  mais  je  dois  dire  qu'ils 
prirent  bien  la  chose.  Heureusement  j'étais  là  pour  le  consoler  ; 
j'allai  à  lui,  je  le  caressai,  je  lui  donnai  du  sucre  destiné  à  l'âne.  Il 
pleura  moins  fort,  il  ne  pleura  plus.  Il  faut  toujours  avoir  un  ami 
sous  la  main. 

Cette  victime  de  l'âne  est  bien  le  plus  joli  cochon  qui  soit  au 
monde;  il  a  quatre  mois,  il  est  rond,  il  est  vif,  il  est  rose.  Tout 
rose  du  museau  jusqu'à  la  queue,  depuis  son  oreille  mouvante 


ÉLOGE  DU   COCHON 


4' 


jusqu'à  son  pied  fourchu  destiné  à  Sainte-Menehould,  —  truffé  ou 
non.  Il  est  vêtu  de  soies  blanches  qu'il  ira  teindre  tout  à  l'heure 
dans  le  premier  bourbier  venu.  Il  joue  comme  un  chien  et  comme 
un  enfant  :  il  se  couche  sur  le  dos  sous  les  caresses.  Il  suit  la  fer- 
mière et  lui  fait  des  mines  charmantes. 

Je  ne  dirai  pas  que  c'est  le  dernier  mot  du  beau  au  point  de  vue 
de  l'art;  mais,  enfin,  cet  aimable  quadrupède  avec  ses  yeux  en  trou 
de  vrille,  son  museau  allongé  et  retroussé  à  la  Roxelane,  qui  se 
termine  en  cartilage  par  une  petite  cible  ronde  où  ses  deux  narines 
semblent  deux  marques  de  tir,  sa  magnifique  denture  avec  ses  inci- 
sives en  dessus  et  en  dessous,  —  c'est  là  une  des  œuvres  les  plus 
réussies  de  la  création.  Le  cochon  est  parfait  comme  cochon. 


Après  notre  carnaval  sans  fin  de  cette  année,  on  se  demande 
s'il  est  possible  qu'il  reste  encore  des  truffes  dans  le  Périgord. 
Rassurez-vous,  autrefois  il  n'y  avait  que  des  cochons  pour  trouver 
les  truffes;  c'était  bien  à  eux  de  nous  découvrir  ces  trésors  perdus 
dans  la  terre;  mais,  par  malheur,  ils  faisaient  la  part  du  cochon. 
Les  vendeurs  de  truffes  avaient  eu  beau  les  battre  à  chaque  trou- 
vaille, les  cochons  grognaient,  mais  n'en  perdaient  pas  un  coup  de 
dent.  Aujourd'hui,  les  Périgourdins  ont  dressé  des  chiens  à  la 
chasse  aux  truffes.  C'est  le  cochon  qui  n'est  pas  content!  «  Quoi! 
pourrait-il  dire,  j'ai  été  le  Christophe  Colomb  de  cette  Amérique 
gastronomique,  et  c'est  le  chien  qui  en  sera  l'Améric  Vespuce. 
Peut-on  m'accuser  d'avoir  manqué  de  goût,  puisque  je  mangeais 
moi-même  la  moitié  de  mes  trouvailles  !  »  Le  cochon  aura  beau 
plaider  sa  cause,  il  ne  sera  pas  écouté  par  l'homme  qui  ne  lui  per- 
met pas  d'être  aussigourmand^que  lui. 

Un  grave  savant  a  lu  un  mémoire  à  l'Académie  des  sciences 
pour  prouver  que  le  chien  est  prédestiné  à  la  recherche  des  truffes, 
parce  que  la  nature  a  donné  à  son  museau  l'aspect  d'une  truffe 
vivante.  «  Voyez  plutôt!  s'écria  le  savant  qui  avait  un  chien  sous 
le  bras.  —  En  outre,  il  en  est  du  chien  comme  des  truffes;  sa 
qualité  se  constate  par  les  mêmes  indices  que  la  qualité  de  la  truffe. 
Si  son  nez  est  noir  et  luisant,  la  chien  est/ de  race;  est-il  rose, 
même  d'un  rose  charmant,  même  d'un  rose  tacheté  de  noir,  il  y  a 


42  L'ARTISTE 

tout  à  parier  qu'il  y  a  eu  une  faute  grave  dans  sa  famille  :  ainsi  de 
la  truffe.  » 

Et  le  savant  a  fini  sa  démonstration  par  ce  beau  mot  :  «  On 
n'admirera  jamais  assez  la  profondeur  de  la  Providence.  » 

#     # 

Je  voudrais  bien  savoir  ce  que  sont  les  gens  qui  disent  de  leurs 
pareils  :  «Sale  comme  un  cochon!  »  C'est  encore  une  calomnie. 
Essayez  un  peu  de  mettre  un  cheveu  sur  la  soupe  du  cochon, 
vous  verrez  qu'il  vous  la  laissera  à  manger.  Le  cochon  est  plus 
difficile  à  vivre  qu'on  ne  pense.  Il  faut  que  sa  maison  et  sa  gamelle 
soient  idéalement  propres.  Le  Créateur  lui  avait  indiqué  les  glands, 
les  châtaignes,  les  marrons,  les  fruits  sauvages,  —  et  les  racines, 
quand  il  était  le  cochon  de  saint  Antoine;  —  mais,  par  malheur 
pour  lui,  par  bonheur  pour  nous,  il  s'est  civilisé  :  il  a  vécu  a  coté 
de  l'homme;  il  s'est  souillé  dans  toutes  les  fanges,  comme  s'il 
voulait  prendre  sa  part  du  péché  originel  :  mais  il  a  gardé,  lui  aussi, 
le  sentiment  de  son  origine;  dés  qu'il  retourne  à  la  vie  de  la 
nature,  il  reprend  ses  fiers  appétits;  il  se  lave  de  toutes  les  souil- 
lures de  la  basse-cour. 

La  truie  a  des  délicatesses  toutes  féminines  quand  elle  a 
«  cochonné  »,  —  c'est  le  mot,  madame.  —  Aussi  on  a  pour  elle 
toute  sollicitude  :  elle  ne  boit  pas  d'eau  froide,  on  lui  donne  du 
lait  chaud  ou  du  vin  sucré  avec  des  rôties.  L'eau  de  son  remplace 
le  lait,  l'herbe  fraîche  succède  aux  rôties. 

J'ai  une  truie  qui,  le  mois  passé,  a  mis  au  monde  douze  cochons. 
C'est  un  beau  spectacle  de  voir  ces  douze  gavroches  se  précipiter  à 
cette  large  mamelle  où  tout  le  monde  a  sa  place.  Les  truies  n'ont 
pas  encore  pris  de  nourrices  pour  leurs  petits. 

Deux  mois  durant,  la  truie  donne  son  lait  abondamment,  on 
pourrait  dire  avec  grâce  tant  elle  met  de  bonne  volonté  à  se  laisser 
piper;  elle  joue  gaiement  avec  toute  la  nichée,  —  sans  trop  crier 
s'ils  mordent  trop  fort.  C'est  une  grappe  vivante  qui  mériterait  un 
hymne  de  Monselet. 


*     # 


Les  dictionnaires  disent  ce  mot  adorable  :   «  Le  cochon  peut 
vivre  vingt  ans.  »  C'est  la  plus  cruelle  ironie  qu'on  puisse  jeter 


ÉLOGE  DU  COCHON  43 

sur  le  chemin  du  cochon.  Qui  donc  sait  si  le  cochon  peut  vivre 
vingt  ans?  qui  donc  a  eu  un  cochon  sous  la  main  sans  le  manger 
dans  son  âge  le  plus  tendre  ?  qui  donc  a  eu  l'idée  de  laisser  vieillir 
un  cochon,  si  ce  n'est  saint  Antoine? 

Plus  d'un  a  voulu  s'attacher  un  cochon  comme  on  s'attache  un 
chien.  On  n'a  pas  oublié  qu'en  1 835,  quand  Jules  Janin  habitait, 
en  inimitié  avec  Mme  la  marquise  de  La  Carte,  un  hôtel  de  la  rue 
de  Tournon,  il  s'était  pris  d'une  passion  subite  pour  un  jeune 
cochon  qu'on  traitait  à  peu  près  comme  on  traite  aujourd'hui  les 
chiens  de  ces  dames  :  bains  à  l'eau  de  Lubin,  frictions  à  l'eau  de 
violette,  brosses  en  ivoire  pour  caresser  les  soies.  Je  crois  même 
que  le  coiffeur  venait  en  personne.  Les  comédiennes  ne  man- 
quaient pas,  le  lundi,  d'apporter  des  douceurs  au  cochon.  Il  était 
familier  et  charmant  ;  il  leur  mangeait  dans  la  main.  C'était  à  qui 
serait  suivi  par  le  cochon  dans  les  allées  du  jardin  ;  mais  le  cochon 
ne  suivait  guère  que  son  maître  :  aussi  Janin  s'amusait  à  le  con- 
duire dans  le  monde,  où  il  était  reçu  comme  un  prince. 

Un  beau  jour,  cependant,  le  cochon  disparut.  «  Ah!  quel 
malheur!  dit-on  à  Janin,  vous  avez  perdu  votre  cochon?  —  Perdu! 
s'écria  Janin  ;  je  l'ai  mangé  !  »  Mot  terrible,  qui  a  longtemps 
empêché  l'auteur  de  Y  Ane  mort  et  la  Femme  guillotinée  d'entrer  à 
l'Académie. 

C'était  au  beau  temps  où  M.  de  Balzac  menait  son  cheval  à  la 
bride,  la  canne  à  la  main,  ce  fameux  cheval  qu'il  donna  à  Jules 
Sandeau,  mais  que  Jules  Sandeau  ne  vit  jamais  dans  son  écurie. 
C'était  au  beau  temps  où  Petrus  Borcl,  le  lycanthrope,  promenait 
un  jeune  loup  dans  ses  tournées  romantiques.  C'était  au  beau 
temps  où  Alphonse  Karr  marchait  de  pair  à  compagnon  avec  un 
magnifique  terre-neuve  qui  voulut  savoir  un  jour  si  son  maître 
était  bon,  —  à  manger.  Dans  ce  temps-là,  nous  vivions  dans  la 
bohème  dorée  de  la  rue  du  Doyenné,  avec  Théophile  Gautier, 
Gérard  de  Nerval  et  Camille  Rogier.  Nous  n'avions  ni  cochon,  ni 
loup,  ni  chien;  mais  nous  avions  toute  une  famille  de  chats  de 
Perse,  les  plus  mouflus  et  les  plus  fiers. 


#     * 


On  sacrifiait,  à  Lacédémone,  un  cochon  de  chaque  ventrée.  Le 
cochon  était  offert  en  sacrifice  à  tous  les  dieux  robustes  et  rus- 


44  L'ARTISTE 

tiques  :  à  Bacchus,  à  Priape,  à  Hercule;  on  immolait  aussi  le 
cochon  à  Cérès.  Il  n'est  pas  jusqu'aux  dieux  lares  qui  n'eussent 
une  part  du  sacrifice.  M.  de  Tillancourt,  qui  avait  chez  lui  de  fort 
beaux  cochons,  disait  qu'il  est  bien  naturel  que  les  dieux  lares 
eussent  leur  part  dans  cette  fête.  Le  cochon  était  donc  la  bête 
sacrée  des  Lacédémoniens.  Toute  société  démocratique  doit  avoir 
le  cochon  en  vénération  ;  la  truie,  qui  donne  plus  de  deux  portées 
par  an,  —  chaque  portée  est  de  douze  cochons, —  prêche  d'exemple 
pour  les  mères  de  famille. 

Tout  homme  de  bonne  volonté  doit  répudier  la  politique  des 
clubs,  qui  n'apprend  que  le  catéchisme  des  révolutions  ;  mais  il 
lui  faut  bien  prendre  sa  part  dans  la  politique  humanitaire.  L'hu- 
manité traverse  à  cette  heure  de  rudes  périls,  elle  est  enfiévrée  de 
toutes  les  folies  démagogiques  :  son  salut  est  dans  la  vie  rustique, 
qu'elle  abandonne  et  qu'elle  veut  encore  abandonner. 

Sully  voulait  que  chaque  paysan  eût  la  poule  au  pot  tous  les 
dimanches  et  tuât  un  cochon  tous  les  ans.  La  poule  et  le  cochon 
sont  les  deux  mamelles  de  la  maison  des  champs,  pour  parler 
comme  Sully.  Pour  le  paysan,  la  poule  'pond  des  œufs  d'or  et  le 
cochon  représente  tout  l'idéal  des  festins. 

Quelle  fête  que  le  jour  du  sacrifice,  quand  tous  les  enfants  sont 
là  rêvant  des  aunes  de  boudins  et  d'andouilles  !  C'est  à  qui  allu- 
mera le  feu  de  joie  pour  griller  le  cochon.  On  a  déjà  l'arôme  des 
jambons  fumés,  de  la  soupe  au  lard,  du  rôti.  Les  gamins  se  par- 
tagent la  queue  et  les  oreilles,  comme  prémices.  Plus  d'un  le 
mangerait  à  peine  grillé.  Il  y  a  trois  ans,  quand  j'ai  donné  à  dix 
mille  paysans  une  fête  renouvelée  des  Grecs,  n'a-t-on  pas  vu  des 
appétits  sauvages  se  ruer  sur  de  jeunes  cochons  qui  faisaient  la 
course,  les  écarteler  et  y  mordre  à  belles  dents,  sans  s'inquiéter 
des  coups  de  plats  de  sabre  des  gendarmes  amis  de  l'ordre,  —  et 
du  cochon  cuit  ? 

Pauvre  cochon  !  il  peut  vivre  vingt  ans,  dit  l'Encyclopédie;  mais 
à  quoi  bon  lui  promettre  une  si  belle  carrière,  puisque  la  Parque 
tranche  le  fil  de  son  existense  en  sa  première  année  ? 

C'est  quand  il  est  âgé  de  six  à  sept  mois  qu'il  faut  tuer  le 
cochon,  si  l'on  veut  le  manger  à  point,  selon  les  préceptes  de 
Brillât-Savarin  et  autres  gourmands  bien  appris.  Charles  Monselet 
ne  lui  permet  de  vivre  que  six  mois;  c'est  à  un  cochon  de  six 
mois  qu'il  adressa  son  sonnet  légendaire. 


ÉLOGE  DU  COCHON 


45 


Le  cochon  de  Paris  est  détestable  :  c'est  le  cochon  nourri  par 
bandes  dans  les  forêts.  Il  engraisse  lentement  parce  qu'il  se  nourrit 
mal,  parce  qu'il  fait  l'école  buissonnière,  parce  qu'il  n'est  pas  pressé 
d'être  mangé.  Sa  viande  est  dure,  son  lard  est  amer  ;  on  a  beau  le 
truffer,  c'est  toujours  du  mauvais  cochon,  —  plus  ou  moins  frappé 
de  trichine.  Son  sang  n'est  pas  bon  pour  le  boudin,  ses  entrailles 
donnent  des  andouilles  coriaces. 

Quelle  différence  avec  le  savoureux  cochon  nourri  par  la  ména- 
gère, autour  de  Reims,  de  Laon,  de  Soissons  !  Ce  sont  les  pays 
d'élection  du  cochon  :  aussi  les  jambons  qui  nous  viennent  de  là 
sont  les  premiers  jambons  du  monde.  Ni  Mayence,  ni  Bayonne, 
ni  York  ne  peuvent  lutter  pour  les  fines  gueules.  Si  les  cochons 
se  donnaient  un  roi,  ils  iraient  le  prendre  en  ce  plantureux  pays. 

S'il  vous  vient  jamais  la  sagesse  d'aller  planter  vos  choux  pour 
faire  une  fin,  n'oubliez  pas  d'élever  des  cochons.  Depuis  le  jour  de 
sa  naissance  jusqu'à  l'heure  où  on  le  couche  dans  le  saloir,  le 
cochon  vous  sera  agréable.  Vous  savez  que  le  saloir  est  une  cuve 
couverte,  où  le  dernier  lit  du  cochon  est  digne  d'envie.  C'est  un 
lit  de  sel,  de  thym,  de  lavande,  de  laurier.  On  l'enfume  avec  des 
noix  muscades,  on  finit  par  répandre  sur  lui  du  girofle  concassé, 
—  et  on  lui  dit  adieu  pour  un  mois. 

A-t-on  enterré  les  Pharaons  avec  plus  de  cérémonies?  Quel  est 
celui  d'entre  vous,  messieurs  de  maintenant,  qui  pourrait  se  flatter 
d'être  mis  au  tombeau  avec  plus  d'amour? 

Au  bout  d'un  mois,  le  cochon  est  salé.  Ici,  je  l'abandonne  à 
d'autres  appétits;  car  je  n'aime  le  cochon  que  le  jour  ou  le  lende- 
main du  sacrifice. 


*     * 


J'ai  parlé  du  chant  du  cygne  :  il  me  faut  finir  par  là. 

Quiconque  n'a  pas  assisté  à  l'assassinat  du  cochon  ne  connaîtra 
jamais  le  vrai  cri  de  détresse.  Nul  n'a  la  seconde  vue  comme  le 
cochon,  nul  ne  pressent  mieux  l'heure  de  la  mort.  Comme  au 
condamné,  on  devrait  lui  épargner  le  funèbre  appareil.  Pourquoi 
lui  montrer  son  bûcher  ?  Il  sait  bien  que  les  bottes  de  paille  qu'on 
mène  avec  lui  à  son  convoi  funéraire  ne  sont  pas  des  bottes  de 
paille  pour  lui  faire  un  lit.  C'est  pour  le  flamber.  Pourquoi  ne  pas 
lni  cacher  le  couteau  fatal?  Il  sait  bien  que  le  couteau  n'est  pas 


46 


i:  ARTISTE 


destiné  à  lui  couper  des  tartines  de  beurre  comme  celles  qu'il 
mangeait  dans  la  main  desenfants.il  est,  d'ailleurs,  impossible  de 
le  tromper  quand  on  l'arrache  à  son  toit  pour  le  mener  au  sacri- 
fice. Il  comprend  tout,  même  les  demi-mots  :  c'est  alors  qu'il 
chante  lui-même  son  De  profundis  et  son  Miserere.  Ce  serait  à  fendre 
le  cœur,  si  on  ne  pensait  que  le  jour  de  la  mort  du  cochon  est 
son  premier  beau  jour,  —  pour  ceux  qui  l'aiment. 

On  a  élevé  bien  des  statues  à  nos  contemporains.  «  Aux  petits 
hommes,  la  Patrie  trop  reconnaissante  !  »  Combien  qui  seront 
renversés  de  leurs  piédestaux!  Si  on  élevait  une  statue  au  cochon, 
comme  dans  l'Antiquité,  elle  resterait  toujours  debout. 

ARSÈNE  HOUSSAYE. 


LE  MOIS  MUSICAL 


FRAGMENTS    DU  JOURNAL   DE    VIVIANE 


Les  grands  concerts  Lamoureux,  Colonne,  d'Harcourt  ;  la  Société  des  Concerts, 
67=  année.  —  IIe  audition  de  La  Musique  du  XV*  au  xix=  siècle,  1440-1830.  — 
Reprises  et  matinées,  le  répertoire  et  les  interprètes,  à  l'Opéra-Comique.  —  Gwendoline, 
à  l'Opéra.  —  Hector  Berlioz  et  Robert  Schumann  :  les  symphonies  et  les  Faust  ;  la 
Symphonie' Fantastique  et  l'évolution  musicale  ;  l'Art  et  la  vie  d'artiste. 


Mon  cher  Directeur, 


algré  mon  écriture  irrégulière,  la 
comtesse  Viviane  de  Brocélyande  m'a 
chargé  de  mettre  au  net  plusieurs 
cahiers  de  son  Journal  intime  :  je 
profite  aussitôt  de  sa  confiance  pour 
vous  livrer  ces  fragments  ;  avec  sa 
permission ,  du  reste.  Les  fées  sont 
un  peu  femmes,  qui  lisent  nos  pensées 
à  peine  écloses.  Je  me  suis  permis  de 
restaurer  des  adjectifs  illisibles,  des 
abréviations ,  des  blancs ,  avec  ma 
plume  routinière  de  critique,  pour 
l'enchaînement  des  idées.  Sur  les 
rideaux  épais  où  se  mêle  aux  dessins  bizarres  le  squelette  estompé  des 
grands  arbres,  nos  voisins,  un  pâle  ciel  exhale  sa  tristesse  découragée 
comme  un  réveil.  Or,  des  fluettes  feuilles  mauves  montait  un  parfum 
que  la  prose  de  ma  copie  a  totalement  évaporé. 

Dimanche  soir  ;  retour  du  S"  concert  Lamoureux.  —  L'heureux  Argus 
avait  cent  yeux  :  ô  Don  Juan,  papillon  de  toutes  les  roses,  ta  brûlante 
légèreté  n'en  fut-elle  point  jalouse  ?...  Moi,  plus  modeste  et  plus  sage, 


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48  L'ARTISTE 

je  désirerais  seulement,  aujourd'hui,  quatre  excellentes  paires  d'oreilles, 
petites,  et  aussi  fort  impitoyables  aux  fausses  notes  que  sensibles  aux 
nuances,  munies  de  non  moins  excellents  cornets  téléphoniques  qui  me 
permettraient  d'ouïr  à  la  fois,  sans  confusion,  les  quatre  programmes 
simultanés  de  nos  grands  concerts  :  le  Faust  de  Schumann,  2e  audition, 
chez  d'Harcourt  ;  la  69e  de  la  Damnation  de  Faust,  au  Châtelet  ;  la 
3e  séance  du  Conservatoire  ;  et,  enfin,  le  beau  concert  Lamoureux  dont 
j'arrive  :  la  IF  Symphonie,  en  ré  majeur,  de  Johannès  Brahms,  ingénieuse 
réplique  du  type  traditionnel ,  dont  le  nocturne  Adagio  ma  non  troppo 
réveille  en  l'esprit  complaisant  de  Mab  la  Titania  du  poète  «  aux  lèvres 
de  sang,  aux  yeux  de  lune  »  (mélomane  est  maître  chez  soi)  ;  —  la 
très  moyen-âgeuse  Fiancée  du  Timbalier  de  Victor  Hugo  -  Saint  Saëns 
(182 5- 1887),  aux  timbres  amers  comme  la  pénombre  des  vieilles  cha- 
pelles, aux  rhythmes  altiers  comme  les  donjons,  aux  sonorités  somptueuses 
comme  le  brocart,  —  puis  la  simplicité  antique  de  l'Air  d'Orphée,  dit 
par  Mme  Héglon,  l'imposante  Fricka  de  la  Walkiïre  entre  temps,  la 
Chasse  royale  et  Orage,  des  Troyens,  irc  audition  au  concert,  torrentueuse 
antithèse  de  poésie  terrifiante  à  l'ample  recueillement  du  Prélude  de 
Parsifal  et  de  l'Ouverture  de  Tannhauser,  hymne  de  pur  triomphe  où  le 
«  Patron  »  de  l'Ouvreuse  devient  épique.  Mais  toute  seconde  audition 
a  l'amertume  d'un  départ.  Et,  ce  soir,  j'aurais  fort  mauvaise  grâce  à 
chicaner  le  savant  M.  Boutarel,  un  fervent  du  pittoresque  musical  des 
Berlioz,  des  Liszt,  des  Raff  et  des  Saint-Saéns,  qui  se  montre  trop  sévère 
pour  l'algèbre  délicate  ou  inspirée  des  César  Franck  et  des  Brahms  :  car, 
à  propos  de  la  douleur  d'Orphée,  il  vient  de  me  remettre  en  mémoire 
d'exquis  fragments  tirés  des  Lettres  de  M"c  de  Lespinassc  ;  ah  !  la  belle 
sensibilité  racinienne  et  romantique  tout  ensemble  n'est  pas  une  inven- 
tion de  nos  modernes  ;  le  moi  contemporain  n'est  point  sans  ancêtres  : 
et,  à  égale  distance  de  Bérénice  et  de  Marie  Bashkirtseff,  j'écoute  une 
âme,  je  revois  la  fiévreuse  amie  des  philosophes  écrivant  amoureusement 
dans  la  demi-teinte  d'une  vieille  demeure,  près  du  clavecin,  doux  à 
Werther,  en  la  blanche  sérénité  du  style  Louis  XVI  :  «  Je  voudrais 
entendre  dix  fois  par  jour  cet  Air  qui  me  déchire  et  me  fait  jouir  de 
tout  ce  que  je  regrette...  Je  vais  sans  cesse  â  Orphée  et  j'y  suis  seule  : 
mardi  encore,  j'ai  dit  à  mes  amis  que  j'allais  faire  des  visites,  et  j'ai  été 
m'enfermer  dans  une  loge...  Mon  ami,  je  sors  d'Orphée  :  il  a  amolli,  il 
a  calmé  mon  âme.  J'ai  répandu  des  larmes,  mais  elles  étaient  sans  amer- 
tume :  ma  douleur  était  douce,  mes  regrets  étaient  mêlés  de  votre  souve- 
nir ;  ma  pensée  s'y  arrêtait  sans  remords.  Je  pleurais  ce  que  j'ai  perdu, 
et  je  vous  aimais  ;  mon  cœur  suffisait  à  tout.  Oh  !  quel  art  charmant  ! 
quel  art  divin  !  La  musique  a  été  inventée  par  un  homme  sensible,  qui 
avait  à  consoler  des  malheureux  :  quel  baume  bienfaisant  que  ces  sons 
enchanteurs  !...  Enfin,  ce  qui  m'est  agréable,  ce  qui  charme  mes  maux, 
c'est  la  musique  :  elle  répand  dans  mon  sang,  dans  tout  ce  qui  m'anime, 
une  douceur  et  une  sensibilité  si  délicieuses  que  je  dirais  presque  qu'elle 


LE  MOIS  MUSICAL 


49 


me  fait  jouir  de  mes  regrets  et  de  mon  malheur  ;  et  cela  est  si  vrai  que, 
dans  les  temps  les  plus  heureux  de  ma  vie,  la  musique  n'avait  pas  pour 
moi  un  tel  prix.  Mon  ami,  avant  votre  départ,  je  n'avais  point  été  à 
Orphée  ;  je  n'en  avais  pas  eu  besoin  :  je  vous  voyais...  Avec  deux  mots, 
je  puis  toujours  exprimer  ma  disposition  physique  et  morale  :  je  souffre, 
j'aime...  Cette  musique  me  rend  folle  :  elle  m'entraîne,  je  ne  puis  plus 
manquer  un  jour;  mon  âme  est  avide  de  cette  espèce  de  douleur... 
Je  vous  quittai  hier  par  ménagement  pour  vous,  j'étais  si  triste,  je 
venais  d'Orphée  '.  »  Oui,  l'exquise  femme  !  Que  n'ai-je  pu  la  connaître, 
car  nous  aimons  toujours  ceux  qui  partagent  nos  admirations.  Et  vouS, 
M.-  Boutarel,  je  vous  redis  merci,  sans  discuter  avec  vous  l'esthétique  de 
la  Symphonie,  Berlioz  ou  Brahms,  parce  que  l'esprit  est  toujours  la  dupe 
du  cœur  ;  —  j'ai  vraiment  de  l'esprit  ce  soir  :  car  c'est  celui  de  La 
Rochefoucauld  (ajoute  Lespinasse). 

Enfin,  ne  quittons  point  Gluck  sans  consigner  le  noble  projet  de 
l'Opéra-Comique  :  la  reprise  à' Orphée  avec  Marie  Delna.  Dans  l'art  du 
chant,  comme  dans  la  vie  du  cœur  ou  le  sens  des  formes,  il  y  a  les 
"exquises  et  les  sublimes  :  Mmes  Miolan-Carvalho,  ou  Pauline  Viardot, 
Gabrielle  Krauss.  L'élève  de  Mme  Laborde,  qui  incarna  Didon,  Charlotte 
ou  Marceline,  n'est  pas  seulement  une  voix  unique  :  c'est  une  nature 
exceptionnelle,  qui  doit  marcher  vers  la  conscience  victorieuse  de  son 
souffle.  Déjà,  je  l'entends,  pathétique  dans  le  cri  :  Eurydice  !  Eurydice  ! 
dans  cet  air  dont  la  moindre  altération  ferait  un  menuet,  selon  la 
remarque  même  de  l'auteur,  dans  cette  plainte  qui  domptait  Berlioz. 
Je  m'arrête  :  Gluck  me  dicterait  un  volume.  Au  reste,  je  n'écris  ce  Journal 
qu'en  l'honneur  de  mes  vraies  amies,  les  belles  œuvres.  Et  la  critique 
est  une  reconnaissance  envers  les  chefs-d'œuvre  et  leurs  interprètes, 
quand  ils  sont  artistes. 

Si  coquettement  passionné  dès  la  Régence,  le  xvmc  siècle  me  rappelle 
vers  Manon,  revenue  acclamée  d'Italie,  et  qui  va  reparaître  sous  les  traits 
de  M"e  Vuillaume  (qui  se  souvient  en  ce  jour  de  feu  Y  enchanteresse  Marie 
Heilbronn  ?...)  tandis  que  Sibyl  Sanderson  délaisse  Manon  et  Phryné 
pour  Thaïs.  Le  bon  «  vieux  Saxe  »  fut  prodigieusement  vivant,  puisqu'il 
suscita  Mozart,  dont  la  Flûte  Enchantée  nous  sera,  dit-on,  bientôt  rendue, 
avec  une  Pamina  nouvelle,  Mme  Pauline  Smith,  en  qui  les  dilettantes  de 
Cabourg  reconnurent,  l'été  dernier,  l'irrécusable  influence  de  Mme  Car- 
valho,  la  Pamina  sans  rivale  ;  (peut-être  entendrons-nous  aussi  la  débu- 
tante dans  les  reprises  du  Roi  d'Y  s  et  d'Orphée);  place  du  Châtelet,  on 
répète  à  tous  les  étages  ;  le  Flibustier  est  prêt  ;  la  ruche  bourdonne  pour 
l'avenir.  Vers  l'orient  du  passé  j'aime  à  regarder  ce  soir,  veille  de  Noël, 
afin  d'oublier  les  bruyantes  réalités  de  la  joie  lointaine  (ô  Beauté,  que 
de  crimes  on  commet  en  ton  nom  !  )  je  remue  des  notes  jaunies,  ces 
choses  mortes,  en  songeant  à  vous,  vieux  noëls  abolis,  «   vieille  chanson 


1  Lettres,  1774,  1775,  1776,  passim ;  cf.  Ménestrel  du  24  décembre  1893. 

1894.  —  L'ARTISTE.  —  NOUVELLE  PÉRIODE  :  T.  VII. 


5o  L'ARTISTE 

qui  berçais  la  misère  humaine  '  »  ou  le  dernier  souvenir  de  Werllxr  ! 
Et,  sur  les  brises  de  la  rêverie,  harpes  et  hautbois  s'entrelaçant  au  salut 
angélique  du  Docteur  Marianus,  ma  mémoire  se  pare  de  la  candeur 
triomphale  que  Schumann,  d'après  Goethe,  prête  à  la  glorification  de 
l'Eternel  Féminin  ;  d'autres  phrases  glissent  comme  des  ombres  : 

Silencieusement,  la  lampe  rose  et  blonde 
Baisse.  Par  la  nuit  bleue,  un  souvenir  amer  / 

Pleure  dans  un  chant  grave  et  plus  noir  que  la  mer, 
Quand  l'obscurité  plane  aussi  froide  que  l'onde. 

Plus  pur  que  la  lueur  nimbant  la  rue  immonde, 
Plus  poignant  que  la  plainte  où  frissonne  l'hiver, 
Mon  tendre  songe  invoque  Eloa  dans  l'enfer, 
Traduisant  les  ebaux  sons  qui  réveillent  un  monde. 

Le  murmure  est  pareil  à  de  tristes  baisers  ; 
La  lumière  a  l'attrait  des  chagrins  apaisés, 
Ame-sœur  éteignant  sa  prunelle  amicale  ; 
i 

Et  mon  rêve  embellit  la  pénombre  et  l'accord, 
Et  loin  du  feu  qui  vaguement  pétille  encor 
La  lampe  meurt,  comme  la  phrase  musicale 


A  la  II'  séance  de  l'Histoire  de  la  Musique  ;  salle  d'Harcourt.  —  Tou- 
jours le  don  d'ubiquité  nécessaire  !  Ce  mercredi  soir,  ici  les  vieux 
maîtres  ;  à  l'Opéra,  la  première  de  Gwendoline  2.  Analogies  ou  contrastes, 
il  existe  des  rapports  certains,  quoique  subtils,  entre  l'aérienne  musique 
et  les  milieux  transitoires  :  le  style,  comme  l'âme,  habite  un  corps. 
Je  n'en  veux  pour  preuve  que  ma  stupeur  instinctive  de  me  retrouver 
en  pleine  nuit  parisienne  de  i8()3,  sous  les  noirs  balcons  rectilignes  de 
nos  façades  contemporaines  où  la  lampe  sourit  ;  le  contrepoint  religieux 
des  Lotti,  des  Frescobaldi,  des  Schutz,  me  rappelle  le  maître-autel  de 
Notre-Dame,  par  Jouvenet,  aux  génuflexions  pompeuses  de  ses  dévots  à 
perruques  ;  il  faudrait  entendre  l'archaïque  Serenata  de  Stradella  devant 
un  paysage  sévèrement  architectural  de  Panini  ou  de  Belotto,  égayé  de 
sveltes  révérences  (le  concertitu  délia  Dama  y  est  un  accompagnement 
tout  à  fait  mignard);  et  après  les  pièces  «  imitatives  »  de  Couperin  -\ 
galamment  touchées  par  le  claveciniste  Diémer,  les  yeux  cherchent  en 
vain  les  monumentales  demeures,  froides  et  hautes,  où  Watteau  mit  la 
grâce  coquine  et  l'ironique  mélancolie  de  Cythère.  En  face  de  Lulli, 
l'Anglais   Purcell   apparaît  un    précurseur.   Peu   à   peu,    très  lentement, 

1  Expression  de  M.  Jaurès,  reprise  dans  les  Chroniques  de  M.  Gaston  Deschamps  et  de 
Colomba. 

1  Première,  à  Paris,  du  mercredi  soir  27  décembre  189  ;. 

8  Le  Carillon  Je  CytMre,  les  Papillota,  le  Réveille-matin  ;  Couperin  (  im'.N- 1  ;33). 


LE  MOIS  MUSICAL 


5i 


l'enfantine  musique  s'humanise,  se  passionne,  se  colore  ;  à  la  science 
pieuse  du  contrepoint  vocal,  la  symphonie  oppose  ses  primes  recherches 
expressives  ;  la  phrase  mélodique  se  forme  ;  comme  chez  les  Grecs,  un 
art  vivant  sort  du  temple.  Lulli  est  un  enfant  près  de  Racine  ;  mais  ses 
contemporains  ne  s'en  doutaient  pas.  Et  quelle  effusion  naïve  dans  la 
lente  réponse  à  4  temps,  en  la  mineur,  de  la  songeuse  Rosaura  du  Sici- 
lien Scarlatti  à  la  vive  apostrophe  en  ut  majeur  du  sceptique  Lesbo  : 
«  Peno  ne  son  gradita,  e  non  l'intendi  e  non  Vintendi  ancor...  »  L'âme 
moderne  sommeillait  sous  la  politesse  des  cours. 

Au  Conservatoire,  4e  concert.  —  Je  rentre  charmée  :  dans  la  petite 
salle  pompéienne  où  le  bon  M.  Schcelcher  ne  viendra  plus,  la  I"  Sym- 
phonie, en  si  bémol,  de  Schumann,  dont  il  faut  entendre  le  divin  larghetto 
langoureusement,  avec  un  souvenir  adoré  sous  les  paupières  closes  ; 
succès  de  Raoul  Pugno  dans  le  Concerto  en  la  mineur,  très  orchestral,  de 
Grieg  ;  Chœurs  classiques  d'Haydn  et  de  Haendel  ;  le  Carnaval  Romain 
de  Berlioz,  entraînant. 

A  l'Opéra-Comique.  —  Malgré  la  sincère  réciprocité  des  vœux,  un 
début  d'année  est  toujours  amer  :  tout  l'inconnu  de  cet  almanach  nou- 
veau, ce  futur,  ces  dates  vides  qui  deviendront  des  souvenirs.  Pour 
échapper  au  pessimisme  et  au  froid  sibérien,  les  familiers  de  mes 
dimanches  soirs  ont  fait  un  pari  qu'ils  ont  gagné  :  assister  à  toutes  les 
matinées  et  soirées  de  l'Opéra-Comique  pendant  les  fêtes,  total  une 
vingtaine  de  pièces,  une  cinquantaine  d'actes  en  six  jours  ;  et  des 
reprises,  s'il  vous  plaît  :  le  Maçon,  les  Folies  amoureuses,  Zampa,  Fra 
Diavolo  :  tout  un  bouquet  du  genre  éminemment  national.  Le  répertoire 
ne  semble  pas  les  avoir  trop  éprouvés.  Parmi  eux,  des  Calibans  qui 
trouvent  que  les  musiques  nuisent  aux  poèmes,  ou  des  Ariels,  un  peu 
dédaigneux,  qui  ne  s'intéressent  qu'à  la  tessiture  ou  au  timbre  des  voix, 
à  un  trille  joliment  battu,  à  une  gamme,  à  un  trait,  à  une  note  piquée, 
à  une  légère  appoggiature  qui  se  glisse  furtive,  aux  mille  riens  décoratifs 
qui  ornent  le  petit  temple  du  larynx.  Regardant  par  le  petit  bout  de  la 
lorgnette,  Puck  déclare  le  répertoire  plus  facile  à  blaguer  qu'à  chanter  : 
enfant  terrible  !  Les  délicats  n'étaient  point  malheureux,  car  ils  applau- 
dissaient des  comédiens  avenants  et  sûrs,  tels  que  Fugère  et  Mmc  Mole, 
distribuant  parfois  des  bons  points  à  MM.  Badiali,  Mondaud,  Marc-Nohel 
et  Périer,  fêtant  des  qualités  de  diction,  d'autorité,  de  mutinerie,  de 
délicatesse  très  scéniques  et  mal  appréciées,  je  veux  dire  les  talents  exquis 
de  M"cs  Elven  et  Leclerc  ;  de  la  toute  sémillante  M"e  Laisné  (Sophie, 
Henriette,  Zerline)  qui  tient  les  promesses  de  la  lauréate  de  1892  ;  de  la 
très  musicienne  M"e  Bulil  qui  avait  enfin  repris  possession  de  ses  trois 
rôles,  Mireille,  Baucis,  Isabelle  (du  Pré  aux  Clercs),  avec  une  sensibilité, 
une  intelligence,  une  discrétion  d'art  trop  rarement  mises  en  valeur  :  et 
pourtant,  le  bon  style  vocal  est  un  festin  si  rare  !  Le  souvenir  de  son 
beau  premier  prix  de  chant  à  l'unanimité,  de  1889  (le  Pardon  de 
Ploérmel)  m'invite  à  lui  souhaiter  une  création  digne  de   sa  finesse  :   un 


52  L'ARTISTE 

rôle  dans  Fahlaff,  —  ou  le  Chérubin  de  Mozart,  par  exemple  ;  dans  sa 
délicieuse  esquisse  de  Lampito,  que  nous  réapplaudirons  à  la  reprise  de 
Thryné,  ne  savait-elle  pas  faire  quelque  chose  de  rien,  en  artiste  ?  Et  parmi 
les  nonchalances  d'un  orchestre  las  et  la  vulgarité  des  ensembles, 
un  régal  nous  attendait,  bien  mérité.  Ici,  l'on  fait  sa  rhétorique,  disait  à 
l'audition  d'Antigone  un  magister  très  spirituel  (l'exception  confirme  la 
règle  )  ;  eh  bien  !  sans  suggestion  aucune,  et  d'après  la  recette  de  Barrés, 
peut-être  se  serait-il  cru  André  Chénier  ou  La  Fontaine,  ressuscitant  à 
la  jeunesse  des  anciens  jours,  s'il  avait  entendu,  le  mardi  2  janvier, 
dans  notre  loge,  Pbilémon  et  Baucis  (M.  Clément,  M"e  Buhl)  qui,  durant 
un  rapide  entr'acte,  n'ont  nulle  peine  à  redevenir  jeunes.  Ensoleillé  par 
ces  voix  sans  rides,  le  petit  libretto  chante  la  joyeuse  fidélité  du  grand 
amour  ;  si  bien  que  le  louis-quatorzien  Jupiter  (M.  Taskin)  en  est  pour 
ses  frais  de  galanterie.  Les  dieux  et  l'affiche  émeraude  avaient  com- 
ploté de  me  faire  rendre  hommage  à  Gounod  : 

Philémon  et  Baucis  nous  en  offrent  l'exemple. 

Et  comme  l'haleine  des  violettes  est  douce  pour  oublier  les  grossiers 
parfums  de  la  complaisance,  de  la  réclame  et  du  puffisme,  ce  moderne 
trio  des  masques  que  le  divin  Mozart  ne  pressentit  point  ! 

A  l'Opéra,  —  Sur  Y  Ouverture  de  Gwendoline  (le  joli  nom!),  Mab  nous 
écrivit  jadis  :  du  Chabricr  très  parnassien,  un  peu  décadent,  parisien  et 
romantique,  capiteux,  truculent,  rutilant,  polychrome,  moderniste, 
impressionniste,  comme  une  page  de  Catulle  Mendès  où  il  s'agit  de 
Richard  Wagner  (l'influence  de  Wagner  sur  la  note,  c'est  l'influence 
d'Hugo  sur  le  vers)  :  bref,  un  ragoût  très  amusant.  —  Et,  dans  son 
nouveau  cadre  mondain,  l'impression  subsiste,  mais  affaiblie  tant  par 
l'habitude  auditive  que  par  une  exécution  plus  académique.  Deux  contem- 
porains auront  traduit  con  amore  cette  ivresse  des  sens,  dixième  Muse  de 
l'art,  dont  résonnèrent  harmonieusement  les  rives  de  Thrace  :  Massenet 
et  Chabrier.  Mais  la  pensée  mélodique  de  l'un  s  apparente  aux  blondes 
Mityléniennes  à  la  démarche  élégiaque,  qui  vinrent  accueillir  la  tète 
d'Orphée  dans  la  voluptueuse  eumolpée  des  longs  voiles  mauves,  sous  la 
glauque  mélancolie  des  érables;  rubiconde,  la  délirante  harmonie  de 
l'autre  bondit  sur  le  mode  phrygien  du  Corybante,  aux  échos  bachiques 
du  vallon  meurtri  par  la  cymbale  sonore.  Il  s'agit  encore  de  l'amour,  du 
frêle  amour  vainqueur  de  la  force,  puisque  Mendès  est  l'auteur  du 
poétique  poème  ;  dans  la  plus  infernale  des  cités,  l'artiste  a  su  rester 
poète  :  s'il  fut  trop  indulgent  pour  nos  défaillances,  la  faute  en  est  à 
nous,  femmes  ou  fées,  puisqu'il  nous  aime.  Le  fier  adorateur  de  Parsifal 
qui  écrit  :  «  Je  voudrais  être  Dieu  ou  Richard  Wagner  »,  aime  à  fuir  la 
nuit  lascive  et  sinistre  où  règne  le  Docteur  blanc,  pour  le  Nord  blême  et 
subtil  :  au  pays  d'Yseult,  sur  la  falaise  triste  et  verte,  c'est  la  qu'il 
rencontre,  vers  la   fin  du   vmc  siècle,  «  l'enfant  Gwendoline  »,  blonde, 


LE  MOIS  MUSICAL  53 

seize  ans  ',  svclte  et  câline,  mutine  et  douce,  au  beau  rire  parfois  songeur  : 

Elle  était  frôle,  et  pourtant  rose, 
Petite  avec  de  grands  cheveux... 

et  c'est  une  légendaire  cousine  de  Mademoiselle  Mésange  ou  de  la  char- 
mante petite  amie  du  Roi  Vierge.  Glacée  par  un  songe,  la  gracieuse  fille 
du  vieil  Armel  prend  peur  à  l'invasion  du  colossal  Harald,  le  Danois 
maître  des  vagues  :  mais  elle  est  femme,  et,  bientôt,  tel  Hercule  aux 
pieds  d'Omphale  au  blanc  sourire,  le  barbare  file  au  rouet  de  l'enfant 
déjà  railleuse  et  tendre  (icr  acte).  Puis,  Armel  semble  bénir  leur  hymen  : 
mais,  pendant  l'orgie  des  noces  et  les  paroles  d'amour,  les  Danois  sont 
égorgés  (ii°  acte)  ;  et,  dans  «  l'aurore  boréale  »  de  l'incendie  des  navires, 
Harald  ensanglanté  succombe,  indomptable,  avec  l'enfant  mourante  et 
passionnée  sur  son  vaste  cœur. 

C'est  la  tendresse  immortelle  en  un  cadre  épique  :  la  personnalité 
même  de  Mendès.  Et  le  poète  a  eu  cette  rare  joie  de  trouver  un  compo- 
siteur absolument  adéquat  à  son  rêve  d'art,  un  talent  fait  d'altière  hallu- 
cination et  de  réalité  pittoresque,  qui  enlace  onduleusement,  en  un 
contraste,  aux  chevauchées  des  rhythmes  sauvages  le  legalo  caressant  du 
désir.  Peut-être  Mendès  a-t-il  plus  d'élégance,  Chabrier  plus  de  fougue. 
Le  librettiste  lui-même  a,  d'ailleurs,  défini  son  musicien  :  «  Ce  qui  place 
Emmanuel  Chabrier  hors  de  tout  système,  hors  de  toute  école,  hors  de 
toute  comparaison  possible  avec  aucun  musicien  moderne,  c'est  l'intensité 
vraiment  prodigieuse  de  la  Vie  !  Nul,  à  l'égal  de  lui,  ne  possède  cette 
exubérance  de  force,  cette  exaspération  d'énergie,  cette  perpétuelle 
éruption  d'être,  qui  se  déchaînent  irrésistiblement  à  travers  son  œuvre. 
Son  talent,  par  l'excès,  devient  génie.  Sa  tendresse  va  jusqu'aux  plus 
déchirantes  délices,  jusqu'aux  plus  énervantes  extases,  jusqu'au  trépas  des 
pâmoisons  suprêmes  ;  sa  violence  s'érige  aux  plus  forcenées  outrances,  aux 
plus  atroces  paroxysmes;  sa  joie  s'hyperbolise  jusqu'au  rire  sonnant 
comme  de  bons  tonnerres,  jusqu'à  la  panse  crevée  à  force  d'allégresse 
des  Pantagruel  et  des  Gargantua!...  Son  inspiration,  toujours  plus 
débordante,  pourrait  avoir  pour  devise  :  «  En  veux-tu?  En  voilà!..2  » 
—  Cette  formule  d'éloge,  un  peu  triviale,  résume  admirablement  le 
tempérament  de  ce  Rubens  musicien  jusque  dans  ses  défauts  d'original 
et  d'excessif,  la  langueur  pouvant  devenir  mièvrerie,  la  rudesse  exaspé- 
ration, la  gaieté  caricature.  Mais  la  science  orchestrale  vient  toujours 
harmoniser  ses  gemmes  autour  des  lignes  plus  d'une  fois  communes  de 
l'idée  ;  si  un  profil  d'opérette  vient  poser  pour  une  ondine  ou  pour  une 
déesse,  vite  la  palette  d'un  Chéret  corrige  ou  déguise  le  dessin  du  modèle  ; 
la  Parisienne  devient  Walkûre.  En  toute  sincérité,  toujours. 

1  L'âge  de  Chérubin  et  de  Manon. 

2  Écho  île  Paris  du  mercredi  27  décembre  1893;  songer  au  Chabrier  à'Espana,  de 
Joyeuse  Marche,  de  la  Sulamitc,  du  Ballet  chanté  du  Roi  malgré  lui,  etc. 


54  L'ARTISTE 

"L'Ouverture,  —  étranges  fanfares  des  pirates,  violoncelles  alanguis  des 
premiers  émois,  ample  mélopée  chaleureuse  que  le  cor  précipite  allègre- 
ment dans  toutes  les  combinaisons  parallèles  de  la  polyphonie  la  plus 
débordante,  —  synthétise  l'œuvre  brutale  et  suave;  le  contraste  se 
poursuit  au  cours  des  trois  actes  :  dès  le  premier,  après  le  dialogue 
gracieux  des  femmes,  c'est  la  symphonie  tumultueuse  couvrant  la  voix  de 
Gwendoline  qui  raconte  les  passants  farouches  de  son  rêve.  Chabrier  est 
là  tout  entier  dans  ce  cataclysme  orchestral,  de  même  qu'il  parle  éloquem- 
ment,  et  avec  quel  charme,  dans  le  frisson  des  harpes,  avant  la  ballade 
du  rouet  :  «  On  prend  des  églantines  blanches...  »  La  rencontre  du 
colosse  naïf  avec  la  jeune  fille  subtile  est  d'une  psychologie  tout  en 
nuances  ;  la  musique  se  hâte  avec  les  mots  brusques  du  dramaturge, 
s'élargit  avec  les  grands  beaux  vers  du  poète  ;  la  passion  qui  prend 
conscience,  la  voix  chaude  et  comme  étouffée  du  bonheur  clame  dans 
l'ample  phrase  du  long  Préludi  du  IIe  acte,  jaillic  de  l'ombre  ;  et  l'épitha- 
lame  est  un  ensemble  très  grand.  La  forme  en  deux  actes,  plus  serrée, 
était  plus  favorable.  Correcte  interprétation,  sans  panache,  qui  semble, 
elle  aussi,  «  avoir  peur  de  la  passion  »,  de  la  part  de  MM.  Renaud  et 
Vaguet  (Harald  et  Armel);  mais,  vocalement  et  plastiquement, 
M"c  Lucy  Berthet  personnifie  Gwendoline,  la  frêle  Saxonne,  la  rose 
fluette  des  légendes  de  sang  :  composition  méritoire,  à  un  crépuscule 
des  âmes  qui  ne  sait  plus  ni  s'enthousiasmer,  ni  sourire.  Lcrit  depuis 
quatorze  ans,  applaudi  au  concert,  joué  le  10  avril  1886  dans  la  cité 
wagnérienne  Bruxelles,  puis  à  Karlsruhe,  puis  à  Munich,  puis  à  Lyon 
(  1 889,  1 890,  1 893  ),  cet  opéra  en  trois  actes,  très  vivant  en  son  décor 
de  féerie  germanique,  déjà  plus  homogène  mais  encore  éclectique,  marque 
une  étape  vers  l'unité  ;  il  intéresse  au  même  titre  que  les  symphonies 
dramatiques  de  Mmc  Holmes  et  de  Vincent  d'Indy.  C'est  l'œuvre  de  transi- 
tion d'une  écriture  originale.  Et  le  wagnérien  dit  juste1,  qui  lui  assigne, 
dans  notre  évolution  lyrique,  la  place  d'un  Vaisseau-Fantôme  ou  d'un 
Tannhauser. 

Retour  du  9'  concert  Lamoureux.  —  Amour  et  Génie,  pour  vous 
comprendre,  c'est  toujours  à  Berlioz  que  ma  ferveur  veut  revenir  !  C'est 
lui  l'outrancier  par  excellence,  et  qui  murmurait  avec  Lelio  le  Chant  de 
bonheur,  le  «  paroxyste  2  »  qui  fit  redescendre  la  grande  ombre  nocturne 
d'Hamlct  sur  les  galanteries  vieillottes  des  bourgeois  contemporains 
d'Auber,  le  prince  du  romantisme  qui  semblait  parfois,  le  soir,  un 
colosse  antédiluvien  à  son  ironique  ami  Henri  Heine,  alors  que  le  poète 
se  chantait  le  Tuba  iniruni  du  Requiem,  Y  Apothéose  de  la  Symphonie  funèbre 
et  triomphale,  le  Te  Deum  monumental,  ou  ces  ouvertures  et  ces  symphonies 
qui  visent  au  drame  immense  par  l'orchestre  seul.  Une  idéale  biographie 

1  M.  Henry  Baucr. 

1  Expression  de  Catulle  Mendès  ;  cf.  le  Mois  musical  d'avril  et  de  juin  i8(>3.  —  Un 
concert  historique  devrait  nous  rendre  tel  quel  Lelio  ou  le  Retour  à  la  vie,  explication  de 
l'âme  de  1 83o  ;  et  à  quand  la  Prise  de  Troie  ? 


LE  MOIS  MUSICAL 


55 


de  mon  Berlioz  devrait  être  un  diptyque  ainsi  désigné  :  Shakespeare  — 
Virgile.  «  Ma  vie  est  un  roman  qui  m'intéresse  beaucoup  »,  disait-il  :  et 
si  les  Troyens  de  1 863  sont  une  preuve  géniale  d'un  pieux  retour  aux 
croyances  poétiques  de  l'adolescent  qui  aime, —  vers  i83o,  la.  Stella  inoulis 
avait  presque  disparu  sur  la  colline  virgilienne,  c'est  Miss  Henriette 
Smithson  qui  lui  révélait  le  génie  du  Nord  :  «  L'amour  d'Ophélie  a 
centuplé  mes  moyens...  Ecoutez-moi  bien,  Ferrand  ;  si  jamais  je  réussis 
(à  l'épouser),  je  sens...  que  je  deviendrais  un  colosse  en  musique;  j'ai 
dans  la  tète  depuis  longtemps  une  symphonie  descriptive  de  Faust,  qui 
fermente  ;  quand  je  lui  donnerai  la  liberté,  je  veux  qu'elle  épouvante  le 
monde  musical...»  ;  et  plus  loin,  l'abattement  des  nerfs:  «  Je  ne  puis 
me  faire  à  l'impossible.  C'est  précisément  parce  que  c'est  impossible  que 
je  suis  si  peu  vivant...  '  »  Tel  est  l'Episode  de  la  vie  d'un  artiste  que  trans- 
figure la  Symphonie  fantastique,  musique  vivante  s'il  en  fut,  et  tout 
exceptionnelle,  qui  transpose  le  drame  intérieur  dans  le  pittoresque 
orchestral  ;  l'homme  et  l'artiste  se  pénètrent.  Au  temps  de  René,  l'Allemand 
Beethoven  avait  décrit  en  lui-môme  son  autobiographie  fantastique  dans 
la  transportante  Symphonie  en  ut  mineur  (1800 -1807),  sombre  destinée 
qui  marche  au  triomphe;  le  mari  de  Clara  Wieck  innovait  délicatement 
dans  les  détails  de  sa  /re  Symphonie,  en  si  bémol  (1841)  classique  d'allure, 
romantique  d'essor  :  chez  Berlioz,  l'amour  révolutionne  l'artiste,  l'artiste 
révolutionne  l'œuvre,  les  laves  de  l'idée  creusent  l'innovation  de  la 
forme,  le  songe  enfièvre  la  science,  l'orchestre  plaintif  devient  un 
visible  drame, 


Fourmillante  cité,  cité  pleine  de  rêves  ; 

et  comme  le  novateur,  disciple  de  Faust,  a  l'âme  française,  c'est  par  un 
décor  étincelant,  parfois  trivial,  qu'il  exprime  l'angoisse  de  son  être 
volcanique  et  tendre.  En  une  nuit,  rêve  réaliste,  la  Marche  au  supplice  est 
écrite. 

Voulez-vous  sentir  la  puissance  de  l'Art  ?  Amusez-vous  d'abord  du 
naïf  programme  ;  puis  frémissez  au  souffle  de  cette  musique  qui  parle. 
Tableau  musical  où  la  note  est  l'actrice  d'un  drame,  la  Fantastique  en  cinq 
parties  (le  cadre  éclate  sous  l'inspiration)  chante  le  songe  d'un  prodigieux 
voyant,  frère  de  Delacroix  et  d'Hugo  ;  l'Idée  fixe  qui  la  traverse  (le 
second  leitmotiv,  depuis  Beethoven),  c'est  le  blanc  fantôme  de  l'Aimée, 
c'est  miss  Smithson-Ophélia  qui  apparaît  au  seuil  des  nuageuses  Rêveries 
du  jeune  poète  névropathe,  pour  déchaîner  en  son  cœur  «  l'orage  désiré  » 
des  Passions  ;  c'est  Elle  qui  glisse  dans  le  demi-jour  du  Bal  vaporeux, 
c'est  Elle  qui  pleure  dans  le  paysage  romantique  de  la  Scène  aux  Champs 
(un  chef-d'œuvre!)  où  l'obscur  silence  pastoral  du  rouge  soir  devient 
l'écho  du  tonnerre  ;  c'est  Elle  dont  la  vision  vole,  pure  et  si  triste, 
au-dessus    des  brutalités    superbes    de  la  Marche  au  supplice,   —  et  qui, 

1  Lettres  intimes,  1829-1830,  passim  ;  cf.  Mémoires,  I,  eh.  18  et  24. 


56  L'ARTISTE 

déchevelée,  l'œil  noir,  en  courtisane,  fait  hurler  d'aise  le  Sabbal  aux 
grouillantes  noirceurs  moyen-âgeuses...  Le  blasphème  du  philistin  Scudo 
s'explique.  Grâce  à  cette  audition  colorée  qui  découvre  un  monde,  à  ce 
haschich  nouveau  d'un  Baudelaire  musical,  qui  sous  les  nuées  vagabondes 
de  la  bruyère  shakespearienne  ou  par  les  sentes  fleuries  de  la  clairière- 
antique  déroule  la  Marche  d'Hamlet  et  déchaîne  la  Chasse  royale,  longtemps 
j'ai  mêlé  ma  vie  à  la  vie  de  Berlioz  comme  il  mêla  son  âme  aux  âmes 
d'Hamlet,  de  Manfred,  de  Faust;  souvenirs  de  cette  aérienne  existence, 
des  dates  m'obsèdent,  aux  ciels  gris  :  le  29  février  1 880,  chez  Pasdeloup, 
j'abordais  le  Faust  de  Schumann,  aux  mystiques  détails  si  poignants  du 
quatuor  et  des  bois,  où  Mme  Rose  Caron  chantait  sans  gloire  ;  et  le 
7  mars  suivant,  chez  Colonne,  révélation  de  la  Fantastique,  prodrome  de 
l'ensorcelante  Damnation  de  Faust  qui  fut  ma  compagne  de  crépuscule  sur 
les  quais  déserts  !.  Heures  passées,  que  je  ressuscitais  hier  soir,  sous 
un  ciel  d'améthyste  incendié  par  les  tourbillons  nacarat  d'une  cité 
maudite  -  :  miraculeux  paysage  artificiel  !  ah  !  coloriste,  que  ne 
pouvais-tu  jouir  du  réel  et  beau  cauchemar,  dans  ce  Paris  ingrat  qui 
t'abandonne: 

Dans  ton  oeuvre,  sommet  par  la  foudre  hante, 
Parfois,  cher  Berlioz,  la  nymphe  ou  la  bacchante 
Cherchant  le  temple  ombreux  de  la  sérénité, 
Passe,  au  loin,  près  du  bois  où  murmure  l'acanthe  ; 

Tandis  que  sous  la  nue,  invisible,  irrité, 
Un  dieu  forge  :  et  des  feux  de  sa  nuit  éloquente 
Vers  la  cime  au  front  d'or  de  l'immortalité 
L'étincelle  qu'il  crée,  astre  pur,  monte  et  chante  ! 

Dans  une  éruption  sublime,  effroi  de  l'air, 
Sans  trêve  ton  génie  enfantait  un  éclair  ; 
Et  du  premier  soupir  jusqu'au  suprême  raie, 

Morose  adolescent,  juvénile  vieillard, 

Tu  sentis  vivre  en  toi  la  rumeur  orchestrale, 

Cratère  dévasté  par  la  flamme  de  l'Art  ! 

L'Art  vieillit  :  mais,  en  ses  formules  successives  qui  revêtent  un 
sentiment  éternel,  il  faudrait  une  cruauté  sotte  pour  méconnaître  jamais 
la  conviction.  L'Art  est  chose  surnaturelle,  qui,  avec  quelques  nuances 
de  plus  ou  de  moins  dans  le  procédé  matériellement  technique,  fait  du 
sublime.  Écoutez  causer  des  artistes  :  l'argot  même,  en  sa  crânerie,  n'est 
qu'une  pudeur  exquise  pour  envelopper  un  sentiment  vif.  Le  critique  in- 
sérait qu'un  miroir  obscur  et  vide,  un  pauvre  aérolithe  opaque  et  noir 
sans  la  douce  et  belle  lumière  chaleureuse  de   l'Art  et  de  l'artiste  ;   le 

1  Chez  Pasdeloup,  les  fragments  du  Faust  de  Schumann  étaient  précédés  de  VOuverlurt 
pour  Faust  par  R.  Wagner  (i843-i855). 

*  Incendie  du  magasin  des  décors  de  l'Opéra,  le  samedi  soir  6  janvier. 


LE  MOIS  MUSICAL  57 

critique  n'est  qu'un  auditeur  plus  attentif,  et  qui  avoue  son  plaisir. 
Atonie,  il  se  venge  en  dénombrant  les  taches  du  soleil  ;  mais,  bientôt, 
sa  chétive  analyse  défaille,  son  ironie  devient  éblouissement,  ses  pas 
quittent  la  terre  comme  ceux  des  sombres  illuminés  du  peintre  espagnol, 
sa  poitrine  se  tend  reconnaissante  aux  radieuses  blessures  :  «  Flèches, 
transpercez-moi  !  Viens  et  m'enflamme,  ô  sainte  extase  !  »  soupire  le 
Pater  extaticus  de  Schumann  '  :  et,  à  travers  toutes  les  plus  riches 
métempsycoses  et  les  plus  soudaines,  du  midi  blanc  de  clartés  où  meurt 
l'ardente  Mireille,  de  la  Thulé  frissonnante  où  rêve  l'enfant  Gwendoline 
jusqu'au  firmament  qui  dresse  un  trône  d'or  à  la  pécheresse  autrefois 
appelée  Marguerite,  un  courant  de  sympathique  splendeur  entraîne  le 
passionné  d'art  aux  étoiles.  C'est  que  le  passionnant  «  amalgame  de 
fange  et  de  ciel2»  qui  compose  la  vie  d'un  artiste  créateur  ne  réside  point 
seulement  dans  une  vaine  parade,  c'est  que  l'Art  n'apparaît  point  seule- 
ment un  vain  concours  de  paillettes  et  de  notes,  pour  celui  qui,  graduelle- 
ment, avec  Platon,  avec  Dante,  avec  Faust,  s'élève  des  beautés  terrestres 
vers  quelque  chose  d'ineffable,  en  ces  instants  dont  on  meurt  ;  mais  il 
obéit  à  un  mystérieux  enseignement  : 

Cette  trace  qui  nous  enseigne, 
Ce  pied  blanc,  ce  pied  fait  de  jour, 
Ce  pied  rose,  hélas  !  car  il  saigne, 
Ce  pied  nu,  c'est  le  tien,  Amour  !  8 

Vestige  béni  qu'il  nous  faut  suivre  de  très  loin  et  toujours  adorer, 
pour  faire  d'une  seule  vie  une  perpétuelle  œuvre  d'art.  Il  est  une  musique 
de  l'âme.  J'aimais  à  aimer,  répondit  le  saint  aux  questions  du  sage.  Et  je 
viens  sourire  à  tous  mes  amis  inconnus,  en  retrouvant  mon  manuscrit 
jonché  de  cartes  et  de  lettres.  Les  noms,  vite  les  noms  ! 

Pour  transcription  terrestre  et  conforme  :    . 


RAYMOND  BOUYER. 


1  Faust,  III,  2  ;  le  ténor-solo. 

2  Alfred  de  Musset  :  Lettres,  1827. 

3  Victor  Hugo  :  Contemplations,  II,   1  ;  1843. 


LES    PEINTRES-LITHOGRAPHES 


Marque    des    PEINTRES-LITHOGRAPHES 
Dessin  de  H. -P.  Dillon. 


puisée  par  l'abus  du  procédé,  du  métier  et  de  la  routine, 
dévoyée  par  l'application  presque  exclusive  à  la  reproduc- 
tion et  le  mépris  de  la  composition  originale,  la  lithogra- 
phie, qui  a  produit  jadis  de  si  admirables  chefs-d'œuvre, 
est  tombée  bientôt  dans  une  profonde  décadence.  Récem- 
ment pourtant,  par  suite  de  causes  très  diverses,  un  retour  s'est  produit 
vers  cet  art  si  longtemps  délaissé.  Quelques  artistes  ont  essayé,  séparément, 


LES  PEINTRES-LITHOGRAPHES 


59 


J 


V^éa^tit, . 


PORTRAIT      DE      L    A  U  T  E  U  R 

D'après  la  lithographie  de  Marcellin  Desboutin 
pour  les  Peintres-Lithographes, 


6o 


L'ARTISTE 


de  reprendre  la  tradition  perdue  ;  le  succès  de  leur  tentative  a  frappé  les 
amateurs  et  fait  des  prosélytes. 

Préoccupés  depuis  plusieurs  années  de  l'avenir  de  cet  art  dont  ils 
n'étaient  pas  seuls  à  pressentir  la  renaissance,  les  éditeurs  des  Peintres- 
Lithographes  avaient  conçu,  presque  au  début  de  ce  prompt  réveil,  la 
pensée  de  grouper  les  efforts  isolés  des  artistes  et  d'appeler  comme 
collaborateurs  à  cette  œuvre  tous  ceux  qui  ont  encore  le  souci  du  dessin. 
Ils  s'étaient  dit,  en  effet,  que  la  lithographie  ne  constitue  guère,  à  propre- 
ment parler,  un  art  spécial,  une  sorte  de  ramification  de  la  gravure, 
ainsi  qu'on  a  coutume  de  la  considérer,  mais  qu'elle  est,  en  vérité,  l'art 


D'après  la  lithographie  de  Fantin-Latour 
pour  les  Pcintrcs-Litbograplxs. 


même  du  dessin,  auquel  se  trouve  attachée,  par  une  bonne  fortune 
exceptionnelle,  la  faculté  de  pouvoir  se  reproduire  directement  sans 
l'intermédiaire  plus  ou  moins  fidèle  d'aucun  interprète  étranger. 

Ils  ont  donc  sollicité  le  concours  de  ceux  qui  ont  été  les  promoteurs 
de  ce  mouvement  et  en  même  temps  l'aide  de  tous  les  artistes,  peintres, 
sculpteurs,  dessinateurs,  qui  ne  dédaignent  pas  de  se  servir  du  crayon  et 
auxquels  l'absence  d'une  éducation  technique  originelle,  l'ignorance  des 
recettes,  des  habiletés  apprises,  du  procédé,  en  un  mot,  donnaient  une 
virginité  précieuse  devant  la  pierre  et  promettaient  à  la  lithographie  le 
bénéfice  d'effets  nouveaux  et  variés. 


LES  PEINTRES-LITHOGRAPHES 


61 


'«gfe 

Si*J  ■  ■ 

LA      COMÉDIE 

D'après  la  lithographie  de  J.  Chéret 

pour  les  Peintres-Lithographes. 


62  L'ARTISTE 

Cet  appel  ne  pouvait  manquer  d'être  enfin  entendu.  La  publication 
longtemps  projetée  vient  de  voir  le  jour,  et  la  liste  des  principaux 
collaborateurs  effectifs  des  Peintres-Lithographes  '  témoigne  que  de  toutes 
parts,  quels  que  soient  leur  idéal  et  leurs  tendances,  les  sommités  de  tous 
les  arts  se  sont  personnellement  intéressées  à  cette  tentative  de  groupe- 
ment en  vue  d'une  rénovation  plus  méthodique  et  plus  générale  de  la 
lithographie. 

Le  sommaire  des  premiers  albums,  où  la  moitié  des  collaborateurs  est 
formée  par  ceux  mêmes  qui  ont  été  les  premiers  à  relever  la  lithogra- 
phie, et  dont  l'autre  moitié  est  composée  d'artistes  de  réel  talent,  nou- 


LTLIJE      D    ENFANTS 

D'.ipr6s  la  lithographie  de  J.  Geoffroy 
pour  les  Vi'intres-Lilljogrtil'lvs. 

veaux  venus  dans  cet  art,  montre  déjà  combien  les  résultats  ont  répondu 
rapidement  à  l'attente,  et  combien  la  lithographie  peut  gagner  à  ce 
contact  incessant  avec  d'autres  arts. 

Dans  les  albums  déjà  parus,  il  suffit  de  citer  les  pièces  signées  de 
MM.  Félix  Buhot,  J.  Chéret,  Marcellin  Desboutin,  H. -P.  Dillon,  E. 
Dinct,  Dubois-Menant,  Ch.  Dulac,  Fantin-Latour,  J.  Geoffroy,  Gœneutte, 
Frédéric  Jacquc,  Aman  Jean,  G.  Jcanniot,  Jean-Paul  Laurens,  Camille 
Lcfèvre,  A.  Lepère,  Paul  Leroy,  Alex.  Lunois,  Henri  Martin,  Paul 
Maurou,  Marius  Perret,  V.  Peter,  Wickcnden  et  A.  Willette. 

1  Les  Pt'iiUm-Littxtgraplxs,  album  trimestriel  de  lithographies  originales  et  inédites,  par 
divers  artistes,  publié  sous  la  direction  de  Léonce  Hencdite,  H. -P.  Dillon  et-Jean  Albo'uc 
(Paris,  aux  bureaux  de  l'Artiste). 


LES  PEINTRES-LITHOGRAPHES 


63 


SOUVENIR   DE   LA   COLONNE   DU   FOUTA 

D'après  la  lithographie  de  Marins  Perret 

pour  les  Peintres-Lithographes. 


«    c'est    un    noyé  I    » 

D'après  la  lithographie  de  Lepèrc 

pour  les  Peintres-Lithographes. 


64 


V ARTISTE 


Aussi  les  amateurs  de  belles  estampes  originales  n'ont  pas  manqué 
de  saluer  l'apparition  des  Peintres -Lithographes,  comprenant  que  cette 
publication  de  luxe,  dont  la  composition,  sans  cesse  variée  et  renouvelée, 
étendra  singulièrement  l'horizon  de  l'estampe,  est  destinée  à  marquer 
le  point  de  départ  d'un  grand  mouvement  qui  rendra  à  la  lithographie 
le  premier  rang  qu'elle  a  tenu  jadis  et  auquel  elle  n'a  pas  cessé  d'avoir 
droit. 


CHRONIQUE 


près  une  clôture  de  plus  d'un  mois, 
nécessitée  par  le  remaniement  annuel 
de  ses  collections,  le  musée  du  Luxem- 
bourg vient  de  rouvrir  ses  galeries  au 
public.  Celui-ci  a  pu  constater  avec 
satisfaction  que  l'aménagement  de  la 
salle  de  sculpture  a  subi  une  heureuse 
modification  :  M.  Bcnedite,  conser- 
vateur du  musée,  a  pu  réaliser,  en  effet 
cette  année,  un  projet  dont  nous  avions 
déjà  parlé  l'an  dernier  et  qui  consistait 
à  orner  cette  galerie  de  tapisseries  des 
Gobelins,  empruntées  au  Garde-Meuble.  Cette  ornementation  des 
murailles  remplace  avantageusement,  —  est-il  besoin  de  le  dire  ?  —  le  ton 
d'ocrc  rougeâtre  dont  elles  étaient  uniformément  enduites,  et  l'effet  des 
marbres  sur  le  fond  d'une  tonalité  chaude  et  harmonieuse  que  leur  font 
ces  riches  panneaux,  est  tout  autre.  Il  convient  d'ajouter  que  le  choix  à 
faire  des  sujets  de  tapisseries  n'était  pas  indifférent,  et  que  des  sujets  à 
personnages  n'auraient  pas  fait  un  excellent  voisinage  avec  les  groupes  et 
les  statues.  Aussi  a-t-on  choisi  de  préférence,  dans  la  merveilleuse  collec- 
tion du  Garde-Meuble,  quelques-unes  des  pièces  faisant  partie  de  la  série 
des  Mois,  exécutée  au  dix-septième  siècle  d'après  les  compositions  de  Le 
Brun  et  de  Van  der  Meulen,  et  dont  les  motifs  principaux  figurent  douze 
maisons  royales,  allusion  aux  douze  signes  du  zodiaque  qui  sont  les 
demeures  successives  du  soleil,  emblème  du  grand  Roi.  Les  pilastres  et 
les   colonnes,  les   balustrades,   les  guirlandes  de  fleurs  et  de  fruits,  les 


I894.  —  L'ARTISTE.  —  NOUVELLE  PÉRIODE  :  T.  VII. 


66  L'ARTISTE 

vases,  les  animaux  et  les  oiseaux  qui  forment  l'encadrement  des  vues, 
sur  chaque  panneau,  en  complètent  la  belle  ordonnance  décorative.  Il 
paraîtrait  que  le  succès  décisif  de  cette  tentative  aurait  déterminé  l'admi- 
nistration des  Beaux-Arts  à  faire  la  commande  d'une  série  de  cartons  de 
tapisseries  spécialement  destinées  à  orner  les  parois  de  la  salle  de  sculpture 
et  qui  seraient  exécutées  aux  Gobelins  ;  ces  nouvelles  tapisseries,  devant 
remplacer  définitivement  celles  que  l'on  vient  de  placer,  auraient,  en 
effet,  leur  destination  logique  dans  le  musée  des  artistes  vivants. 

Dans  une  salle  spéciale  ont  été  groupés  les  tableaux  des  peintres  étran- 
gers. Nous  signalerons,  dans  cette  catégorie  une  œuvre  importante  du 
peintre  anglais  G.  F.  Watts,  l'Amour  et  la  Vie,  offerte  au  musée  par 
l'auteur  ;  une  très  remarquable  Marine,  de  Harrison  ;  d'Edward  Calwert, 
une  pastorale  virgilienne  d'un  sentiment  exquis  ;  des  dessins  de  Frederik 
Leighton  et  de  Burne-Jones  ;  la  Femme  rouge,  de  Dannat,  etc. 

Parmi  les  ouvrages  d'artistes  français,  il  faut  mentionner  une  série  de 
dessins  de  François  Bonvin  et  de  Louis  Cabat,  et  plusieurs  études  de 
Meissonier. 

Voici,  du  reste,  la  liste  détaillée  des  ouvrages  entrés  au  Luxembourg  à 
l'occasion  de  ce  dernier  remaniement  : 

Peinture 
i  °  Ecole  française. 

Binet  (Victor-Emmanuel).  —  Derrière  la  ferme,  automne  (Salon  de  1893). 

Brouillet  (André).  —  Intimité  (Id.). 

Carolus-Duran.  —  Un  soir  dans  l'Oise.  (Id.). 

Cottet  (Charles).  —  Rayons  du  soir,  port  de  Camaret  (Id.). 

Damoye  (Pierre-Emmanuel).  —  Un  marais  (Salon  de  1892). 

Daumier  (Honoré).  —  Les  Voleurs  et  l'Ane. 

Fichel  (Eug.).  —  Le  Cabaret  Ramponnean  (provenant  du  ministère  de 
l'Intérieur). 

Gagliardini.   —  Coup  de  midi,  Provence  (Salon  de  1893). 

Henner  (J.-J.)  — Dormeuse.  (Id.). 

Leroy  (Paul).  —  Oasis  d'El-Kantara  (Exposition  de  peinture  orienta- 
liste). 

Lévy  (Henri).  —  Christ  mort  (Salon  de  1893). 

Meissonier.  —  Études  (dons  de  la  famille  et  acquisitions). 

Olive  (Jean-Baptiste).  —  Le  Soir,  rade  de  Villefranche  (Salon  de  1893). 

Pointelin.  —  Côtes  du  Jura,  vues  de  la  plaine  (Id.). 

Renan  (Ary).  —  Sapbo  (Id.). 

Renouf  (Emile).  —  Brumes  du  matin  (Id.). 

Simonnet  (Lucien).  —  Ville-d'Avray,  effet  de  neige  (Id.). 

Veyrassat  (Jules-Jacques).  —  Le  vieux  Serviteur  (don  de  Mmc  veuve 
Vcyrassat). 

Wenckcr  (Joseph).  —  Artcmis  (Salon  de  1893). 


CHRONIQUE  67 

2°   Écoles   étrangères. 

Calwcrt  (Edward).  —  Pastorale  virgilienne. 

Dannat  (William-T.).  —  La  femme  rouge. 

Denduyts  (Gustave).  —  Les  Bâcherons. 

Edelfelt  (Albert).  —  Paysage  (Salon  de  1893). 

Harrison  (Alexander).  —  Marine  (Id.). 

Van  Elven  (Pierre).  —  Venise,  effet  de  pluie  (Salon  de  1893). 

Watts  (Gcorge-F.)  —  L'Amour  et  la  Vie  (don  de  l'auteur). 

Dessins  et  Acluarelles 

Besnard    ( Paul- Albert ) .    —     Portrait    du    peintre- graveur    A.    Legros 
(aquarelle). 

Bonvin  (François).  —  Le  Pont  de  Waterloo,  à  Londres  (Id.). 

—  La  Jetée  à  Gravesend  (Id.). 

—  L'Homme  au  tablier  (dessin  aux  2  crayons). 

—  Femme  portant  un  panier  (Id.). 
Cabat  (Louis).  —  Environs  de  Paris  (aquarelle). 

—  Bel  levai,  paysage  d'étude  (dessin  aux  2  crayons). 

—  Antre  paysage  d'étude  (dessin  à  la  plume  et  au  lavis). 

—  Laveuse  à  Bersenay-en-Othe  (Id.). 
Henriquel-Dupont.  —  Portrait  de  Lamartine  (aquarelle). 
Willette  (Adolphe).  —  Valmy  (dessin  à  la  plume). 

Sculpture 

i°   École  française 

Cazin  (Mmc  Marie).  —  David,  buste  en  bronze. 

Dampt  (Jean).  ■ —  Le  Baiser  de  l'aïeule,  buste  en  marbre. 

Pucch  (Denys).  —  Buste  de  femme,  marbre. 

Saint-Marceaux  (René  de).  —  Buste  de  M.  Dagnan-Bonveret ,  bronze. 

Vernhes  (Henri-Edouard).  —  Portrait  de  M"e  D.,  buste  en  cire. 

20  Écoles  étrangères 

Meunier  (Constantin).  —  Pudleurs,  bas-relief  en  bronze. 
Valgren  (Mmc  Antoinette).  —  Misère,  statuette  en  bronze. 

Objets  d'art 

Cazin  (Jean-Charles).  —  Plats  en  grès. 

Charpentier  (Alexandre-Louis).  —  Bouillote  en  étain  avec  couvercle. 
Delaherche  (Auguste).  —  Grès  flambé,  forme  bouteille. 
Desbois  (Jules).  —  Pichet  en  étain. 
Léveillé  (Ernest).  —  Vase  jade  :  Feuilles  de  marronnier. 
Rault  (Louis).  —  Le  Crabe  et  la  Sirène,  coquille  en  or  repoussé. 
Thesmar  (Fernand).  —  Vase  en  émaux  cloisonnés  d'or  sur  porcelaine 
tendre  de  Sèvres  :  Vigne  vierge  et  Papillons. 


68  L'ARTISTE 

Médailles 

Un  cadre  de  médailles  de  Roty,  et  diverses  médailles  de  Chapu,  Ant. 
Gardet,  Mouchon,  etc. 

Enfin  pour  compléter  cette  énumération,  il  faut  y  joindre,  comme  récente 
acquisition  faite  pour  le  musée  du  Luxembourg,  le  Portrait  du  cardinal 
Lavigerie,  par  Léon  Bonnat.  Cette  toile,  qui  a  figuré  à  l'exposition  de 
Chicago,  prendra  place  au  musée  dès  qu'elle  aura  été  ramenée  d'Amérique. 

Il  était  dans  les  desseins  de  M.  Benedite,  depuis  qu'il  a  pris  possession 
de  l'administration  du  musée,  d'y  créer  une  section  de  gravure  et  de 
lithographie.  Seul,  le  manque  de  place  avait  fait  obstacle,  jusqu'à  présent, 
à  la  réalisation  de  ce  projet.  Si,  du  reste,  on  avait  voulu  n'entreprendre 
la  création  d'une  section  d'estampes  que  dans  des  conditions  normales 
d'installation  et  d'exposition,  force  eût  été,  faute  de  place,  de  différer  cette 
création  à  l'époque  indéterminée  et  encore  problématique  où  sera  agrandi 
le  musée  du  Luxembourg.  Mais,  à  défaut  d'une  salle  d'exposition 
proprement  dite,  M.  Benedite  s'est  préoccupé  d'une  solution  pratique  en 
faisant  aménager  un  modeste  local,  de  dimensions  exiguës,  situé  à 
l'entresol,  dans  la  partie  du  musée  affectée  aux  services  de  la  conservation, 
et  où  du  moins  les  pièces  classées  dans  des  portefeuilles,  pourront  être 
examinées  par  les  visiteurs  dûment  autorisés,  un  jour  déterminé  de  la 
semaine  qui  sera  le  lundi. 

Parmi  les  estampes  modernes,  un  départ  était  à  faire  entre  la  gravure 
originale  et  la  gravure  de  reproduction.  C'est  évidemment  la  première  de 
préférence  dont  la  place  était  marquée  dans  notre  musée  d'art  contempo- 
rain. C'est  donc  une  collection  de  gravures  originales  qui  est  en  voie  de 
formation  et  que  les  nombreux  dons  d'artistes  et  de  collectionneurs  ainsi 
qu'un  certain  nombre  d'achats  contribueront  à  accroître.  Déjà  y  figurent 
des  épreuves  de  Bracquemond,  Bon  vin,  Lewis  Brown,  Besnard,  Buhot, 
Carrière,  Chéret,  Daubigny,  Decamps,  Delacroix,  Desboutin,  Dillon, 
Jules  Dupré,  Fantin,  Helleu,  Paul  Huet,  Gceneutte,  Guérard,  Jacque, 
Lepère,  Lunois,  Nanteuil,  Renouard,  Rivière,  Rops,  Saint-Marcel,  etc., 
etc.  Un  jour  viendra  peut-être,  —  il  est  même  permis  de  l'espérer,  —  où 
la  collection  du  Luxembourg  pourra  offrir  pour  l'étude  des  ressources 
sérieuses  et  suppléer  à  l'insuffisance  manifeste  et  aux  trop  nombreuses 
lacunes  que  présente,  dans  le  domaine  de  la  gravure  contemporaine,  le 
cabinet  des  estampes  de  la  Bibliothèque  nationale. 


L'Académie  des  Beaux-Arts,  après  la  déclaration  de  vacance  du  fauteuil 
de  M.  Ch.  Gounod,  a  décidé,  sur  la  proposition  de  la  section  musicale, 
motivée  par  l'absence  de  quelques-uns  des  membres  de  cette  section  et 
par  le  départ  imminent  de  quelques  autres,  qu'il  n'y  avait  pas  lieu  de  pro- 
céder immédiatement  au  remplacement  du  grand  compositeur  :  en  consé- 
quence, elle  a  renvoyé  à  cinq  mois  la  nouvelle  délibération  sur  cette 
vacance. 


CHRONIQUE  69 

Le  prix  Chaudesaigues,  institué,  comme  on  sait,  pour  permettre  à 
un  jeune  architecte  de  séjourner  en  Italie  durant  deux  années  et  y  com- 
pléter ses  études,  a  été  décerné  par  l'Académie  des  Beaux- Arts  à  M.  Binet, 
élève  de  M.  Laloux.  Une  première  mention  a  été  attribuée  à  M.  Rigault, 
élève  de  M.  Guadet,  et  une  deuxième  mention  à  M.  Mercier,  élève  de 
M.  Laloux.  Nous  rappelons  que  le  sujet  du  concours  était  :  Une  salle  de 
fêtes  et  de  concerts. 

Comme  sujet  du  concours  d'architecture  pour  le  prix  Achille  Leclère, 
l'Académie  a  choisi  :  Une  sacristie. 

La  Compagnie  ayant  reçu  du  président  de  l'Académie  de  Saint-Luc  à 
Rome,  une  lettre  annonçant  la  prochaine  célébration  du  troisième  cente- 
naire de  sa  fondation,  a  répondu  par  un  télégramme  dans  lequel  elle 
«  s'associe  unanimement  aux  sentiments  qu'inspire  à  tous  les  artistes  le 
troisième  centenaire  de  l'insigne  Académie  romaine  de  Saint-Luc  ».  Cette 
dernière  a  remercié  l'Académie  de  Beaux-Arts  de  ce  témoignage  de  sym- 
pathie et  lui  a  fait  pafvenir  une  médaille  commémorative  en  souvenir  de 
ce  troisième  centenaire. 

En  remplacement  de  M.  Matejko,  décédé  à  Cracovie,  l'Académie  a  élu 
associé  étranger  M.  Hunt,  architecte  à  New- York. 

Sur  le  rapport  de  la  section  de  composition  musicale,  vu  l'insuffisance 
des  poèmes  adressés  jusqu'à  présent  à  l'Académie  pour  le  concours  Rossini, 
il  a  été  décidé  que  ce  concours  serait  prorogé  jusqu'au  3 1  décembre 
prochain. 

Voici  les  dates  fixées  par  l'Académie  pour  les  différents  concours  au 
prix  de  Rome  en  1 894  : 

Peinture.  —  29  mars  :  programme  du  premier  essai;  3o  mars  :  classe- 
ment et  jugement  du  premier  essai  ;  3i  mars:  programme  du  deuxième 
essai  (esquisse  peinte)  ;  2  avril  :  classement  de  la  première  épreuve  du 
deuxième  essai  ;  3  avril  :  poser  modèle  nature  du  deuxième  essai  ; 
16  avril:  jugement  des  deux  essais  réunis;  18  avril:  programme  du 
concours  définitif;  20  juillet  :  jugement  préparatoire  et  jugement  définitif. 

Sculpture.  —  5  avril  :  programme  du  premier  essai  ;  6  avril  :  classement 
et  jugement  du  premier  essai  ;   9  avril  :   programme  du  deuxième  essai  ; 

I  o  avril  :  classement  de  la  première  épreuve  du  deuxième  essai  (esquisse)  ; 

II  avril:  poser  modèle  nature  du  deuxième  essai;  23  avril:  jugement 
des  deux  essais  réunis;  26  avril:  programme  du  concours  définitif; 
27    avril  :  jugement  préparatoire  et  définitif. 

Architecture.  —  i3  mars:  programme  du  premier  essai;  14  mars  :  clas- 
sement et  jugement  du  premier  essai  ;  16  mars  :  programme  du  deuxième 
essai;  17  mars:  jugement  du  deuxième  essai;  21  mars:  programme  du 
concours  définitif;  27  mars  :  vérification  contre-collage  des  esquisses  ; 
6  août:  jugement  préparatoire  et  jugement  définitif. 

Gravure  en  taille-douce.  —  1 2  mars  :  poser  modèle  nature  du  concours 
d'essai;   19  mars:  poser  modèle  antique  du   concours  d'essai;    27  mars: 


7o  L'ARTISTE 

concours  définitif,  poser  modèle  antique  ;  20  avril  :  concours  définitif, 
poser  modèle  nature  ;  3o  juillet:  jugement  préparatoire  et  définitif. 

Composition  musicale  (termes  de  rigueur  pour  le  dépôt  des  cantates  : 
1  5  mai).  —  b  mai  :  concours  d'essai,  sujet  de  fugue  et  de  chœur  au 
Conservatoire;  12  mai:  jugement  du  concours  d'essai  au  Conservatoire; 
18  mai  :  jugement  des  cantates  (paroles),  au  Conservaroire  ;  iy  mai: 
concours  définitif,  choix  de  la  cantate  au  Conservatoire;  2y  juin:  juge- 
ment préparatoire  au  Conservatoire  ;  3o  juin  :  jugement  définitif  à  l'Ins- 
titut. 

Pour  1894,  l'Académie  a  désigné  comme  président  M.  Ambroise 
Thomas,  pour  vice-président  M.  Daumet. 


Dans  un  mémoire  dont  il  a  récemment  donné  lecture  à  l'Académie  des 
Inscriptions  et  Belles-Lettres,  M.  Germain  Bapst  a  narré  les  étranges 
adaptations  successives  qu'ont  reçues  deux  bas-reliefs  de  Jean  Goujon 
qui  se  trouvent  au  château  de  Chantilly  et  représentent  le  départ  et  la 
chute  de  Phaéton. 

Ces  deux  monuments  étaient  autrefois  conservés  au  château  d'Ecouen. 
Ils  en  furent  enlevés  à  l'époque  de  la  période  révolutionnaire  et  transportés 
à  Versailles  en  1793.  Plus  tard,  en  1816,  ils  furent  rendus  â  la  famille 
des  Condé. 

Lorsqu'après  la  mort  du  duc  de  Bourbon,  le  duc  d'Aumale,  fut  dans  la 
personne  de  ses  mandataires,  —  le  prince  n'avait  alors  que  neuf  ans,  — 
mis  en  possession  de  la  succession  des  Condé,  ces  bas-reliefs  furent 
envoyés  à  Chantilly.  Là,  des  maçons,  les  trouvant  à  leur  convenance,  les 
employèrent  un  jour  à  la  construction  du  tablier  d'un  pont  du  parc. 

En  1 846,  d'autres  ouvriers  en  réparant  ce  même  pont,  retournèrent 
ces  pierres  et  y  virent  «  des  bonshommes  ».  Plus  intelligents  que  les 
premiers,  ils  signalèrent  leur  trouvaille  à  l'architecte  du  prince.  Les 
bas-reliefs  reconnus  par  les  gardiens  et  quelques  anciens  serviteurs 
furent  immédiatement  réintégrés  à  une  place  digne  d'eux  :  ils  occupent 
actuellement  une  place  d'honneur  dans  la  tribune  du  château. 


Va-t-on  faire  du  Louvre  l'universel  réccptable  de  toutes  les  collections 
les  plus  hétérogènes  qu'il  plaira  à  certains  fonctionnaires  du  musée 
d'imaginer  ?  Voici  que,  dans  une  salle  voisine  de  celle  où  sont  exposés 
les  pastels  des  maîtres  français  du  dix-huitième  siècle,  on  vient  d'installer 
une  collection  de  bibelots  japonais,  bronzes,  estampes,  paravents,  tous 
objets  dont  nous  sommes  loin  de  vouloir  contester  l'intérêt,  bien  au 
contraire,  mais  dont  la  place  naturelle  serait  au  musée  Guimet,  parmi  les 
collections  d'objets  et  monuments  de  l'Extrême-Orient.  On  n'a  que  trop 


CHRONIQUE  ?1 

de  raisons  de  regretter  qu'avec  l'incessant  accroissement  des  collections 
déjà  existantes  au  Louvre  les  locaux  deviennent  chaque  jour  plus  exigus, 
pour  ne  pas  les  restreindre  encore  en  y  adjoignant  des  catégories 
nouvelles,  dont  la  place  est  marquée  dans  d'autres  musées. 


La  distribution  annuelle  des  récompenses  aux  élèves  de  l'école  des 
Beaux-Arts  a  eu  lieu,  dans  la  salle  de  l'Hémicycle,  sous  la  présidence  de 
M.  Kaempfen,  directeur  des  musées  nationaux,  assisté  de  M.  Paul 
Dubois,  directeur  de  l'école.  Dans  un  discours  très  applaudi,  M.  Kaempfen 
a  constaté,  en  termes  élogieux,  les  services  rendus  par  l'école  à  la 
jeunesse  et  les  perfectionnements  que  l'administration  a  apportés  dans 
son  fonctionnement.  Il  a  consacré  un  souvenir  ému  à  la  mémoire  des 
deux  professeurs  que  l'école  a  perdus,  dans  le  cours  de  l'année  écoulée, 
MM.  Taine  et  Yvon.  En  terminant,  il  a  émis  quelque  considérations  sur 
l'art  d'un  caractère  très  élevé. 

Et  l'âme  humaine  !  a-t-il  ajouté,  qui  donc  a  été  grand  dans  l'art  et  l'a  rejetée  et  bannie 
comme  superflue,  nuisible  peut-être  ? 

Qu'est-ce  qui  nous  ravit  et  nous  touche  chez  les  primitifs  ?  la  candeur  de  leurs  jeunes 
Madones,  l'inconsolable  tristesse  de  leurs  Mères  de  douleur,  le  désespoir  violent  de  leurs 
Madeleines,  l'allégresse  de  leurs  Saints,  l'extase  de  leurs  Martyrs.  C'est  donc  l'âme 
heureuse  ou  désolée,  exprimant  avec  une  intensité  qui  n'a  pas  été  égalée  en  souffrance  ou 
en  joie,  qui  nous  agenouille  devant  leurs  créations  naïves  et  sublimes. 

La  cérémonie  s'est  terminée  par  la  proclamation  des  récompenses 
décernées  aux  élèves  dans  le  courant  de  l'année. 

Le  jury  de  sculpture  de  l'école  des  Beaux-Arts  vient  de  juger  le 
concours  de  la  tête  d'expression,  fondation  Caylus.  C'est  à  M.  Léon 
Roussel,  élève  de  MM.  Thomas  et  Peynot,  que  le  prix  a  été  décerné.  En 
outre,  trois  mentions  ont  été  accordées  à  MM.  Paul  Roussel,  élève  de 
M.  Cavelier  ;  Champeil  et  Lemarquier,  élèves  de  M.  Thomas. 


M.  Mesureur,  député  de  Paris,  fit  adopter  par  les  Chambres,  sous  la 
précédente  législature,  une  proposition  ayant  pour  but  de  réformer  le 
type  du  timbre-poste  français,  qui  est  en  usage  depuis  1876,  et  dont 
tout  le  monde  est  unanime  à  reconnaître  la  banalité,  le  défaut  absolu  de 
précision,  de  caractère  et  de  style,  en  dépit  des  prétentions  allégoriques 
des  deux  figurines  de  Minerve  et  de  Mercure  posées  sur  le  globe 
terrestre. 

Vous  connaissez,  —  écrivait  naguère  M.  Mesureur  lui  même  dans  l'Éclair,  —  ce 
timbre-poste  qui  nous  montre,  depuis  1876,  deux  personnages  d'aspect  mythologique,  se 
livrant  aux  efforts  les  plus  consciencieux  pour  s'asseoir,  sans  y  parvenir  du  reste,  sur  le 
globe  terrestre  ?  Ce  timbre  va  disparaître. 


72  L'ARTISTE 

Voilà  donc,  se  dira  le  public,  une  réforme  qui  aboutit.  Parmi  toutes  celles  que  nous 
poursuivons,  elle  n'apparaîtra,  ni  bien  grande,  ni  très  sérieuse,  elle  a  pourtant  son 
charme  et  sa  valeur.  Le  nouveau  timbre-poste  ne  coûtera  pas  un  centime  de  moins  au 
petit  pioupiou  qui  veut  écrire  à  sa  mère ,  mais  il  ne  faut  pas  dédaigner  la  satisfaction 
toute  morale  de  constater  l'affirmation  de  la  République  sur  ces  petits  carrés  de  papier 
gommé,  plus  nombreux  dans  la  circulation  que  les  étoiles  dans  le  ciel.  La  propagande 
par  l'image  est  si  puissante  en  France  que  la  contemplation  quotidienne  de  la  République 
nous  apprendra  sans  doute  à  l'aimer  un  peu  mieux,  à  la  comprendre  et  à  désirer  avec 
plus  d'ardeur  les  réformes  qu'elle  devait  apporter  avec  elle. 

C'est  un  commencement  ;  après  le  timbre-poste,  viendront  les  monnaies.  N'est-il  pas 
humiliant  pour  notre  pays,  qui  possède  les  premiers,  sinon  les  seuls  médaillistes  du 
monde,  de  ne  pas  avoir  d'effigie  monétaire  ?  Ne  sommes-nous  pas  las  de  passer  de  main 
en  main  ces  pièces  de  vingt  sous  avec  des  figures  de  pape  maigre,  de  Léopold  barbu, 
d'Humbcrt  farouche  ou  de  Napoléon  III  toujours  jeune  ? 

Encore  quelques  législatures  de  patience  et  nous  obtiendrons  de  républicaniscr 
complètement  notre  monnaie,  il  ne  nous  restera  plus  qu'à  donner  l'empreinte  républicaine 
à  nos  mœurs  et  à  nos  lois.  Quant  au  timbre-poste,  c'est  chose  décidée,  mais  c'était  aussi 
chose  bien  audacieuse  que  d'oser  y  songer  et  d'oser  le  proposer  par  ce  temps  de  routine... 

J'étais  fort  perplexe.  Le  moment  vint  pourtant  de  présenter  à  la  commission  mon 
rapport  sur  le  budget  des  postes  et  télégraphes.  J'avais  accumulé  les  réformes  les  plus 
sérieuses  pour  me  faire  pardonner  celle  du  timbre-poste,  mais  au  chapitre  :  Matériel  et 
impressions,  au  moment  d'ouvrir  la  bouche  pour  formuler  ma  proposition,  j'eus  la  vision 
de  la  pitié  de  mes  collègues,  et  de  la  joie  féroce  des  chroniqueurs  les  plus  spirituels  de 
Paris,  qui  allaient  avoir  quelque  chose  de  drôle  à  se  mettre  sous  la  plume.  Je  parlai  pour- 
tant... la  proposition  fut  adoptée  à  l'unanimité  et  bientôt  ratifiée  parla  Chambre  et 
le  Sénat.  La  République  avait  souri  à  l'hommage  modeste  que  je  lui  apportais. 

C'est  aux  artistes  maintenant  à  se  mettre  à  l'œuvre.  Les  dispositions  forcément  laco- 
niques du  programme  ne  leur  donneront  qu'une  faible  indication  pour  le  choix  et  l'exécu- 
tion d'un  sujet  ;  ces  dispositions  ont  besoin  d'être  éclairées  de  quelques  -  unes  des 
réflexions  qui  ont  déterminé  la  commission  du  programme. 

Le  nouveau  timbre-poste  devra  répondre  par  sa  composition  au  régime  politique  it  la 
France.  Cette  formule  veut  dire  que  le  timbre  doit  être  républicain.  C'est  là  tout  l'objet  du 
concours.  Dans  tous  les  pays,  le  timbre-poste  porte  l'empreinte  du  caractère  national  ou  du 
régime  politique  régnant,  partout  il  y  a  une  relation  logique  entre  le  sujet  de  l'image  et  le 
pays  d'origine.  On  demande  qu'il  en  soit  de  même  en  France. 

La  formule  employée  exprime  nettement  cette  volonté  et  respecte  la  liberté  de  concep- 
tion de  l'artiste.  En  1875,  lors  du  dernier  concours,  on  avait  parlé  de  figures,  et  de  têtes 
emblématiques  empruntées  à  la  personnification  de  la  France,  de  la  loi,  des  arts,  de  l'agriculture, 
etc.  Rien  de  semblable  dans  le  programme  actuel  :  on  demande  au  concours  d'apporter  le 
nouveau  timbre,  on  ne  veut  pas  le  lui  dicter  ;  cette  confiance  dans  nos  artistes  sera-t-elle 
trompée  ?  nous  ne  le  croyons  pas.  Toute  la  portée  du  programme  est  dans  ces  mots  :  la 
plus  grande  liberté  est  laissée  aux  concurrents,  aucun  genre  d'exécution  n'est  prescrit  ou 
proscrit  ;  le  peintre,  le  sculpteur,  le  dessinateur,  le  graveur,  peuvent  apporter  leurs 
conceptions  sous  la  forme  matérielle  qui  convient  le  mieux  à  leur  talent. 

Le  concours  sera  jugé  en  réalité  sur  la  réduction  à  la  grandeur  du  timbre-poste  actuel  — 
22  millimètres  de  haut  sur  18  millimètre  de  large  —  de  toutes  les  compositions  présentées, 
qu'elles  soient  peintes  à  l'huile,  à  l'aquarelle,  à  la  gouache,  exécutées  en  bas-relief,  au 
burin,  à  l'cau-forte,  à  la  plume  ou  au  crayon. 

Mais  ce  dont  le  jury  ne  voudra  pas,  on  peut  en  être  certain,  ce  sont  les  esquisses,  les 
ébauches,  les  à  peu  près,  les  formules  gracieuses,  si  séduisantes  parfois,  mais  qui  ne 
résisteraient  pas  au  fini  qu'exige  l'exécution  immédiate  par  la  gravure. 

On  aurait  voulu  introduire  cette  idée  dans  le  programme,  on  n'en  a  pas  trouvé  la 
formule.  On  n'aurait  pas  manqué  de  traiter  les  commissaires  de  bourgeois  et  de  pompiers 
s'ils  avaient  demandé  aux  artistes  d'apporter  un  dessin  fini,  achevé,  arrêté.  Il  faut  être  un 


CHRONIQUE  73 

Philistin  indécrottable  pour  oser  dire  à  un  artiste  que  son  oeuvre  ne  possède  pas  tout  le 
fini  désirable. 

Le  jury  méritera  peut-être  les  épithètes  les  plus  malsonnantes,  car  il  faut  s'attendre  à  sa 
sévérité.  Il  ne  récompensera  que  des  œuvres  d'une  valeur  artistique  incontestable,  mais 
présentant,  jusque  dans  leurs  plus  petits  détails,  un  degré  d'achèvement  qui  ne  laisse  aucun 
doute  ni  aucune  obscurité  pour  le  graveur. 

L'art  français  a  quatre-vingt-dix  jours  pour  nous  donner  cette  merveille,  nous  l'attendons 
à  l'échéance. 

Voici,  au  surplus,  la  teneur  du  programme,  tel  qu'il  a  été  arrêté,  au 
ministère  du  Commerce,  par  la  commission  spécialement  chargée  d'en 
régler  les  conditions. 

Un  concours  est  ouvert  à  la  direction  générale  des  postes  et  télégraphes  pour  la  création 
d'un  nouveau  type  de  timbre-poste,  répondant  par  la  composition  de  sa  vignette  au 
régime  politique  de  la  France. 

Les  conditions  de  ce  concours  sont  les  suivantes  : 

Les  concurrents  français  sont  seuls  admis  à  y  prendre  part. 

Le  nouveau  timbre-poste  devra  comprendre  dans  sa  composition  les  mots,  en  toutes 
lettres,  «  Postes  »  et  «  République  française  »,  et  l'emplacement  propre  à  recevoir  l'indi- 
cation de  la  valeur  du  timbre. 

Cette  indication  devra  ressortir  d'une  manière  très  apparente. 

Les  chiffres  .indiquant  le  prix  du  timbre  atteindront  au  minimum  4  millimètres  de  hauteur. 

Les  concurrents  fourniront  dans  un  délai  de  90  jours  à  partir  de  l'insertion  du  présent 
avis  dans  le  Journal  officiel  : 

10  Une  composition  ou  sa  reproduction,  ayant  huit  fois  linéairement  la  dimension  du 
timbre-poste  actuel,  soit  176  millimètres  de  hauteur  sur  144  millimètres  de  largeur  ; 

2°  Une  réduction  photographique  ou  autre  de  la  dite  composition,  ayant  la  dimension 
du  timbre,  soit  22  millimètres  de  hauteur  sur  18  millimètres  de  largeur. 

Aucun  genre  d'exécution  n'est  prescrit.  Toute  liberté  est  laissée  aux  concurrents  pour 
les  dispositions  et  l'emplacement  des  trois  inscriptions  imposées  par  le  programme. 

Ce  dépôt  sera  accompagné  d'une  notice  portant  le  nom  et  l'adresse  des  auteurs  des 
projets  ou,  si  ceux-ci  désirent  garder  l'anonyme,  d'une  enveloppe  cachetée  contenant  leur 
nom,  ainsi  que  leur  adresse  et  portant  extérieurement  une  légende  reproduite  sur  le 
projet.  Les  enveloppes  correspondant  aux  compositions  primées  seront  seules  ouvertes. 

Les  projets  représentés  seront  l'objet  d'une  exposition  publique  qui  aura  une  durée  de 
trois  jours  avant  le  jugement  du  jury,  et  de  deux  jours  après. 

Le  concurrent  dont  le  projet  aura  été  désigné  par  la  commission  pour  devenir  le  type  du 
timbre-poste  français  recevra  un  prix  de  3.000  francs. 

Deux  indemnités,  l'une  de  1 .  500  francs,  l'autre  de  1 .000  francs,  seront  allouées  aux 
auteurs  des  deux  projets  qui  seront  classés  aux  deuxième  et  troisième  rangs. 

Les  projets  primés  appartiendront  à  l'administration. 

Les  autres  projets  seront  remis  à  leurs  auteurs,  sur  leur  demande. 

Peut-être  eût-il  mieux  valu,  —  telle  est  du  moins  notre  opinion,  — 
préférer  à  la  voie  du  concours  celle  de  la  commande  directe,  faite  à  un 
artiste  déterminé.  Les  résultats  déplorables  que  les  concours  ont  donnés 
dans  diverses  circonstances  demeurées  mémorables,  —  nous  voulons 
parler  de  la  décoration  picturale  de  l'Hôtel  de  Ville  de  Paris,  —  auraient 
dû  faire  renoncer  nos  législateurs  à  un  système  que  les  meilleurs  esprits  ont 
désormais  condamné. 


74  L'ARTISTE 

Au  sujet  du  projet  de  reconstruction  de  la  Cour  des  comptes, 
M.  Trarieux,  rapporteur  de  la  commission  sénatoriale  des  finances, 
présente  dans  son  rapport  les  conclusions  suivantes  : 

i°  Repousser  le  projet  de  loi  qui  est  soumis  au  Sénat  et  se  prononcer 
ainsi  contre  l'installation  de  la  Cour  des  comptes  au  pavillon  de  Marsan. 

2°  Inviter  le  gouvernement  à  mettre  à  l'étude  la  reconstruction  du 
palais  du  quai  d'Orsay,  pour  l'affecter  au  service  de  la  Cour  des  comptes; 

3°  L'inviter  également  à  négocier  avec  l'Union  centrale  des  arts 
décoratifs  une  convention  nouvelle  ayant  pour  objet  de  mettre  à  sa 
disposition  le  pavillon  de  Marsan. 


Le  conseil  de  l'Union  centrale  des  Arts  décoratifs  nous  adresse  la 
communication  suivante  : 

«  Un  congrès  des  Arts  décoratifs  s'ouvrira  à  Paris,  le  i  5  mai,  sous  le 
patronage  de  l'Union  des  Arts  décoratifs,  à  l'école  nationale  des  Beaux- 
Arts. 

«  La  réunion  de  ce  congrès  aura  lieu  suivant  un  programme  et  un 
règlement  que  M.  Georges  Berger,  député  de  Paris  et  président  de 
l'Union  centrale,  envoie  à  tous  les  intéressés  au  nom  du  conseil  de 
la  société.  » 


Parmi  les  nominations  faites  dans  la  Légion  d'honneur  à  l'occasion  du 
nouvel  an,  nous  citerons  les  suivantes: 

Ministère  de  l'Instruction  publique,  des  Beaux-Arts  et  des  Cultes.  — 
Au  grade  d'officier  :  MM.  Ferdinand  Fabre,  homme  de  lettres,  Emile 
Pessard,  compositeur  de  musique,  directeur  de  l'enseignement  musical 
dans  les  maisons  de  la  Légion  d'honneur  ;  au  grade  de  chevalier  : 
MM.  Albert  Vandal,  historien,  Laurent  Lebaigt,  dit  Jean  Rameau, 
homme  de  lettres,  Alfred  Blau,  auteur  dramatique,  Massoule,  sculpteur, 
Marcel  Prévost,  romancier,  Richebourg,  id.,  Abel,  inspecteur  des  restau- 
rations des  moulages  des  musées  des  antiquités  nationales  à  Saint-Germain, 
Carvalho,  directeur  de  l'Opéra-Comique,  Georges  Feydeau,  auteur 
dramatique,  Emile  Michel,  critique  d'art,  Charles  Lecoq,  compositeur  de 
musique,  Louzier,  architecte  des  édifices  diocésains  de  Coutances  et  de 
Sens. 

Ministère  des  Travaux  publics.  —  Au  grade  d'officier  :  M.  Paul  Ginain, 
architecte  des  bâtiments  civils,  membre  de  l'Institut. 

Ministère  des  Affaires  étrangères .  —  Au  grade  de  chevalier  : 
MM.  Georges  Rodenbach,  homme  de  lettres,  Charles-Sprague  Pearce, 
artiste  peintre  américain. 


CHRONIQUE  75 

La  Société  nationale  des  Beaux-Arts  (Salon  du  Champ-de-Mars),  réunie 
sous  la  présidence  de  M.  Puvis  de  Chavannes,  a  procédé  au  renouvelle- 
ment du  tiers  des  membres  de  la  délégation.  Ont  été  élus  pour  trois  ans  : 
MM.  Carolus-Duran,  Rodin,  Besnard,  Roll,  Ducz,  Montenard,  Barau, 
Courtois,  Friant,  Mathey,  Injalbert,  Lepère,  Pannemaker,  de  Baudot.  Ce 
dernier  a  été  désigné  au  nom  de  la  section  d'architecture,  pour  la  pre- 
mière fois  représentée  dans  la  délégation. 

Le  trésorier  a  donné  lecture  du  rapport  financier,  qui  accuse,  sur 
l'année  précédente,  une  augmentation  de  recettes  d'une  dizaine  de  mille 
francs. 

La  délégation  a  renouvelé  son  bureau  pour  l'année  1894.  M.  Puvis  de 
Chavannes  a  été  réélu  président,  MM.  Carolus-Duran  et  Rodin,  vice- 
présidents;  deux  nouveaux  vice-présidents  ont,  en  outre,  été  nommés: 
M.  Waltner  dans  la  section  de  gravure  en  remplacement  de  M.  Bracque- 
mond,  démissionnaire;  M.  Cazin,  dans  la  section  des  objets  d'art. 
MM.  Jean  Béraud  et  Billotte ,  secrétaires,  et  Dubufe,  trésorier,  ont  été 
maintenus  dans  leurs  fonctions. 

Il  est  décidé  que,  cette  année,  le  Salon  du  Champ-de-Mars,  devançant 
le  Salon  des  Champs-Elysées,  s'ouvrira  le  25  avril. 


L'assemblée  générale  de  la  Société  des  artistes  français  (Salon  des 
Champs-Elysées)  s'est  réunie  au  palais  de  l'Industrie  sous  la  présidence 
de  M.  Bonnat,  qui  a  prononcé  une  allocution  où  il  a  tout  d'abord  fait 
l'éloge  des  membres  de  la  Société  décédés  dans  le  courant  de  l'année. 
Après  quelques  conseils  adressés  à  son  auditoire,  le  président  a  ajouté  : 
«  Ne  redoutons  pas  la  hardiesse,  la  témérité  même  s'il  le  faut.  Cherchez 
et  vous  trouverez,  a  dit  l'Evangile.  Cherchons  donc  vaillamment,  avec 
ténacité,  le  succès  récompensera  nos  efforts,  et  l'œuvre  accomplie  sera 
belle.  » 

Il  a* été  rendu  compte  par  le  trésorier  de  la  situation  financière:  la 
Société,  au  3o  septembre  dernier,  avait  à  son  actif  i.i34.2o3  francs. 

Le  vote  pour  le  renouvellement  du  comité  des  90  a  donné  les  résultats 
suivants  : 

Architecture,  10  membres.  —  Gamier,  42  voix;  Coquart,  42;  Pascal, 
42;  Daumet,  40;  Ginain,  3y;  Raulin  35;  Laloux,  35;  Normand,  32  ; 
Loviot,  3i  ;  Redon,  23. 

Gravure,  10  membres.  —  Achille  Jacquet,  274  voix;  Didier,  25g; 
Sirouy,  257;  Gaujan,  243;  Lamotte,  176;  Laguillermie,  173;  Robert, 
168;  Maurou,   1 66  ;  Lalauze,   162  ;  Baude,  1 56. 

Sculpture,  20  membres.  —  Boisseau,  216  voix;  Mathurin  Moreau 
214;  Bartholdi,  213;  Etienne  Leroux,  199;  Barrias,  198  ;  Paul  Dubois, 
191;  Alphée  Dubois,  184;  Doublemard,  i83;  Mercié,  173;  Tho- 
mas,   161;   Guilbert,     1 84;    Turcan,     02;    Blanchard,     i5o;    Albert 


76  L'ARTISTE 

Lefeuvre,  143  ;  Carlier,  142;  Cavelier,  i38;  Paris,  i36;  Falguièrc,  129; 
Thabard,  122;  Coutan,  122. 

Peinture,  5o  membres.  —  MM.  Bonnat,  981  ;  Gérôme,  g35  ;  J.  Le- 
febvre,  g3i  ;  Français,  920  ;  J.-P.  Laurens,  914  ;  Cormon,  914  ;  J.  Bre- 
ton, 905  ;  B.  Constant,  899;  A.  Maignan,  892;  Bouguereau,  886  ; 
Robert-Fleury,  881  ;  Harpignies,  869;  Henner,  868;  Vayson,  834; 
Merson,  847  ;  R.  Collin,  847  ;  Vollon,  846  ;  Luminais,  844;  Yon,  825  ; 
Détaille,  822  ;  Busson,  814;  Bernier,  808;  Guillemet,  8o3  ;  Renouf, 
799;  Doucet,  793;  Tattegrain,  789;  Dawant,  78D  ;  Humbert,  784;  de 
Vuillefroy,  763;  Pille,  753  ;  Gagliardini,  753;  Julien  Dupré,  745;  Le 
Blant,  743  ;  Saint-Pierre,  741  ;  Zuber,  732;  Renard,  732;  A.  Morot, 
728  ;  G.  Ferrier ,  717;  Pelez,  712;  Glaise,  700;  Flameng,  672; 
H.  Lévy,  646;  Barrias,  633  ;  Dantan,  624  ;  Hébert,  588  ;  Demont,  585  ; 
Wencker,  554;  Sautai,  42^;  Lagarde,  423  ;  Dameron,  390. 

La  constitution  du  bureau  s'est  faite  de  la  manière  suivante  :  à  l'unani- 
mité, on  a  réélu  président  M.  Léon  Bonnat.  Les  deux  vice-présidents, 
MM.  Cavelier,  statuaire,  et  Daumet,  architecte,  ont  été  également  réélus. 
Parmi  les  secrétaires  sortants,  deux  ont  été  renommés,  MM.  Thomas, 
statuaire,  et  de  Vuillefroy,  peintre  ;  les  denx  autres,  MM.  Lamotte  et 
Garnier.  ont  été  remplacés  par  MM.  Coquart,  architecte,  et  Baude,  gra- 
veur. Le  secrétaire-rapporteur,  M.  Tony  Robert-Fleury,  peintre,  et  le 
trésorier,  M.  Boisseau,  statuaire,  sont  chargés  des  mêmes  fonctions  à 
nouveau. 

Les  membres  du  bureau  font  partie  de  droit  du  conseil  d'adminis- 
tration, ou  sous-comité.  On  leur  a  adjoint,  pour  1894,  les  dix-huit 
sociétaires  suivants:  Peinture:  MM.  Bouguereau,  Albert  Maignan, 
Gagliardini,  Dawant,  Le  Blant,  Jules  Lefebvre,  Raphaël  Collin,  Zuber, 
Lévy,  Yon .  Sculpture  :  MM.  Mathurin  Moreau ,  Barrias ,  Guilbcrt , 
Etienne  Leroux.  Architecture  :  MM.  Ginain  et  Normant.  Gravure  : 
MM.  Lamotte  et  Achille  Jacquet. 


Une  réunion  des  deux  comités  de  la  Société  nationale  des  Beaux-Arts 
et  de  la  Société  des  artistes  français  a  eu  lieu  au  palais  de  l'Industrie. 

Le  but  de  cette  réunion  était  de  discuter  sur  l'opportunité  de  la 
participation  individuelle  ou  collective  des  deux  Sociétés  à  l'exposition 
internationale  des  Beaux-Arts  qui  s'organise  à  Vienne. 

Il  a  été  résolu,  d'un  commun  accord,  qu'il  y  avait  lieu  de  participer  à 
cette  exposition  dans  les  formes  ordinaires.  Malgré  la  difficulté  résultant 
de  l'exiguité  des  locaux  mis  à  la  disposition  des  exposants,  les  deux 
groupes  d'artistes  se  sont  arrêtés  à  une  solution  qui  sauvegarde  les  intérêts 
de  chacun. 


CHRONIQUE 


77 


La  revue  nécrologique  de  ces  derniers  mois  nous  fournit  un  contingent 
assez  nombreux  de  décès  parmi  les  artistes  : 

Le  peintre  Auguste-Barthélémy  Glaize,  né  à  Montpellier,  fut  l'élève 
d'Achille  et  d'Eugène  Devéria.  Il  devint  bientôt  l'un  des  artistes  les  plus 
en  vogue  de  la  période  romantique,  moins  par  l'originalité  de  l'exécution 
que  par  le  choix  des  sujets  traités  et  la  recherche  du  pittoresque  dans  ses 
compositions  historiques  ou  mythologiques.  Dans  la  peinture  religieuse,  il 
exécuta  plusieurs  œuvres  importantes,  notamment  plusieurs  décorations 
dont  les  sujets  sont  empruntés  à  la  vie  de  sainte  Geneviève,  pour  l'église 
Saint-Gervais,  à  Paris;  une  Fuite  en  Egypte  (1842),  Sainte  Elisabeth 
(1844),  la  Conversion  de  la  Madeleine  (1840),  la  Mort  du  Précurseur 
(1848),  etc.  Ses  toiles  historiques  les  plus  connues  sont  les  Femmes 
gauloises  et  \' Allocution  de  l'Empereur  à  la  distribution  des  aigles,  qui  se 
trouve  au  musée  de  Versailles. 

Une  œuvre  de  Glaize  fut,  en  son  temps,  très  populaire  ;  c'est  le  Pilori, 
vaste  toile  symbolique,  montrant  sur  un  échafaud  tous  les  génies  persé- 
cutés, toutes  les  victimes  de  la  liberté,  de  la.  science,  tous  les  martyrs 
de  l'idéal  :  Jésus,  Homère,  Galilée,  Dante,  Jean  Huss,  Etienne  Dolet, 
Bernard  Palissy,  Lavoisier,  etc.,  liés  au  poteau  d'infamie  et  gardés  par  les 
figures  allégoriques  de  la  Misère,  l'Hypocrisie,  l'Ignorance,  la  Superstition, 
etc.  Ce  tableau  fut  très  remarqué,  et  une  lithographie  qu'en  fit  Glaize 
lui-même  contribua  à  la  popularité  de  cette  œuvre.  Ce  ne  fut  pas  sa 
seule  tentative  dans  ce  genre  de  peintures  à  tendances  philosophiques  ou 
sociales  :  son  époque,  d'ailleurs,  l'y  portait  volontiers.  Mais  le  meilleur  de 
son  œuvre  est  encore  parmi  ses  peintures  religieuses. 

Glaize  était  âgé  de  quatre-vingt-un  an.  Il  laisse  un  fils,  M.  Léon 
Glaize,  dont  le  talent  est  estimé  comme  peintre  d'histoire. 

Auguste  Flameng  s'était  révélé,  depuis  longtemps  comme  paysagiste, 
et  surtout  mariniste  d'un  talent  original  et  puissant.  Né  à  Jouy-aux- 
Arches  (Lorraine)  en  1843,  il  avait  été  successivement  l'élève  de 
Palianti,  Edouard  Dubufe,  Mazerolle,  Elie  Delaunay,  Puvis  de  Chavannes 
et  Emile  Vernier.  C'est  l'influence  de  ce  dernier,  semble-t-il,  qui  aida  le 
plus  au  développement  de  la  personnalité  d'Auguste  Flameng.  Parmi  ses 
toiles  les  plus  justement  estimées  nous  mentionnerons  :  un  Coin  de  mer  à 
Saint-Vaast-la-Hougue,  le  Varech,  la  Sortie  d'un  trois-mâts  au  Havre,  la 
Tamise  à  Londres,  Sur  la  grève,  A  Cancale,  Embarquement  d'huîtres  à  Cancale, 
Marée  basse,  la  Garonne  à  Bordeaux,  et  un  Bateau  de  Pêche,  qui  figure  au 
musée  du  Luxembourg. 


Sur  Barthélémy  Menn,  un  artiste  éminent,  dont  le  nom  et  l'œuvre 
étaient  restés  jusqu'à  présent  à  peu  près  inconnus  du  grand  public,  et  qui 
vient  de  mourir  à  Genève,  à  l'âge  de  soixante-dix-neuf  ans,  nous 
empruntons  au  Temps  les  renseignements  qui  suivent. 


78  L'ARTISTE 

Les  débuts  de  Menn  avaient  été  particulièrement  difficiles.  A  une 
époque,  en  effet,  où  ses  compattiotes  se  laissaient  séduire  par  les  brillantes 
conventions  des  Léopold  Robert,  des  Gleyre,  des  Calame  et  des  Diday,  il 
inaugurait,  courageusement,  comme  en  France,  Théodore  Rousseau,  Millet, 
Corot  et  Courbet,  —  avec  lesquels  il  fut  d'ailleurs  très  lié,  —  une  sorte  de 
révolution  artistique  fondée  sur  l'observation  sincère  et  scrupuleuse  de  la 
nature.  Malheureusement,  ses  premières  toiles  furent  fort  mal  accueillies 
du  public  genevois,  peu  préparé,  il  faut  en  convenir,  à  de  telles  tenta- 
tives. 

Les  attaques  dont  il  fut  l'objet  eurent  pour  résultat  immédiat  de  le 
décourager  de  la  peinture  proprement  dite  et  de  le  déterminer  à  se  vouer  au 
professorat.  Corot,  qui  souvent  lui  rendit  visite  en  Suisse  et  qui  parcou- 
rut avec  lui  les  Alpes,  disait  parfois  :  «  Notre  maître  à  tous,  c'est  Menn.  » 
La  vérité  est  que  les  quelques  toiles  qu'il  n'a  pas  détruites  attestent  une 
rare  vigueur  alliée  à  une  exquise  sensibilité.  Corot,  en  témoignage  de  son 
admiration,  lui  a  donné  du  reste  un  de  ses  meilleurs  tableaux,  une 
œuvre  absolument  superbe  qui  sera,  sans  nul  doute,  l'un  des  tableaux 
les  plus  importants  du  musée  Rath  de  Genève,  auquel  Barthélémy 
Menn  a  résolu  de  léguer  toute  sa  petite  et  précieuse  collection 
artistique.  Dans  cette  collection,  on  trouvera  également  plusieurs  études 
assez  récentes  du  maître  gevenois,  qui  montreront  que,  comme  pointre, 
il  n'avait  rien  perdu  de  ses  grandes  et  belles  qualités. 

A  Paris,  où  Barthélémy  Menn  étudia  la  peinture  dans  l'atelier  d'Ingres, 
et  où  il  eut  pour  camarades  Eugène  Delacroix  et  Chopin,  il  eut,  il  faut 
le  dire,  plus  de  succès.  L'une  de  ses  premières  toiles,  les  Sirènes,  lui  valut 
une  médaille  de  3e  classe.  Il  détruisit  cette  œuvre  après  l'avoir  exposée  à 
Genève  sans  succès. 

Mais  c'est  surtout  en  qualité  de  professeur  de  dessin  et  de  peinture, 
que  Barthélémy  Menn  s'était  acquis  une  certaine  notoriété.  Il  a  formé  ou 
contribué  à  former  la  plupart  des  artistes  originaires  de  la  Suisse  qui  ont, 
plus  tard,  fait,  a  Paris,  une  brillante  carrière  :  MM.  Baud-Bovv,  Burnand, 
Giron  ;  et  même  ce  peintre  extraordinaire,  qui  a  fait  une  profonde 
sensation  au  Champ-de-Mars,  avec  ses  tableaux,  la  Nuit  et  la  Communion 
avec  l'infini,  M.  Ferdinand  Hodler. 

Après  avoir  débuté  dans  l'architecture  où  il  eut  pour  maître  Viollet-le- 
Duc,  Emmanuel  Lansyer  se  consacra  ensuite  au  paysage  et  ne  tarda  pas  a 
s'affirmer,  en  ce  genre,  comme  un  artiste  délicat,  extrêmement  habile  à 
interpréter  les  vues  et  les  sites  ornés  d'architectures  et  de  monuments, 
sans  que  ses  tableaux  présentent  rien  d'apprêté  et  de  conventionnel.  Le 
sens  très  exact  de  la  nature,  qu'il  devait  aux  conseils  de  Courbet  et 
d'Harpignies,  s'allie  heurcusemeut,  dans  ses  œuvres,  à  la  science  architec- 
turale qu'il  avait  acquise  par  ses  premières  études. 

Il  faut  citer,  de  Lansyer,  a  coté  du  Ckilean  de  Pierrefon.h  et  du  Porl 
de  Menton,  qui  appartiennent  au  musée  du  Luxembourg,  le  Moiil-Saint- 


CHRONIQUE  79 

Michel,  la  Cour  de  la  Sor  bonne,  les  Ruines  de  la  Cour  des  comptes,  le  Palais 
Ma^arin,  la  Place  Maubert,  le  Château  de  Menais,  le  Pavillon  de  musique  à 
Trianon,  etc.,  ainsi  qu'une  série  de  marines  fort  intéressantes. 
Emmanuel  Lansyer  était  né  en  i835,  à  l'île  de  Bouin  (Vendée). 

Le  sculpteur  Pierre  Rambaud  est  mort  prématurément,  au  moment  où 
son  talent  s'affirmait  par  une  maîtrise  incontestable.  On  se  rappelle  le 
bronze  de  Y  Agrippa  d'Aubigné  enfant,  qu'il  exposait  au  Salon  de  1892  et 
qui  fut  salué  par  les  meilleurs  juges  comme  une  œuvre  d'un  beau 
caractère  et  d'une  expression  héroïque,  ainsi  que  le  Berlio\  mourant, 
exposé  la  même  année. 

Pierre  Rambaud  avait  à  peine  quarante  ans  ;  il  était  né  dans  l'Isère,  au 
village  d'Allevard. 

Le  peintre  Ford  Madox  Brown,  né  à  Calais,  de  parents  anglais,  peut 
être  considéré  eomme  l'initiateur  de  l'école  préraphaélite.  Ses  tableaux 
les  plus  connus  sont  :  le  Roi  Lear,  le  Christ  lavant  les  pieds  des  apôtres, 
l'Œuvre,  Cromwell,  Guillaume  le  Conquérant.  Il  a  consacré  les  dernières 
années  de  sa  carrière  à  la  décoration  de  l'Hôtel-de-Ville  de  Manchester,  à 
laquelle  il  venait  de  mettre  la  dernière  main  depuis  un  mois  à  peine, 
quand  il  est  mort  dans  sa  soixante-treizième  année. 

Un  jeune  sculpteur,  originaire  de  Genève,  Louis  Streit,  qui  était  le 
collaborateur  assidu  de  M.  Dalou  et  avait  secondé  ce  dernier  dans  l'exécu- 
tion de  ses  œuvres  les  plus  importantes,  telles  que  le  monument  de  la 
place  de  la  Nation,  le  monument  à  Delacroix  du  Jardin  du  Luxembourg, 
etc.,  etc.,  s'est  suicidé,  à  peine  âgé  de  trente  ans.  Il  avait  plusieurs  fois 
exposé  au  Salon  du  Champ  de  Mars  des  bustes  qui  témoignaient  d'un 
goût  très  sûr  et  d'une  rare  habileté  de  praticien. 

Le  Costume  historique  et  l'Ornement  polychrome  ont  fait  au  dessinateur 
Racinet  une  notoriété  universelle  et  rendu  aux  peintres  d'inestimables  ser- 
vices par  les  innombrables  renseignements  archéologiques  que  leur 
fournissent  les  documents  rassemblés  dans  ces  deux  ouvrages.  L'auteur  de 
ces  précieux  recueils  est  mort  à  l'âge  de  soixante-huit  ans,  à  Montfort- 
l'Amaury,  en  Seine-et-Oise. 

Le  peintre  polonais  Jean-Aloïs  Matejko,  dont  nos  Salons  nous  ont 
souvent  montré  les  vastes  compositions  historiques,  sur  des  sujets 
invariablement  tirés  de  l'histoire  de  Pologne,  est  mort  à  Cracovic,  sa  ville 
natale.  L'importance  de  ces  toiles,  dont  les  dimensions  habituelles 
variaient  entre  dix  et  quinze  mètres  de  long,  et  qui  retraçaient  toujours 
de  glorieux  épisodes  de  l'histoire  nationale,  attestaient  en  Matejko  à  la 
fois  un  ardent  patriote  et  un  artiste  convaincu.  Parmi  ses  œuvres  nous 
citerons  :  Charles-Gustave  au  tombeau  de  Ladislas  Lohieteh  dans  la  cathédrale 


80  L'ARTISTE 

de  Wawel  ;  Sigismond  III  octroyant  le  privilège  de  la  noblesse  aux  professeurs 
de  l'Académie  de  Cracovie  ;  l'Empoisonnement  de  Banne,  reine  de  Pologne  ; 
Jean  Casimir  à  Biêlany,  se  préparant  à  défendre  Cracovie  ;  l'Union  de  Lnbin  ; 
Etienne  Bathory  devant  Pskow  ;  la  Bataille  de  Grûmuald  ;  le  Duc  de.  Prusse, 
Albert,  feudataire  de  la  Pologne,  prêtant  serment  de  fidélité  au  roi  Sigismond. 

Dans  toutes  ces  toiles,  la  science  de  la  composition,  la  belle  ordonnance 
des  figures  qui  parfois  se  comptent  par  centaines  et  dont  le  mouvement 
rend  bien  l'impression  du  grouillement  des  foules,  le  dessin  magistral 
dénotent  un  artiste  de  rare  valeur.  Par  malheur,  le  coloris  est  terne  et 
déplaisant,  l'air  ne  circule  pas  autour  des  personnages,  la  facture  est  d'une 
lourde  monotonie  ;  quelque  dramatiques  que  soient  les  scènes  représentées, 
on  y  souhaiterait  une  tonalité  moins  sombre,  une  exécution  plus  pitto- 
resque. 

Matejko,  qui  avait  étudié  la  peinture  d'abord  à  l'école  des  Beaux-Arts 
de  sa  ville  natale,  passa  ensuite  à  celle  de  Munich  où  il  connut  Kaulbach. 
En  1873,  à  la  mort  de  ce  dernier,  il  le  remplaça  comme  associé  étranger 
de  notre  Académie  des  Beaux- Arts. 

Un  des  statuaires  les  plus  éminents  de  Hongrie,  Liva  Pessler,  auteur  de 
la  fontaine  monumentale  de  la  place  Calvin,  à  Budapest,  et  des  douze 
apôtres  de  la  cathédrale,  a  été  trouvé  mort  dans  son  domicile.  Il  avait 
succombé  d'inanition. 

Le  peintre  de  marine,  Vincent-Joseph  Courdouan,  vient  de  mourir  à 
Toulon,  son  pays  natal.  Il  avait  été  d'abord  enseigne  de  vaisseau,  puis  il 
quitta  le  service  et  devint  professeur  de  dessin  à  l'école  navale  de  Toulon. 
Il  est  l'auteur  d'un  grand  nombre  de  vues  de  Provence,  disséminées  dans 
la  plupart  des  musées  du  Midi. 


Le  Directeur-Gérant  :  Jkak  Alboize.  Châtcaudun.  —  Imp.  J.  Pigelet. 


MICHELET 


AU    MUSÉE    DE    PARIS 


I 


a  piété  intelligente  d'une  femme 
uniquement  attachée  à  la  mémoire 
de  celui  qui  l'avait  prise  pour  la 
compagne  de  sa  gloire,  vient  de 
donner  au  Musée  de  la  Ville  de 
Paris  le  portrait  de  Jules  Miche- 
let,  par  Couture.  Il  me  souvient 
d'avoir  longuement  contemplé 
cette  peinture,  le  premier  et  déjà 
lointain  soir  où  je  fus  accueilli 
rue  d'Assas,  dans  la  maison  qui 
a  vu  s'écouler  la  dernière  partie 
de  l'existence  de  notre  plus  grand 
historien.  Je  revois  encore,  pro- 
tégée par  une  barre  de  cuivre, 
cette  image  du  génie  présent  au 
foyer  :  une  figure  fine  de  travail- 
leur et  de  poète,  des  mains  ex- 
quises, un  grand  air  de  pénétrante 
fermeté.  Du  premier  regard,  le  fervent  de  peinture  que  j'étais,  alors, 
estima  très  fort  le  dessin  et  fut  révolté  par  la  sécheresse,  le  pédan- 
tisme  de  la  couleur.  Thomas  Couture  était  bien  de  cette  génération 
artistique  où  trônait  Monsieur  Ingres,  et  l'un  de  ces  dessinateurs 
que  l'ambition  d'être  peintres  a  cruellement  fourvoyés. 


1894, 


L  ARTISTE.    —    NOUVELLE   PERIODE  :    T. VII 


82  V  ARTISTE 

Mais  ce  vice  du  coloris,  lamentable  dans  les  grandes  toiles  a 
prétentions  historiques  ou  philosophiques,  n'est  qu'un  défaut 
tout  secondaire  lorsqu'il  s'agit  de  figurer  une  effigie  spirituelle, 
imprégnée  d'âme  et  d'éloquence.  C'est  pourquoi  le  portrait 
donné  par  la  femme  de  l'écrivain  restera  dans  les  collections  de 
l'Hôtel  Carnavalet,  comme  un  trésor.  Mmc  Michelet  n'est  pas  de 
ces  esprits  jaloux,  qui  veulent  ne  faire  le  bien  et  n'aider  au  mieux 
qu'après  leur  mort  :  si  dur  que  fût  son  sacrifice  patriotique,  elle  a 
voulu  faire  placer  de  son  vivant  l'image  précieuse  où  elle  désirait 
la  mettre:  en  même  temps  que  se  publie  la  belle  édition  complète, 
monument  élevé  à  l'œuvre,  le  portrait  du  grand  ouvrier  vient 
habiter  la  cité  des  livres,  la  bibliothèque  toute  pleine  du  vieux 
Paris.  Il  y  a  là  encore,  dans  ce  choix  d'une  délicatesse  et  d'une 
pénétration  très  féminines,  un  sens  particulier,  et,  s'il  me  semble 
bien,  une  intelligence  profonde  du  véritable  caractère  qui  a  fait 
Michelet,  créé  la  forme  particulière  de  sa  nature. 

Michelet  doit  appartenir  au  Musée  de  Paris  ;  c'est  que  personne, 
et  par  tout  son  être  et  toutes  ses  facultés,  dans  tous  ses  dons  et  je 
dirai,  si  je  l'ose,  jusque  dans  ses  attitudes  et  dans  ses  manies 
intellectuelles,  personne  jamais  ne  fut  plus  intimement  parisien. 
Il  l'était  d'apparence,  avec  sa  fine  face  tourmentée,  où  chaque  pli, 
chaque  nervure  dit  le  pétillement  des  flammes  intérieures;  il  le 
resta  dans  sa  vie,  dans  ses  habitudes  et  jusqu'à  la  dernière  période 
de  ses  écrits,  dans  sa  façon  de  concevoir  les  faits  passés.  Sa 
jeunesse,  ouvrière  presque  et  toujours  pauvre,  le  maintint  au 
milieu  du  flot  populaire,  sans  l'y  absorber,  mais  assez  pour  que 
cette  âme  électrique  pût  frémir  à  tous  les  contacts,  absorber  les 
mille  courants,  mobiles  et  puissants,  du  peuple.  Il  n'a  jamais 
quitté,  dans  l'âge  où  l'homme  se  fait  et  commence  à  produire,  le 
vrai  Paris,  le  vieux  Paris,  Marais  ou  Quartier  Latin;  les  voyages, 
qu'il  a  connus  rares  et  déjà  sur  le  tard,  n'ont  fait  que  promener  un 
peu  plus  loin  son  rêve  historique.  Ses  paysages  familiers,  c'était 
les  quais  de  Seine,  Notre-Dame,  le  Père-Lachaise,  ou  Bicêtre  tout 
au  plus,  et  quelque  banlieue.  Il  a  subi  l'initiation  que  rien  ne 
remplace  :  marcher  longtemps,  souvent,  seul,  las  ou  joyeux,  ferme 
d'espoir  ou  possédé  par  quelque  rêve,  sous  le  ciel  de  Paris, 
changeant  comme  l'esprit  du  promeneur  ;  se  sentir  perdu  dans 
la  houle  des  rues,  passer  dans  le  désert  des  berges,  après  avoir 
usé  ses   yeux  dans  les  salles  des  archives  ou  songé   toute   une 


MICHELET  AU  MUSÉE  DE  PARIS 


83 


journée  au  milieu  des  livres  chancis  que  l'on  feuillette  autour  de 
vous. 

Le  culte  de  Paris,  avec  ses  mille  nuances,  sensibles  à  ceux-là 
seuls  qui  ont  vécu  de  bonne  heure  dans  la  ville  et  mené  la  vie 
des  anciens  quartiers,  personne  ne  l'eut  avec  plus  "de  ferveur  que 
l'apprenti  de  la  rue  Saint-Denis,  l'écolier  du  Lycée  Charlemagne, 
l'habitant  de  la  rue  de  la  Roquette  ou  de  la  rue  des  Lyonnais. 
Cette  tête  où  se  préparait  l'Histoire  de  France,  les  Monuments 
français  aux  Petits-Augustins,  les  vieilles  pierres  de  la  rue  du  Roi- 
de-Sicile  et  du  Faubourg  Saint-Antoine  l'imprégnaient,  l'emplis- 
saient sans  relâche  de  rêves  et  de  visions.  Ce  n'est  point,  malgré 
la  splendeur  de  certaines  pages,  sur  le  faîte  du  Plateau  Central, 
c'est  du  haut  des  tours  de  Notre-Dame  ou  sur  la  pointe  de  la  Cité 
que  Michelet  a  découvert  l'organique  unité  du  pays  français. 
Comme  on  le  sent  bien,  qui  faiblit  d'accent  à  mesure  que  sa  revue 
de  la  terre  française  l'éloigné  de  l'Ile-de-France  ;  et  comme  grandit 
la  passion,  dès  que  reparaît  le  Vexin,  le  Hurepoix,  le  Parisis,  ou 
la  Picardie  si  voisine,  et  d'où  sa  race  était  sortie  !  Ainsi  que 
presque  tous  nos  grands  ou  du  moins  nos  plus  savoureux  artistes, 
Michelet  tenait  au  cœur  de  France,  à  l'Ile,  originelle,  primordiale, 
et  ses  songes  s'étaient  usés  le  long  des  maisons  de  Paris. 

Il  eut,  dès  ses  débuts,  cette  physionomie  particulière,  d'élégance 
et  d'ardeur,  qu'il  conserva  jusqu'à  la  fin.  L'un  de  ses  plus  vieux 
élèves,  que  j'ai  pu  connaître  longtemps,  me  le  décrivait  bien 
souvent:  c'était  vers  1828,  et  le  tout  jeune  maître  arrivait,  dès 
cinq  heures  et  demie  du  matin,  par  les  hivers  de  ce  temps-là,  pour 
faire  son  cours  au  collège  du  Plessis,  à  l'École  préparatoire,  depuis 
École  Normale.  Michelet  demeurait  alors  au  revers  de  la  colline 
Sainte-Geneviève,  rue  de  l'Arbalète;  il  sortait  son  corps,  mince 
et  petit,  d'un  ample  carrick,  il  apparaissait  vêtu  comme  en 
cérémonie,  avec  le  frac  et  les  escarpins  :  c'est  qu'il  allait,  après  son 
cours,  donner  une  leçon  chez  les  princes  du  sang,  à  une  jeune 
fille  ;  les  princesses  se  levaient  tôt,  à  la  fin  de  la  Restauration. 
Tout  de  suite,  dès  qu'on  avait  pris  ses  places,  l'éclair  partait,  la 
causerie  étincelante  commençait  ;  durant  l'heure  entière,  le  profes- 
seur, trop  pétulant,  trop  bouillonnant  de  verve,  ne  s'asseyait  pas  ; 
il  venait  se  chauffer  au  poêle,  debout,  repartait,  marchait,  s'arrê- 
tait, discourant  de  sa  voie  aigûe,  sur  des  thèmes  philosophiques  ou 
sur   l'histoire    de   Rome.    Il    savait    animer   jusqu'aux   bénignes 


84  /.ARTISTE 

théories  de  Reid  et  de  Dugald  Stewart,  mais  sa  vraie  proie,  c'était 
l'histoire  ;  il  se  heurtait  avec  Xiebuhr,  s'enthousiasmait  avec  Beau- 
fort,  remuait  le  tas  de  ruines  pour  bâtir  son  palais  féerique.  On 
retrouverait,  dans  le  Précis  d'histoire  romaine,  jusqu'aux  apostrophes 
restées  fameuses  parmi  ses  élèves  défunts:  «  Ancus  Martius 
m'embarasse  :  qu'en  faire  ?  Je  le  coupe  en  deux  !  Une  moitié  s'en 
va  rejoindre...  »  et  le  reste.  Voilà  pourquoi  ceux  qui  ont  eu  la 
fortune  heureuse  de  recueillir  l'écho  vivant  de  l'enseignement  oral 
donné  par  Michelet  à  la  forte  génération  de  nos  grands-pères, 
préféreront  d'instinct  les  vieux  volumes  imprimés  en  caractères 
massifs  par  Hachette  et  par  Chamerot  :  hérités  d'une  bibliothèque 
ancienne,  ou  récoltés  le  long  des  quais,  péniblement,  et  chère- 
ment, les  épais  bouquins  parlent  plus  directement,  avec  leur  gros 
texte,  avec  leurs  pages  courtes  et  leur  merveilleuse  ponctuation  : 
car  Michelet,  à  côté  peut-être  de  Mérimée  ou  encore  de  Vigny,  est 
l'un  des  maîtres  dans  l'art  de  donner  un  sens  plus  affiné,  une  vie 
plus  intense  à  la  phrase,  par  la  manière  dont  il  l'articule  avec 
l'aide  des  signes  matériels.  Si  honorable  que  soit  l'imprimerie 
à  l'heure  présente,  il  ne  me  semblerait  plus  lier  aussi  étroitement 
la  pensée  de  l'écrivain,  si  je  'ne  la  suivais  dans  mes  éditions  usées, 
piquetées,  jaunies  déjà  par  le  collège,  où  l'on  me  les  avait  trans- 
mises beaucoup  plus  que  défraîchies. 

Pour  l'écolier,  pour  l'étudiant  qui  apprend  à  la  fois  la  vie  et 
Paris,  Michelet  exalte  le  meilleur  de  l'esprit  moderne  et  révèle  le 
sentiment  supérieur  de  la  Cité  et  du  Passé.  Ils  auront,  à  côté  de  lui, 
les  graves  leçons  amassées  dans  d'autres  livres  :  le  génie  d'un  Fus- 
tel,  pour  nommer  un  maître  absolu ,  saura  leur  parler  à  côté  des 
révélations  que  leur  chante  la  poésie  de  Michelet.  Mais  toujours  ils 
retourneront  à  la  chanson  de  l'alouette  gauloise,  à  la  chanson 
vivante  :  notre  historien  de  Gaule  l'a  seule  connue,  pour  animer 
les  cœurs  et  pour  ressusciter  ceux  qu'il  pénétra  de  son  souffle.  Ils 
l'entendront,  dans  ces  mêmes  allées  du  Labyrinthe,  au  Jardin  des 
Plantes,  qui  le  virent  ébaucher  sa  première,  si  douce  et  cruelle 
idylle.  Et,  s'ils  vont  chercher  dans  les  livres,  à  Carnavalet,  remuer 
les  estampes  du  vieux  Paris,  ils  reposeront  ça  et  là  leurs  regards 
sur  le  portrait  pâle,  qui  encourage  et  qui  surveille. 


MICHELET  AU  MUSEE  DE  PARIS 


85 


II 


C'est  l'esprit  parisien ,  amoureux  de  gloire  et  de  spectacles  nou- 
veaux, qui  a  fait  aimer  à  Michelet,  avec  une  ardeur  sans  relâche, 
cette  longue  féerie  de  l'histoire,  dont  il  ne  se  désenchanta  jamais. 

C'est  dans  cette  race  d'enthousiasme  plus  encore  que  d'ironie, 
folle  de  voir  et  avide  de  croire,  qu'il  a  puisé  cette  vigueur,  cette 
jeunesse  de  croyance  et  d'intérêt,  qui  lui  donna  le  courage  presque 
héroïque  de  toujours  vivre  dans  la  prose  incertaine  qui  est  l'his- 
toire, et  de  s'en  amuser  sans  fin.  Cette  sympathie  incroyable  pour 
toute  la  vie  du  Passé,  il  la  ressentait  aussi  fortement  que  sa 
contre  épreuve  affaiblie,  Thomas  Carlyle,  et  s'animait  avec  des 
sensations  contraires .  Michelet ,  avec  la  vieillesse ,  et  quand 
l'Empire  détruisit  son  Paris  intellectuel,  moral  et  matériel,  se 
dépaysa,  s'en  alla  dériver  dans  le  panthéisme,  le  fakirisme,  et  par- 
fois même  dans  la  polémique  ;  illusions,  teintes  par  le  grand  cré- 
puscule de  son  génie,  illusions  de  vieux  Parisien  qui  a  dans  l'âme 
un  songe  ancien,  une  passion  de  campagne  et  ce  besoin  bizarre  de 
s'instruire  tardivement  en  des  sciences  inconnues ,  qui  amène  aux 
cours  de  la  Sorbonne  ou  du  Collège  de  France  tout  un  auditoire 
de  gens  vénérables  et  convaincus. 

Où  le  tour  particulier  du  Parisien  pur-sang  éclate  chez  l'histo- 
rien, c'est  lorsqu'il  se  jette  dans  les  récits  de  la  Révolution  fran- 
çaise. Ah  !  qu'il  sera  bien  là  encore,  dans  le  vieil  hôtel  tout  rempli 
de  défroques  tricolores,  de  poêles  à  la  Bastille,  de  montres  à  la 
guillotine,  de  piques  et  de  bonnets  rouges .  C'est  l'illustration 
même  de  ses  volumes,  les  costumes  de  cette  effrénée  sarabande 
que  le  Parisien  grisé  par  la  saturnale  parisienne  fait  danser  aux  faits, 
et  aux  hommes,  et  aux  idées  :  légende  épique,  et  descente  de  la 
Courtille  historique,  attendrissements,  malédictions,  l'un  suivant 
l'autre,  cris  furieux  contre  les  suspects,  vues  apocalyptiques,  génie 
et  délire,  c'est  du  Paris  tout  pur,  vous  dis-je,  du  vrai  Paris,  de 
celui-là  qui  bouscule  et  change  le  monde,  et  dont  la  terre  tout 
entière  sentira  vibrer  les  frissons  et  verra  fulgurer  les  rages. 

Au  milieu  de  ce  Palais  parisien,  qui  est  à  lui,  puisse-t-il  ignorer 
longtemps  ce  que  l'on  fait  de  son  Paris  d'étude.  Le  chemin  qu'il  a 
pris  pour  venir  du  Luxembourg  au  Marais  ne  l'a  pas  mené  à 
travers  le  Quartier  Latin  ;  il  n'a  pas  vu  les  récents  édifices  de 
l'Université  fashionable,  ces  murs  prétentieux,  pareils  à  ce  stérile 


86  L'ARTISTE 

esprit  qui  va  les  habiter,  y  filtrer  sa  poussière  terne.  Qu'il  reste 
là-bas,  dans  les  rues  encore  anciennes  du  Marais!  Les  Parisiens 
qui  se  sont  enfuis  de  ce  Quartier  Latin  ravalé  dans  le  style  du 
Bon  Marché  quitteront  un  moment,  pour  voir  Michelet,  le  Paris 
lumineux  d'en  haut,  les  collines  de  la  rive  droite,  vraie  cité 
moderne  où  l'on  ne  connaît  pas  les  grands  hommes  qui  ont  leurs 
cours  de  deux  à  trois  ou  de  cinq  à  six,  et  que  ne  sauraient  émou- 
voir les  querelles  de  l'Association  des  étudiants  et  de  ses  apôtres. 
Michelet  n'aurait  pas  été  le  voyant,  le  puissant  poète  tenant  aux 
fibres  populaires,  s'il  n'eût  présagé  l'avenir  des  revendications 
nouvelles  ;  il  l'a  fait,  et  il  a  bâti  la  préface  monumentale  où  le 
règne  de  la  justice  par  le  peuple  est  montré  par  lui,  dès  avant 
l'aube,  et  salué  jusque  dans  son  prochain  triomphe.  C'est  encore 
Paris,  la  ville  où  toute  conscience  peut  sonner  comme  un  métal 
de  cloche,  c'est  Paris,  cité  d'avant-garde,  qui  lui  fit  écrire  ces 
pages.  Si,  comme  il  paraît  naturel,  le  terrible  flot  qu'on  entend 
gronder  dans  l'écluse  disjointe  sait  mieux  se  régler  et  n'emporte 
que  ce  qui  doit  être  emporté,  si.  le  peuple  sait  désormais  qu'il  faut 
respecter  les  Musées  et  les  aimer,  car  c'est  son  bien,  les  hommes 
du  siècle  à  venir  trouveront,  au  cœur  de  Paris,  la  figure  du  grand 
prophète,  à  demi  tourné  de  sa  table,  ses  livres  clos,  le  regard 
droit  vers  l'avenir,  comme  aux  écoutes. 

PIERRE  GAUTHIEZ. 


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LES    MAITRES    DE   LA   LITHOGRAPHIE' 


CHARLET 


ul  artiste,  nul  homme  n'a  été  jugé 
plus  diversement  que  Charlet.  On 
se  rappelle  le  début  de  l'article 
d'Eugène  Delacroix2.  Le  maître 
illustre  embouche  positivement  la 
trompette  :  «  Je  voudrais  à  ma 
faible  voix  plus  de  force  et  d'auto- 
rité pour  entretenir  dignement  le 
public  français  de  quelques  admi- 
rables contemporains  qui  font  sa 
gloire  sans  qu'il  en  soit  peut-être 
suffisamment  informé.  Charlet  est  à  la  tête  de  ces  hommes  rares 
de  notre  temps,  qui  ne  me  paraissent  pas  avoir  été  mis  à  la  place 

que  la  postérité  leur  réserve  sans  doute »  En  revanche,  Ch. 

Baudelaire  (qui  admirait  tant  et  si  bien  Delacroix)  ne  pouvait 
souffrir  Charlet.  Tout  au  plus  avoue-t-il  que  Charlet  «  avait 
quelquefois  de  bonnes  intentions  »  et  «  qu'il  avait  cependant  fait 
une  fois  une  assez  bonne  chose  »  (la  série  de  VEx-Garde^)  ;  le 
passage  que  je  cite  se  termine  ainsi:  «  En    résumé,    fabricant  de 

•V.  dans  l'Artiste:  Eugène  Delacroix  (août,  septembre  et  octobre  1889),  Bonington 
(mars,  avril,  juin  et  août  1890),  Paul  Huet  (janvier  et  février  1891),  Decamps  (octobre, 
novembre  et  décembre  1891),  Fantin-Latour  (avril,  mai  et  juin  1892),  Horace  Vernet 
(juin  et  août  1893),  Camille  Roqueplan  (octobre  et  novembre  i8g3). 

"2  Revue  des  Deux-Mondes,  du  Ier  janvier  1862. 


88  L'ARTISTE 

niaiseries  nationales,  commerçant  patenté  de  proverbes  politiques, 
idole  qui  n'a  pas  en  somme  la  vie  plus  dure  que  toute  'autre  idole, 
il  connaîtra  prochainement  la  force  de  l'oubli,  et  il  ira,  avec  le 
grand  peintre  et  le  grand  poète,  ses  cousins-germains  en  igno- 
rance et  en  sottise,  dormir  dans  le  panier  de  l'indifférence,  comme 
ce  papier  inutilement  profané  qui  n'est  plus  bon  qu'à  faire  du 
papier  neuf  ». 

Sur  le  caractère  privé  de  Charlet,  mêmes  divergences.  Le  livre 
du  colonel  de  La  Combe,  écrit,  il  est  vrai,  par  un  fervent  ami, 
nous  le  représente  comme  le  meilleur  des  hommes,  le  plus 
serviable,  le  plus  généreux,  le  plus  franc,  «  un  cœur  d'or  ».  Au 
contraire,  si  l'on  voulait  en  croire  certaines  légendes  fort  répandues, 
le  faux  bonhomme  aurait  valu  la  peste,  son  esprit  de  blague  eût 
été  le  fait  d'une  âme  méchante,  son  amusement  aurait  consisté  à 
poursuivre  les  naïfs  et  les  faibles,  ses  plaisanteries  seraient  allées 
jusqu'au  crime.  Je  lui  ai  très  sérieusement  entendu  imputer  la 
mort  de  Poterlet.  Charlet,  son  ami,  l'aurait  maintes  fois  grisé 
pour  le  plaisir  de  le  voir  gris,  et  poussé  jusqu'au  bout  dans  cette 
voie  de  malheur. 

Quelle  est  donc,  au  milieu  de  ces  contradictions,  la  part  de  la 
vérité,  et  que  faut-il  en  retenir  maintenant  que  le  temps  a  remis 
les  choses  au  point  et  qu'un  demi-siècle,  ou  peu  s'en  faut,  s'est 
écoulé  ? 

Nicolas-Toussaint  Charlet  (c'est  lui-même  qui  nous  l'apprend  au 
frontispice  d'une  de  ses  séries)  était  né  à  Paris,  le  20  décembre 
1792.  Son  père,  dragon  de  la  République,  mourut  à  l'armée,  lais- 
sant pour  toute  fortune  à  son  fils  unique,  dit  ce  dernier,  «  une 
«  culotte  de  peau  et  une  paire  de  bottes  fatiguées  par  les  campa- 
.«  gnes  de  Sambre-et-Mcuse,  et  son  décompte  de  linge  et  chaussures, 
«  lequel  s'est  monté  à  neuf  francs  soixante-quinze  centimes  -.  » 
Sa  mère  n'était  pas  une  femme  ordinaire;  elle  avait  au  plus  haut 
point  l'enthousiasme  de  la  gloire  militaire  et  de  l'homme  qui 
bientôt  en  fut  pour  elle  et  pour  tous  la  rayonnante  incarnation. 
Elle  allait  aux  cérémonies,  aux  revues,  cherchant  toutes  les  occa- 
sions d'apercevoir  l'Empereur.  Elle  ne  voulut  jamais  croire  à  sa 
mort.  On  voit  que  Charlet  avait  de  qui  tenir. 

'  Baudelaire,  Curiosités  estJxtiqiiis,  pages  395-396. 
2  De  La  Combe,  page  6. 


LES  MAITRES  DE  LA  LITHOGRAPHIE 


89 


Après  avoir  confié  quelque  temps  son  fils  à  une  vieille  fille 
d'abord,  pour  lui  apprendre  à  lire,  ensuite  à  un  maître  d'école, 
elle  le  fit  recevoir  à  l'Ecole  Centrale  Républicaine  (autrement 
appelée  les  Enfants  de  la  Patrie)  «  ce  qui,  dit-il,  n'a  pas  peu 
contribué  à  faire  de  moi  un  âne  illétré  ».  A  force  de  sacrifices,  elle 
trouva  moyen  même  de  le  mettre  externe  au  Lycée  Napoléon, 
mais  il  y  fut  un  élève  médiocre,  et  quand  il  en  sortit,  leurs  dernières 
ressources  étaient  absorbées.  Le  jeune  homme  devint  petit  commis 
dans  une  mairie,  enregistrant  et  toisant  ces  conscrits  de  l'Empire 
que  son  crayon  devait  illustrer  un  jour.  N'omettons  pas  un  trait 
qui  a  son  prix  :  il  faisait  partie,  en  18 14,  du  bataillon  commandé  par 
«  un  homme  plein  d'honneur  et  de  courage,  M.  Odiot.  Il  nous  avait 
fait  faire  notre  devoir,  et  avec  une  poignée  de  gardes  nationaux  et 
les  débris  d'une  compagnie  franche,  il  avait  arrêté  la  marche  d'un 
bataillon  de  grenadiers  de  Sibérie.  Je  vois  encore,  ajoute  Charlet,  ce 
bataillon  serré  en  masse,  marchant  avec  un  calme  désespérant 
pour  de  mauvais  soldats  comme  nous.  Enfin  nous  l'arrêtâmes, 
Dieu  aidant  fortement1.  »  Pour  sa  belle  conduite,  Charlet,  qui 
était  sergent-major,  fut  nommé  capitaine  en  second  de  sa 
compagnie  et  ne  cessa  depuis  de  s'intéresser  sérieusement  à  ses 
fonctions.  Il  devint  chef  de  bataillon  après  les  émeutes  de  1834  et 
ne  donna  sa  démission  qu'en  1840,  pour  cause  de  santé. 

Avoir  fait  le  coup  de  feu  contre  les  Alliés  n'était  pas  pour 
valoir  une  bonne  note  aux  yeux  des  blancs  de  la  Restauration. 
Charlet  fut  chassé  de  son  emploi  comme  bonapartiste  en  181 6.  Ce 
renvoi  décida  de  sa  vocation.  «  Ne  sachant  où  donner  de  la  tête  »,  il 
essaya  de  tirer  parti  de  son  goût  pour  le  dessin  :  il  se  mit  à  donner  des 
leçons  pour  vivre,  tout  en  tâchant  d'en  prendre  pour  s'instruire.  Il 
eut  d'abord  pour  professeur  «  un  croûton  nommé  Lebel,  élève 
racorni  de  David,  alors  que  la  rotule  des  Atrides  se  montrait 
même  à  travers  les  pantalons,  dans  les  tableaux  d'un  grand  nombre 
des  victimes  du  grand  maître  ».  Cependant,  dès  181 7,  nous  le 
voyons  en  même  temps  publier  ses  premières  lithographies  et  entrer 
à  l'atelier  de  Gros  où  se  trouvaient  alors  Schnetz,  Barye,  Eug. 
Lami,  Bellangé,  où  allaient  venir  Bonington  et  Camille  Roque- 
plan.  Il  y  resta  trois  ans,  tout  en  gardant,  si  l'on  en  croit  les  récits, 


1  Horace  Vernet  n'a  eu  garde  d'oublier  Charlet  dans  son  tableau  de  la  Barrière  de 
Clichy  :  ce  grand  garçon  à  la  figure  si  jeune  qui  amorce  "son  fusil  au  fond,  avec  le  calme 
d'un  vieux  soldat,  c'est  lui-même. 


9o  V ARTISTE 

une  position  un  peu  à  part.  L'enseignement  de  Gros  a  été  jugé 
diversement.  On  lui  a  reproché  de  s'en  tenir  trop  étroitement  aux 
principes  de  David.  Ce  qui  paraît  certain,  c'est  qu'il  ne  fut  nulle- 
ment un  maître  rigide.  La  variété  des  talents  qu'il  a  formés  le 
prouve  assez.  A  l'égard  de  Charlet  il  fut  même  particulièrement 
respectueux  d'une  originalité  qui  s'affirmait  dès  le  commence- 
ment. Il  put  lui  rendre  le  service  de  lui  apprendre  plusieurs  choses 
nécessaires;  il  ne  prit  jamais  vis-à-vis  de  lui  le  rôle  de  directeur. 
Charlet  n'avait  nul  besoin  d'être  dirigé;  ses  plus  anciennes  litho- 
graphies, celles  qu'il  fit  chez  Lasteyrie  en  1817,  et  qui  accusent  la 
plus  manifeste  inexpérience  dans  l'exécution,  sont  aussi  franches 
d'intentions  que  celles  des  années  suivantes.  Quelques-unes, 
malgré  l'incorrection  du  trait  ou  la  gaucherie  de  l'agencement, 
sont  charmantes  déjà.  La  première  de  toutes,  un  Hussard  au  galop, 
le  sabre  à  la  main,  nous  montre  un  cavalier  mal  assis  sur  un  cheval 
dont  le  col  se  courbe  étrangement,  mais  l'aspect  du  tout  n'est  pas 
mauvais  et  le  costume  militaire  est  bien  traité.  Dans  les  Lanciers 
au  bivouac,  les  figures  isolément-  prises  ont  la  simplicité,  l'énergie  ; 
c'est  leur  groupement  qui  ne  se  fait  pas.  De  même  il  existe  une 
belle  figure  de  sentinelle  dans  le  Poste  avancé.  Parmi  les  dix-sept 
pièces  des  Costumes  militaires,  datant  de  la  même  époque,  on  trou- 
verait des  pages  presque  complètes,  telles  que  le  Sergent  d'infanterie, 
le  Grenadier  de  la  Garde  Royale,  le  Cuirassier  (à  pied).  Une  certaine 
monotonie,  résultant  de  l'extrême  rudesse  du  crayon,  est  leur  plus 
sensible  imperfection.  Mais  on  n'oubliera  pas  que  la  lithographie 
en  était  alors  à  ses  tout  premiers  commencements;  l'imprimerie  de 
Lasteyrie  avait  à  peine  six  mois  d'existence.  Enfin  je  ne  sais  trop 
ce  qu'on  peut  trouver  à  reprendre  dans  la  Bienvenue  :  les  figures  de 
grognards,  sans  avoir  la  vigueur  que  Charlet  leur  donnera  plus 
tard,  sont  très  suffisantes  ;  celle  du  jeune  conscrit  est  tout  à  fait 
bien,  l'agencement  pittoresque  est  naturel,  la  scène  est  parlante,  et 
j'en  connais  peu  dans  l'oeuvre  de  Charlet  où  l'esprit  soit  de  cette 
qualité.  Parmi  les  planches  contemporaines,  ni  les  Invalides  en 
goguette,  ni  même  les  Maraudeurs1,  si  beaux  pourtant  au  point 
de  vue  du  dessin,  ne  peuvent  soutenir  la  rivalité.  Les  premiers  sont, 
sans  doute  involontairement,  de  l'âpre  satire,  et  les  seconds,  de  la 
farce  ;  la  Bienvenue  est  de  la  meilleure  comédie. 

1  Catalogue  De  La  Combe,  n°  49.  Il  existe  une  autre  planche  du  même  titre,  un  peu 
postérieure  et  fort  belle  aussi  (n°  8<">). 


LES  MAITRES  DE  LA  LITHOGRAPHIE 


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Dans  un  certain  nombre  de  grandes  pièces,  Charlet  cherche 
franchement  à  faire  vibrer  l'émotion  patriotique.  Ces  pages,  tou- 
chantes en  leur  temps,  ne  portent  plus  de  même  aujourd'hui.  Elles 
ont  vieilli,  c'est  le  sort  de  toutes  les  œuvres  de  circonstance,  et  ce 
défaut  nous  ouvre  les  yeux  sur  tous  les  autres  qui  sont  trop  sou- 
vent en  elles:  emphase  de  l'idée  et  décousu  du  dessin,  vides  lais- 
sant comme  des  trous  dans  la  composition,  détails  puérils,  acces- 
soires ajoutés  sans  qu'on  sache  pourquoi.  Pour  être  juste,  il  faut 
pourtant  démêler  toujours  une  ou  plusieurs  figures  de  grande  allure, 
auxquelles  une  seule  chose  manque  pour  être  admirées  par  nous 
suivant  leur  mérite  :  la  possibilité  d'être  vues  isolées  de  ce  qui 
les  entoure,  à  part,  et  pour  elles-mêmes  :  ainsi  dans  le  Grenadier 
de  Waterloo,  dont  l'effet  est  si  théâtral ,  le  soldat  debout,  défendant 
son  camarade  ;  ainsi  encore,  dans  les  Français  après  la  victoire,  les 
deux  grenadiers,  l'un  de  profil,  qui  coupe  du  pain,  l'autre  de  face, 
qui  vient  de  donner  sa  gourde  à  un  prisonnier  autrichien  et  suit 
des  yeux  presque  maternellement  l'effet  du  breuvage.  Heureusement, 
outre  ces  vastes  pages  incomplètes,  Charlet  en  traçait  en  même 
temps  quelques  autres  que  nous  pouvons  goûter  pleinement  et 
louer  sans  réserves.  Ce  sont  celles  où,  sans  vouloir  peindre  l'histoire 
ni  la  légende,  il  s'est  contenté  d'en  représenter  les  héros  obscurs.  La 
Mort  du  Cuirassier  est  à  bon  droit  fameuse.  On  ne  cessera  pas  de 
la  mettre  à  côté  des  plus  beaux  dessins  de  Géricault:  c'est  la 
même  grandeur  et  la  même  simplicité,  c'est  le  même  pathétique 
aussi.  Nulle  pièce  n'est  mieux  de  nature  à  faire  tout  de  suite  appré- 
cier Charlet  par  ceux  qui  l'ignorent  ou  qui  le  méconnaissent. 
Cependant  il  est  peut-être  plus  entièrement  lui-même  dans  les 
Deux  Grenadiers  de  Waterloo  et  surtout  dans  le  Grenadier  manchot. 
Là  sa  vigoureuse  manière  plébéienne  s'affirme  avec  une  autorité 
toute  nouvelle  :  rien  pour  l'élégance  apprise,  pour  les  traditions 
d'école,  pour  ce  je  ne  sais  quoi  qui  relie  une  œuvre  à  celles  qui 
l'ont  précédée  ou  qui  naissent  en  même  temps .  Vingt  ans  de 
batailles  et  l'éblouissement  d'un  génie  militaire  presque  surhumain 
avaient  formé  une  race  d'hommes  telle  qu'il  n'en  avait  jamais 
existé  dans  l'histoire.  Ces  hommes,  la  chute  de  l'Empereur,  et 
l'avènement  d'un  régime  vieillot,  pusillanime,  rétrograde  en  toutes 
choses,  venaient  de  les  rejeter  brusquement  dans  la  vie  ordinaire. 
Les  uns  s'étaient  remis  tout  de  suite  à  quelque  métier,  jadis  appris; 
les  autres  n'avaient  pas  encore  eu  le  temps  de  déposer  le  glorieux 


92 


L'ARTISTE 


uniforme  sous  lequel  ils  venaient  de  parcourir  l'Europe  en  maîtres. 
Tous  étaient  pleins  de  leurs  souvenirs  et  frémissants.  Quand 
ils  ouvraient  la  bouche,  les  cœurs  battaient  aux  récits  de  leurs 
campagnes  ;  quand  ils  étaient  forcés  de  se  taire ,  leur  seule  pré- 
sence ,  rappelant  tant  de  gloire  et  de  revers ,  était  éloquente. 
Charlet,  comme  tous,  les  avait  vus;  mais  pour  les  représenter 
mieux  que  tout  autre  il  avait  deux  choses  :  la  même  religion 
qu'eux  dans  l'âme,  j'entends  le  culte  de  la  gloire  et  de  Napoléon, 
et  dans  la  main  un  crayon  vierge  de  toute  routine. 

Qu'on  en  considère  le  sentiment  ou  l'exécution,  le  Grenadier 
manchot  est  admirable.  Cette  figure  indignée  est  si  individuelle 
qu'elle  est  évidemment  prise  sur  nature.  Elle  a  cependant  toute 
l'ampleur  d'une  synthèse.  Ce  n'est  pas  un  blessé  de  Waterloo  que 
Charlet  nous  fait  voir:  c'est  en  sa  personne  toute  l'héroïque  armée 
mutilée,  c'est  la  patrie  elle-même  criant  vengeance  contre  l'étran- 
ger, contre  le  sort,  contre  ce  régime  nouveau,  que  les  baïonnettes 
alliées  lui  ont  imposé  comme  un  joug.  Un  enfant,  pleurant  auprès 
du  vieux  soldat,  achève  l'idée  et  donne  à  l'image  plus  d'effet 
encore,  car  à  côté  de  la  douleur  est  l'espérance,  et  déjà  les  petits 
grandissent,  prêts  à  chanter  : 

Nous  entrerons  dans  la  carrière 
Quand  nos  aînés  n'y  seront  plus... 

Si  nous  devons  en  croire  M.  de  La  Combe1,  les  belles  pièces 
que  je  viens  de  citer  n'obtenaient  du  public  aucune  marque  de 
sympathie.  Seul,  le  Grenadier  de  Waterloo  se  serait  vendu, 
nullement  à  cause  de  son  mérite,  mais  en  raison  des  souvenirs 
qu'il  réveillait  et  par  opposition  à  la  Restauration.  Nombre  de 
pièces,  rares  aujourd'hui,  ne  devraient  leur  rareté  qu'à  leur 
insuccès.  Les  pierres  étaient  chères;  Charlet,  après  avoir  tiré 
quelques  épreuves  d'essai,  voyant  que  personne  n'en  voulait, 
effaçait  son  dessin  pour  en  faire  un  autre  à  la  place. 

Cependant  Delpech,  dont  la  boutique  était  assez  à  la  mode 
pour  les  nouveautés,  eut  en  dépôt  et  mit  en  vente  la  plupart  des 
lithographies  de  cette  primitive  époque.  En  1818,  dès  qu'il  eut 
des  presses  à  lui,  nous  le  voyons  devenir  l'imprimeur  et  l'éditeur 


1  Page  12.  Charlet  lui-même  semble  pourtant  avoir  écrit  à  peu  près  le  contraire.  (Lettre 
à  M.  Feuillet  de  Conches,  du  i3  avril  1 835,  page  84.) 


LES  MAITRES  DE  LA  LITHOGRAPHIE 


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attitré  de  Charlet.  Chez  lui  comme  chez  Lasteyrie,  Charlet 
continue  de  mêler  le  rire  et  l'émotion.  Dans  cette  dernière  note 
nous  trouvons  le  Cuirassier  français  portant  un  drapeau,  page 
rarement  citée,  égale  pourtant,  ou  peu  s'en  faut,  à  la  Mort  du 
Cuirassier,  et  du  même  genre.  Au  moment  où  Charlet  traçait  ces 
deux  lithographies  superbes,  il  n'avait  probablement  pas  encore 
fait  la  connaissance  personnelle  de  Géricault  au  cabaret  des  Trois- 
Couronnes.  Mais  YOfficierde  Guides  et  le  Cuirassier,  des  Salons  de 
181 2  et  18 14,  avaient  été  assez  remarqués  pour  que  certainement 
Charlet  leur  dût  quelque  chose.  Le  souvenir  de  Géricault, 
quoique  moins  sensible,  est  encore  reconnaissable  dans  Courage, 
Résignation  :  un  grenadier  d'infanterie  et  un  lancier  polonais  de  la 
Vieille  Garde,  tous  deux  blessés,  assis  sur  un  tertre  au  milieu  de 
la  campagne.  Au  contraire,  Au  maréchal  Brune  et  le  Soldat  français 
(si  fractus  illabatur  orbis)  sont  d'une  inspiration  uniquement  per- 
sonnelle. On  peut  les  rapprocher  du  Grenadier  manchot.  Sans  avoir 
la  même  valeur,  le  Caporal  blessé  et  son  chien  lui  léchant  sa  blessure, 
le  Grenadier  assis  avec  un  enfant  sont  aussi  très  caractéristiques.  Le 
Vieillard  montrant  le  portrait  de  Cambronne  à  ses  enfants  mériterait 
d'être  plus  connu.  La  composition  est  intéressante  et  l'exécution 
d'une  énergique  certitude.  Une  place  à  part  doit  être  faite  à  l'Au- 
mône. C'est  en  voyant  cette  pièce  chez  Delpech  que  Gros  disait 
tout  ému  :  «  Je  voudrais  avoir  fait  cela.  »  Ce  qu'on  trouvait  jadis 
de  touchant  dans  l'ouvrage  de  Charlet  est  justement  ce  qui  nous 
paraît  un  peu  vieux  aujourd'hui.  Et  de  même  l'arrangement  de  la 
composition  nous  semble  bien  artificiel.  Mais,  ces  réserves  faites, 
comment  ne  pas  admirer  la  figure  si  naturelle,  si  expressive,  si 
belle  enfin  du  vieux  soldat  qui  fouille  dans  son  gousset  pour 
secourir  un  plus  pauvre  que  lui  ? 

Les  pièces  gaies  sont  variées.  Les  blancs,  les  soldats  de  la  grande 
époque  et  ceux  de  la  milice  citoyenne  défrayent  tour  à  tour  la 
bonne  humeur  de  Charlet.  Aux  premiers  s'adresse  «  Ils  s'en  vont  », 
exclamation  désolée  d'un  vieux  colonel  à  besicles  et  parapluie,  qui 
vient  de  lire  dans  la  Quotidienne  le  départ  des  troupes  étrangères. 
M.  Pigeon  en  grande  tenue  est  l'amusante  caricature  du  bourgeois 
transformé  subitement  en  militaire.  Pour  avoir  endossé  l'uniforme 
on  n'est  cependant  pas  tenu  de  renoncer  à  toutes  ses  aises,  quand 
il  y  a  moyen  de  faire  autrement.  M.  Pigeon  monte  la  garde,  mais 
il  fait  chaud  et  l'endroit  est  solitaire.  Aussi  a-t-il  retiré  son  bonnet 


94  L'ARTISTE 

à  poil,  et  ne  sachant  qu'en  faire,  non  plus  que  de  son  fusil,  les 
a-t-il,  l'un  au  bout  de  l'autre,  appuyés  contre  la  guérite.  Actuelle- 
ment il  tient  sa  tabatière  et  va  prendre  un  prise  ;  son  visage,  sa 
pose,  l'expression  de  toute  sa  personne  respirent  la  satisfaction  de 
soi-même  la  plus  comique.  Tout  autres  sont  les  amusements  des 
Vieux  de  la  Vieille,  en  leurs  brefs  loisirs.  Ces  héros  sont  de  vrais 
enfants  entre  deux  batailles.  En  voici  quatre  dans  un  bois  (le 
bivouac  n'est  pas  loin  sans  doute);  un  d'eux,  assis  sur  un  tronc 
d'arbre,  tient  un  violon  et  tâche  d'en  tirer  quelque  chose.  Mais  il 
paraît  que  le  plaisir  de  la  musique  n'est  pas  pour  les  autres,  car 
on  lui  arrête  le  bras,  et  tous  partent  de  rire.  Delacroix,  au  nombre 
des  pièces  qu'il  admirait  le  plus,  citait  le  Soldat  musicien.  Les  figures 
de  grognards  y  sont  d'une  âpre  énergie.  L'Instruction  militaire  fait 
pendant  et  ne  vaut  pas  moins.  Même  les  attitudes  y  sont  plus 
simples  et  par  conséquent  de  plus  d'effet.  Ce  sont  encore  trois  ou 
quatre  soldats  des  grandes  guerres,  qui  passent  leurs  heures  de 
liberté.  Disons  sans  tarder  que  le  conscrit  à  instruire  est  un 
caniche,  lequel,  assis  sur  son  derrière,  fait  avec  un  bâton  l'exercice 
du  fusil,  tout  aussi  bien  que  les  pauvres  recrues  dans  les  célèbres 
Délassements  des  Consignés. 

Comme  toutes  les  pièces  qui  précèdent,  la  suite  des  Costumes 
Y  Ex-Garde  sort  des  presses  de  Dclpech.  De  bons  juges  sont  d'avis 
que  Charlet  n'a  rien  fait  de  mieux,  et  Baudelaire  lui-même,  si 
injuste  en  son  appréciation  générale,  se  sent  ici  désarmé.  Il  recon- 
naît que  les  personnages  ont  un  caractère  réel  et  qu'il  doivent  être 
très  ressemblants.  Il  avoue  que  l'allure,  le  geste,  les  airs  de  tête 
sont  excellents.  Mais  Delacroix  a  dit  mieux  :  «  Dans  ces  dessins, 
le  dragon  ne  ressemble  ni  au  lancier  ni  au  grenadier.  Il  semble 
qu'ils  aient  tous  la  physionomie  de  leur  arme,  comme  ils  en  ont 
l'uniforme.  »  Et  de  fait  on  peut  prendre  successivement  les  trente 
pièces  de  la  suite,  les  examiner  et  les  comparer  en  leur  moindres 
détails,  on  n'en  trouvera  pas  deux  où  les  expressions,  la  conte- 
nance, les  habitudes  de  corps  ne  diffèrent;  on  n'en  trouvera  pas 
une  où  l'homme  sous  son  habit  ne  soit  à  la  fois  un  individu 
vivant  et  un  type.  Donnez-vous,  si  la  chance  veut  que  vous  le 
puissiez,  le  spectacle  de  ce  défilé,  le  plus  curieux,  le  plus  beau, 
j'allais  dire  le  plus  émouvant  qui  soit  en  son  genre:  toute  la  garde 
et  par  conséquent  toute  l'armée  dont  elle  était  l'élite,  ressuscitée, 
non   pas  à  l'état  de  fantôme,  ainsi  que  dans  les  rêves  de  Ralllt. 


LES  MAITRES  DE  LA  LITHOGRAPHIE 


95 


mais  réelle  comme  au  temps  où  elle  allait  du  fond  de  l'Espagne 
au  fond  de  la  Russie,  à  la  suite  de  Napoléon.  Le  Grenadier  à  pied 
eu  petite  tenue,  le  dos  appuyé  contre  un  arbre,  les  bras  croisés,  fume 
son  brûle-gueule,  avec  cet  air  maté  d'un  homme  qui  marche 
depuis  dix  ans  sous  le  soleil  et  sous  la  neige  ;  l'Officier  de 
Grenadiers  à  pied,  porte-drapeau,  est  cérémonieux  et  fier;  les  deux 
cavaliers  en  grande  tenue,  le  Grenadier  et  le  Chasseur,  ont  de  martiales 
figures  qui  font  songer  aux  charges  héroïques.  Les  Dragons  (il  y 
en  a  trois),  ont  tous,  en  leur  tenue  droite  et  digne,  un  peu  de  cette 
fatuité  qui  manque  rarement  aux  beaux  hommes,  surtout  quand  ils 
sont  vêtus  d'un  bel  uniforme  ;  et  cette  fatuité  se  nuance  suivant 
le  grade  et  l'emploi  :  chez  le  simple  soldat  elle  est  naïve,  chez  le 
Trompette  qui  sonne,  et  dont  la  pensée  est  toute  aux  sons  de  son 
instrument,  elle  est  instinctive;  chez  l'Officier,  elle  se  mêle  à  l'air 
impérieux  du  commandement  toujours  obéi.  Le  Sapeur-Mineur  est 
robuste  comme  un  ouvrier  de  la  guerre,  et  le  Sapeur  des  Grenadiers 
à  pied,  avec  sa  barbe  hirsute,  est  bien  l'homme  qui  fait  tomber  les 
obstacles  à  coups  de  hache.  Le  Chasseur  à  cheval  en  petite  tenue,  sa 
pipe  à  la  bouche,  est  si  vrai  d'attitude  et  d'expression  que  tout  le 
monde  croit  l'avoir  déjà  vu.  Les  Lanciers  sont  admirables  tous, 
soit  qu'on  prenne  la  sentinelle  qui  laisse  couler  sa  faction,  le 
regard  au  loin  fixé,  la  pose  presque  rêveuse  ;  soit  qu'on  s'arrête  à 
l'Officier  en  grande  tenue  qui,  le  dos  appuyé  contre  un  arbre, 
surveille  de  loin  la  manœuvre  ;  soit  qu'on  choisisse  le  Lancier 
polonais  en  petite  tenue,  assis  sur  un  tas  de  paille,  les  bras  croisés, 
la  figure  songeuse,  et  dans  tous  les  traits  de  son  visage,  comme 
dans  toutes  les  lignes  de  son  corps,  trahissant  l'exotisme  de  son 
origine.  Je  ne  sais  pourtant  si  le  Grenadier  en  grande  tenue,  que 
j'ai  laissé  pour  la  fin,  n'est  pas  plus  beau  encore.  En  tout  cas,  il  est 
bien  celui  de  tous  qui  synthétise  le  plus  éloquemment  l'esprit  et 
l'âme  de  la  Garde.  L'Empereur  est  là  sans  doute,  dans  cette  tente 
qu'on  aperçoit  ;  le  ciel  est  plein  de  nuages,  l'heure  incertaine,  le 
feu  du  bivouac  fume  et  va  s'éteindre.  Lui,  debout,  dans  l'attitude 
réglementaire,  a  porté  respectueusement  la  main  droite  à  son  bonnet 
à  poil  :  jamais,  tout  ce  qui  fait  le  soldat,  la  discipline,  l'abnégation 
personnelle,  le  dévouement  obscur  et  sans  bornes,  n'ont  trouvé 
d'expression  plus  saisissante  que  cette  simple  figure  immobile. 


(A  suivre.) 


GERMAIN  HEDIARD. 


QUELQUES  ARTISTES  DE  CE  TEMPS1 


ii 


DANIEL    VIERGE 


l  n'est  peut-être  pas  d'art  plus  ingrat  que  celui 
de  l'illustration.  Dans  l'espérance  d'un  bénéfice 
immédiat,  le  jeune  artiste  présente  à  un  éditeur 
ses  premières  compositions  :  son  travail  plaît,  il 
empoche  joyeusement  quelques  pièces  d'or,  en 
se  promettant  bien  de  n'user  que  modérément 
de  ce  moyen  relativement  facile  de  gagner  un  peu  d'argent  et  en 
se  promettant  surtout  de  garder  pour  le  tableau  la  majeure  partie 
de  son  temps.  C'est  un  leurre  !  il  est  perdu  pour  la  peinture  ;  il  y 
a  des  chances  pour  que,  vingt  ans  après,  vous  le  retrouviez  penché 
sur  de  petits  dessins,  la  figure  fatiguée,  l'œil  affaibli,  usé  avant 
l'âge  par  le  surmenage  du  terrible  métier  d'illustrateur.  Pourquoi  ? 
parce  que  les  besoins  de  la  vie  journalière  l'ont  toujours  ramené 
chez  l'éditeur.  La  peinture  lui  aurait  rapporté  beaucoup  plus,  peut- 
être,  mais  la  vente  du  tableau  est  incertaine:  comment  avoir  le 
courage  de  manger  son  pain  tout  sec  en  attendant  les  quinze 
cents  ou  deux  mille  francs  qui  se  feront  peut-être  attendre  si 
longtemps,  quand  il  suffit  de  passer  un  jour  et  une  nuit  pour 
satisfaire   l'éditeur   pressé  et    en    obtenir  le   pain  quotidien  ?  Le 


1  V.  VArtislt  de  janvier  dernier. 


*  '  X5      ¥    /  "  *       A > 

1 

• 

Partial.  Vi^syt?  (tel, 

V 

Jféli'oq ,  JCeilhait&r 

PABLO    ET   DIEGO 

(    PABLO.DE   SÉG-OVIE  ,  CH  IX    ) 

■ 

Imp .  Gésuf  -  Gros . 

QUELQUES  ARTISTES  DE  CE  TEMPS 


97 


diable,  c'est  que  le  besoin  du  billet  de  cent  francs  revient  assez 
souvent  et  que  les  années  se  passent  sans  que  l'artiste  ait  pris  le 
temps  d'ébaucher  un  tableau  et  de  faire  les  études  tranquilles  qui 
sont  nécessaires  à  sa  confection.  Aussi  le  nombre  de  ceux  qui  ont 
abandonné  l'illustration  pour  faire  de  la  peinture  est-il  restreint, 
c'est-  le  contraire  plutôt  qui  est  fréquent. 

Surmenage,  avons-nous  dit  ;  le  mot  n'est  pas  trop  fort  :  il  nous 
souvient  à  ce  propos  d'un  fragment  de  conversation  avec  M. 
Kaemmerer,  au  cours  de  laquelle  le  peintre  des  jolies  merveilleuses 
nous  donnait  son  opinion  sur  l'illustration.  —  «  Je  n'ai  fait,  nous 
disait-il  avec  sa  bonhomie  tranquille  de  Hollandais,  je  n'ai  fait  de 
l'illustration  que  contraint  et  forcé  ou  pour  faire  plaisir  à  des 
amis.  Songez  donc,  rien  n'use  la  cervelle  comme  cette  obligation 
de  produire  sans  cesse  et  sans  relâche  :  un  peintre  qui  produit 
douze  tableaux  par  an  travaille  beaucoup,  mais  ça  ne  lui  fait 
qu'une  idée  par  mois  à  trouver,  il  se  repose  pendant  les  délices 
de  l'exécution,  tandis  que  l'illustrateur  doit  avoir  au  moins  une 
idée  par  jour  :  trente  idées  par  mois  !  Il  n'y  a  pas  un  artiste  que 
cela  n'épuise  célébralement  !  » 

Il  y  a  cela,  et  il  y  a  aussi  la  hâte  du  travail,  qui  doit  être  prêt 
souvent  à  jour  et  à  heure  fixes,  et  il  y  a  surtout  l'obligation 
d'interpréter  un  texte,  de  se  conformer  à  la  pensée  d'un  auteur. 
«  L'auteur  parle,  dit  Maurice  Leloir,  et  nous  faisons  la  panto- 
mime. »  Ce  n'est  pas  toujours  facile  :  il  faudrait  tout  savoir,  avoir 
tout  observé,  être  un  dictionnaire  vivant  du  monde  plastique; 
quand  on  ne  sait  pas,  par  hasard,  il  faut  se  perdre  dans  le 
document,  feuilleter  les  livres,  les  albums,  les  collections,  dans 
l'énervement  d'une  longue  recherche  qui  ne  donne  pas  toujours 
de  résultats  bien  appréciables.  Et  tout  cela,  pourquoi?  pour 
accoucher  péniblement  d'un  dessin  fait  à  contre-cœur  et  dont  le 
sujet  ne  vous  intéressait  pas  du  tout,  due  de  peines  pour  si  peu  ! 

Fatigue  et  gain  médiocre,  c'est  dur  déjà,  mais  il  y  a  pis  encore  ! 
Le  talent  du  dessinateur  n'est  pas  apprécié,  en  France  tout  au  moins  :  le 
public  n'a  point  l'air  d'y  prendre  garde  et  les  critiques  d'art  de  s'y 
intéresser.  Et  pourtant,  s'il  n'est  pas  averti,  l'amateur  ne  compren- 
dra pas  tout  seul  que  tous  les  genres  sont  bons,  que  le  talent,  de 
quelque  manière  qu'il  se  produise,  est  digne  d'admiration,  et  que 
l'original  de  ce  dessin  qu'il  achète  pour  trois  sous,  dans  le  journal 
ou  la  livraison  qui  l'édite,  peut  avoir  une  précieuse  valeur  d'art, 

1894.    —    L'ARTISTE.    —    NOUVELLE   PÉRIODE!    T. VII  7 


9'8  L  ARTISTE 

il  se  dira  seulement  que  c'est  du  blanc  et  noir  et  que  ça  ne  flatte 
pas  l'œil  ;  il  n'en  faut  pas  plus  pour  que  des  merveilles  d'esprit, 
d'observation  et  de  composition  passent  presque  inaperçues. 

L'étude  que  nous  avons  faite  dans  la  précédente  livraison  nous  a 
permis  de  constater  qu'il  a  fallu  vingt  ans  pour  que  l'on  s'avisât 
de  remarquer  qu'un  afficheur  comme  Chéret  peut  être  un  grand 
décorateur.  Combien  faudra-t-il  pour  que  l'on  s'aperçoive  qu'un 
dessinateur  comme  Vierge  peut  marcher  de  pair  avec  les  plus 
grands  artistes,  lui  à  qui  la  critique  française  n'a  pas  su  faire  la 
place  qu'il  mérite?  Car  c'est  le  nom  de  Vierge  qui  nous  suggérait 
les  réflexions  qui  précèdent,  Vierge,  prisonnier  et  martyr  de  l'illus- 
tration, et  qui,  ne  pouvant  se  sauver  dans  la  peinture  pour  laquelle 
il  était  né,  a  élevé  son  métier  au  grand  art  et  l'a  pour  ainsi  dire 
transformé,  car  c'est  avec  raison  que  le  Century  américain,  dans 
une  étude  très  remarquable,  l'a  surnommé  le  père  de  l'illustration 
moderne. 

Nous  ne  prétendons  pas  dire  par  là  qu'il  n'y  a  pas  eu  d'excel- 
lents illustrateurs  avant  Vierge,  mais  que  Vierge  a  doté  l'illustra- 
tion d'une  formule  nouvelle,  formule  si  bien  en  harmonie  avec 
notre  manière  présente  de  voir  la  nature  que  presque  tous  ses 
contemporains  ont  suivi  la  route  qu'il  indiquait.  Il  y  a  du  reste 
peu  d'hommes  qu'une  pareille  unanimité  d'admiration  confrater- 
nelle ait  suivi  tout  le  long  de  leur  carrière.  Les  artistes  l'ont  com- 
pris tout  de  suite  et  il  n'a  pas  passé  de  mode,  comme  tant  d'autres. 

A  l'époque  où  Vierge  s'est  fait  connaître,  Gustave  Doré  et 
Bayard  tenaient  la  corde.  Leur  art  est  connu  de  tout  le  monde: 
Doré,  puissant  par  l'imagination  et  l'un  des  maîtres  du  clair- 
obscur  depuis  Rembrandt  ;  Bayard,  distingué  dans  ses  douces  tona- 
lités qui  plaisaient  tant  aux  femmes.  Mais  ces  artistes  restaient,  au 
point  de  vue  de  la  couleur,  dans  la  note  grise  qui  attristait  aussi 
la  peinture  de  cette  époque,  et  leurs  compositions,  si  ingénieuses 
qu'elles  fussent,  étaient  purement  Imaginatives  et  se  ressentaient 
très  peu  de  l'étude  directe  de  la  nature. 

Avec  Vierge  le  plein  air  et  la  vérité  sont  entrés  dans  l'illustra- 
tion, sans  que  pour  cela,  —  et  c'est  la  marque  de  sa  maîtrise,  — 
l'esprit  et  la  fantaisie  en  sortissent;  il  a  accompli  dans  le  dessin 
une  révolution  analogue  à  celle  que  les  impressionnistes  accom- 
plissaient, d'une  manière  plus  lourde  peut-être,  dans  la  peinture, 
car  il  n'y  a  guère  que  Degas,  Forain,  Goeneutte  et  quelques  autres 


r  > 


10b  L'ARTISTE 

qui  aient  montré  de  l'esprit  dans  leurs  toiles,  et  cette  qualité  passe 
aujourd'hui  pour  secondaire  dans  les  nouvelles  couches  artistiques. 
Certainement  Vierge  n'a  pas  apporté  son  art  créé  de  toutes  pièces 
et  spontanément,  comme  Rembrandt  ou  Watteau,  mais  il  a  su  pro- 
fiter des  enseignements  de  son  époque,  il  s'est  tout  assimilé  si 
parfaitement  que  son  dessin,  quoique  très  savant,  reste  absolument 
personnel.  Il  ne  faut  pas  lui  chercher  de  maître,  on  peut  seulement 
indiquer  quels  sont  les  artistes  ou  les  circonstances  qui  ont  pu 
influer  sur  la  formation  de  son  talent. 

Fortuny  d'abord,  bien  entendu,  ce  prodigieux  virtuose  du  pin- 
ceau dont  la  vente  à  Paris  fut  un  événement  considérable  pour  la 
jeunesse  artiste  d'il  y  a  vingt  ans.  Vierge  dut  étudier  avec  passion 
les  ouvrages  de  son  compatriote,  et  j'imagine  qu'il  fut  souvent  ques- 
tion du  scintillant  coloriste  entre  quatre  jeunes  artistes  tels  que 
Pradilla,  Villegas,  Rico  et  Vierge,  dans  les  classes  des  Beaux-Arts 
de  Madrid,  qu'ils  fréquentaient  ensemble  :  la  distinction  spirituelle 
de  Fortuny,  ses  audaces  de  valeurs  étaient  bien  faites  pour  éveiller 
l'émulation  de  Vierge.  Outre  celles  de  Fortuny,  la  vue  des  œuvres 
de  Goya  dut  fortement  influencer  l'artiste  ;  quelques-unes  de  ses 
planches  se  ressentent  de  l'inspiration  farouche  de  l'auteur  des 
Caprices.  On  pourrait  parler  encore  de  ce  terrible  Romyn  de  Hooghe 
qui  raconta,  avec  le  luxe  d'atrocités  et  de  viols  que  l'on  sait,  les 
prétendus  exploits  des  soldats  français  dans  les  Flandres,  au  temps 
du  grand  Roi. 

Autre  sujet  d'étude,  les  albums  japonais  qui  commençaient  à 
devenir  à  la  mode.  C'est  en  les  feuilletant  qu'il  se  rendit  compte 
de  la  puissance  du  trait  comme  le  comprenait  Okousaï  par  exemple, 
de  ce  mince  fil  de  fer  qui  encercle  la  forme  avec  précision  et  la 
traduit  à  la  clarté  du  grand  jour,  sans  que  les  vaporeuses  super- 
cheries du  clair-obscur  viennent  l'escamoter  :  le  trait,  c'est  la 
probité  du  dessin,  et  chez  Vierge  il  est  merveilleux  à  la  fois  de 
vérité  et  d'esprit  :  pour  lui  la  vérité  n'est  pas  toujours  belle  sans 
choix,  —  comme  l'affirment  les  réalistes  intransigeants,  —  il  choisit 
au  contraire  et  il  donne  en  même  temps  la  synthèse  et  l'analyse, 
la  synthèse  qui  campe  le  personnage  dans  l'expression  générale  de 
son  allure,  et  l'analyse  qui  poursuit  curieusement  le  détail  dans 
ses  caprices  les  plus  délicats.  Meissonier  a  aussi  de  ces  heureuses 
vues  d'ensemble  que  la  précision  du  détail  typique  vient  parfaire 
d'une  manière  amusante,  mais  trop  souvent  son  bonhomme  sent 


QUELQUES  ARTISTES  DE  CE  TEMPS 


loi 


VEPRES      SICILIENNES 


ci  Cet  homme  nommé  Drouet  arrêta  une  belle  fille  de 
la  noblesse...  »  (Michelet,  Histoire  de  France.) 

Dessin  de  Daniel  Vierge. 


102 


L'ARTISTE 


le  modèle  ou  le  mannequin.  Chez  Fortuny,  dont  l'inspiration  est 
plus  libre  que  celle  de  Meissonicr,  la  fanfreluche  prend  quelque- 
fois trop  d'importance,  au  détriment  de  la  tenue  générale  de 
l'œuvre;  à  notre  avis,  Vierge  a  mieux  l'équilibre  de  ces  deux  facul- 
tés qu'il  est  rare  de  trouver  réunies  en  de  bonnes  proportions 
dans  un  cerveau  d'artiste. 

C'est  le  croquis  d'après  la  nature  qui  ne  pose  pas,  qui  a  déve- 
loppé chez  Vierge  ces  facultés,  car  toute  sa  vie  il  fut  un  infatigable 
croquiste  ;  le  crayon  toujours  en  main,  l'esprit  en  éveil,  il  dessi- 


INSULTHS      AUX     ESVOVB      DU      PAPE      BENOÎT     (1408) 

Dessin  de  Daniel  Vierge. 

nait  en  traits  rapides  tout  ce  qui  se  trouvait  autour  de  lui,  et  de 
préférence  toutes  les  manifestations  de  la  vie,  les  mouvements  les 
plus  instantanés.  Un  trait  le  prouvera:  arrêté  en  1870  par  des  sol- 
dats français,  sous  le  coup  d'une  terrible  accusation,  celle  d'espion- 
nage, il  ne  dut  son  élargissement  qu'à  M.  Charles  Yriarte,  mais 
son  séjour  en  prison  ne  l'avait  pas  une  minute  dérangé  de  son 
occupation  favorite,  car  il  en  sortit  plus  riche  d'une  quantité 
de  croquis  faits  d'après  les  soldats  qui  le  gardaient. 

Cependant,  au  cours  de  ses  études,  une  petite  révolution   se 


QUELQUES  ARTISTES  DE  CE  TEMPS 


io? 


ADOLPHE      DE      GUELDRE     PARRICIDE 

«   Il  le  traîne  cinq  lieues  a  pied,  sans  chausses,  dans 
la  neige...  »  (Miclielet,  Histoire  de  France.) 


Dessin  de  Daniel  Vierge. 


104 


L'ARTISTE 


produisit  dans  la  documentation  artistique  :  la  photographie,  qui 
jusque-là  n'avait  guère  servi  que  pour  le  portrait,  commença  de 
fournir  aux  dessinateurs  des  renseigements  qu'il  était  souvent  trop 
facile  de  copier  tout  simplement  en  laissant  dormir  son  imagina- 
tion. Bon  nombre  se  laissèrent  prendre  à  l'appât  de  cette  nou- 
veauté. Vierge,  jamais.  Il  se  contenta  d'observer  le  rendu  que 
donne  la  photographie,  ses  hasards  heureux,  mais  cela  l'incita  tout 
simplement  à  penser  qu'il  fallait  faire  de  plus  en  plus  vrai  pour  ne 
pas  avoir  à  souffrir  de  la  concurrence  de  cet  œil  inintelligent 
qui  fixe  l'image  sans  comprendre  et  sans  élaguer,  mais  qui  par- 


LOUIS      XI      ET      CHAULES      LE      TÉMÉRAIRE 

Dessin  de  Daniel  Vierge. 


fois  étonne  les  artistes  eux-mêmes  par  ses  chances  imprévues  et 
leur  indique  ce  qu'ils  n'avaient  pas  remarqué,  —  et  de  plus  en 
plus  fantaisiste,  pour  donner  (ce  que  ne  donne  pas  l'instrument 
le  plus  perfectionné),  l'esprit  même  de  l'artiste,  la  poésie  de  sa 
pensée. 

C'est  par  là  que  Vierge  se  rattache  à  cette  série  de  fantaisistes 
qui  se  sont  fait  depuis  peu  de  temps  leur  place  au  soleil  de  la 
notoriété,  —  depuis  que  l'Ecole  et  ses  critiques  officiels  ont  perdu 
leur  prestige  aux  yeux  des  amateurs  intelligents.  —  Regardez  les 
dessins  qui  sont  de  lui  dans  l'Histoire  de  France  de  Michelet  (car 
vous  reconnaîtrez  tout  de  suite  qu'un  grand  nombre  de  ces  dessins 
sont   de   son  père  Vinccnte    Urrabieta-Vierge   ou   de   son     frère 


QUELQUES  ARTISTES  DE  CE  TEMPS 


io5 


MORT     1)    iii:nri    II 


«  Un  éclat  de  bois  lui  arracha  la  visière  de  son  casque 
et  lui  entra  dans  la  cervelle...  »  (Michclet,  Histoire  de 
France.) 


Dessin  de  Daniel  Vierge. 


io6  L'ARTISTE 

Samuel  Vierge,  ses  collaborateurs  anonymes  dans  cette  publica- 
tion) et  voyez  quelle  manière  imprévue,  originale,  intelligente  il 
a  de  comprendre  l'illustration.  Comment  Michelet  fait-il  revivre 
les  temps  disparus?  par  le  détail  typique,  bien  choisi,  l'anecdote 
qui  révèle  le  personnage  cent  fois  mieux  que  les  essais  de  vue 
d'ensemble  d'un  Henri  Martin  ;  il  galvanise  dans  son  tombeau  le 
héros  mort  depuis  des  siècles  et  nous  introduit  dans  sa  vie  parti- 
culière, reconstituée  par  des  détails  véridiques,  détails  que  l'on 
pourrait  comparer  à  ces  touches  de  lumière  que  Rembrandt  fait- 
habilement  saillir  des  ombres  d'une  eau-forte,  et  qui  évoquent  le 
personnage  avec  plus  d'intensité  que  s'il  était  peint  tout  entier 
dans  ses  moindres  détails.  Vierge  a  compris  de  même  l'illustration  : 
la  scène  qu'il  invente  est  toujours  épisodique.  Un  coin  de  nature 
observé,  croqué  quelque  part  dans  son  intensité  de  caractère,  fait 
le  lieu  de  la  scène,  quelquefois  elle  se  passe  dans  un  effet  de 
brouillard  ou  de  nuit,  ce  qu'un  esprit  moins  libre,  intimidé  par  la 
majesté  de  l'Histoire,  n'aurait  jamais  osé.  Dans  ce  milieu,  les  per- 
sonnages se  meuvent  avec  un  imprévu  de  mouvements  que  seul 
peut  imaginer  un  homme  qui  autant  que  Vierge  a  observé  la 
nature  dans  ses  plus  bizarres  manifestations .  Quant  au  costume, 
c'est  merveille  de  voir  comment  il  est  reconstitué.  Regardez  la 
Procession  de  l'Inquisition,  une  des  plus  belles  pages  de  Vierge,  dont 
la  reproduction  accompagne  cette  étude,  et  dites  si  l'on  ne  jurerait 
pas  que  l'artiste  a  vu  de  ses  yeux  la  scène  cruelle  se  dérouler  devant 
lui  pendant  qu'il  prenait  à  loisir  ses  croquis  et  ses  notes. 

C'est  la  poésie  de  l'histoire  de  France  que  nous  donne  Daniel 
Vierge,  les  spectacles  abolis  racontés  par  un  voyant  doué  d'une 
acuité  terrible,  qui,  tour  à  tour  et  selon  le  sujet,  voit  sombre,  ou 
grotesque,  ou  poétique,  ou  grandiose,  mais  qui  ne  voit  jamais 
banal.  Par  exemple,  les  amateurs  de  convenu  n'ont  que  faire  d'ou- 
vrir le  volume  :  qu'ils  cherchent  une  histoire  de  France  illustrée 
par  Horace  Vernet,  s'il  en  existe. 

Fils  de  Vincentc  Urrabieta-Ortiz,  dessinateur  dont  le  nom  est 
célèbre  en  Espagne  et  en  Amérique,  Daniel  Urrabieta-Vicrge  est  né 
à  Madrid  le  5  mars  i85i.  Ce  nom  de  Vierge,  qu'il  a  adopté  pour 
signer  ses  ouvrages,  est  celui  de  sa  mère.  Daniel  Vierge  eut  cette 
heureuse  chance,  si  rare,  d'être  encouragé  dès  son  enfance  dans 
ses  dispositions  artistiques  :  en  1864,  à  treize  ans,  il  entrait  à  l'école 


QUELQUES  ARTISTES  DE  CE  TEMPS 


107 


LA     BARQUE      D'HENRI     III      SUR      LA      SAONE 

«  Couché  tout  le  jour  chez  lui,  il  se  levait  pour  se  coucher 
sur  cette  barque...  »  (Michelet,  Histoire  de  Fratice.) 

Dessin  de  Daniel  Vierge. 


108  L'ARTISTE 

des  Beaux-Arts  de  Madrid  où  il  eut  pour  professeur  Frédérico  de 
Madrazzo  ;  il  en  sortit  cinq  ans  après,  riche  de  succès,  mais,  à  ce 
qu'il  paraît,  très  peu  impressionné  par  la  grandeur  de -l'art  clas- 
sique, ne  rêvant  que  d'étudier  la  vie  moderne,  et  à  l'endroit  même 
où  elle  est  la  plus  active,  c'est-à-dire  à  Paris.  Il  vint  donc  à  Paris 
avec  l'intention  de  faire  des  tableaux;  mais  la  fatalité  en  avait 
décidé  autrement:  il  devait  être  dessinateur.  En  1870,  la  guerre 
éclatait,  on  ne  pouvait  plus  songer  à  placer  de  la  peinture.  Un  autre 
serait  peut-être  retourné  en  Espagne.  Vierge  n'en  eut  garde,  il  y  avait 
trop  d'occasions  intéressantes  pour  un  amoureux  des  scènes  dra- 
matiques. Vierge  dessina  la  guerre,  dessina  la  Commune  et  la  ter- 
rible répression  qui  la  suivit.  S'il  veut  un  jour  laisser  publier  ces 
croquis,  rien  ne  pourra  mieux  rappeler  aux  Parisiens  les  affres  de 
cette  époque  maudite.  La  guerre  finie,  la  Commune  écrasée,  la 
bourse  de  Vierge  se  faisait  légère,  il  fallait  songer  à  un  travail  pro- 
ductif. M.  Yriarte,  le  fin  critique  du  Figaro,  alors  directeur  du 
Monde  ïlllustrê,  accueillit  de  suite  le  jeune  dessinateur;  M.  Lacroix, 
l'infatigable  et  intelligent  éditeur1,  lui  commanda  ses  premières 
illustrations.  Vierge  fut  lui-mime  presque  tout  de  suite,  mais  non 
sans  avoir  à  livrer  de  nombreux  combats  :  les  lecteurs  du  Monde 
illustré,  gens  ennemis  des  révolutions  en  art,  ne  voulaient  pas 
admettre  une  manière  aussi  différente  de  celle  de  Janet-Lange. 
Vierge  tint  bon,  dessina  à  son  idée,  et  quelques  années  ne  s'étaient 
pas  écoulées  qu'il  avait  fait  école,  pour  les  raisons  multiples  que 
nous  avons  données  plus  haut,  et  pour  d'autres  encore. 

En  effet,  Vierge  a  non  seulement  changé  le  côté  graphique  de 
l'illustration  en  introduisant  la  tache,  mais  il  a  donné  une  impul- 
sion toute  nouvelle  à  la  gravure  sur  bois,  procédé  ordinaire  de 
la  reproduction  dans  les  publications  illustrées.  Edmond  Morin 
avait  commencé,  averti  peut-être  par  les  travaux  de  l'anglais  Gilbert, 
à  exiger  des  graveurs  autre  chose  que  le  trait  et  les  hachures  veules 
et  grisâtres  qui  avaient  cours  dans  l'illustration  ;  mais  le  pauvre 
artiste,  malgré  sa  persévérance  et  son  talent,  n'avait  jamais  été  pris 
au  sérieux.  Vierge  fut  plus  heureux.  Peut-être  profita-t-il  aussi  de 

1  C'est  à  la  courtoise  obligeance  de  M.  Lacroix  que  Y  Artiste  doit  la  communication  des 
précieux  bois,  exécutés  d'après  les  dessins  de  Vierge  pour  l'Histoire  de  France  de  Micliclet. 
D'autre  part,  M.  Conquet  a  bien  voulu  nous  communiquer  le  frontispice  de  {'Espagnole, 
la  nouvelle  de  M.  Emile  Bergerat,  qu'il  a  éditée  avec  des  illustrations  de  Vierge,  et  nous 
autoriser  à  reproduire,  du  même  artiste,  l'aquarelle  inédite,  faisant  partie  de  sa  collection 
personnelle,  Pablo  et  Diego,  dont  Vierge  a  emprunté  le  sujet  à  Pablo  de  Sègovie,  ch.  IX. 


QUELQUES  ARTISTES  DE  CE  TEMPS 


109 


CHASSE     DE     LOUIS     XIII 


«  Mazarin  le  tenait  par  cet  étourdissement  de 
fêtes...  »  (Michelet,  Histoire  de  France.) 


Dessin  de  Daniel  Vierge. 


no  L'ARTISTE 

la  voie  péniblement  défrichée  par  Edmond  Morin  :  il  osa  la  belle 
tache  noire  qui  fait  chanter  les  gris,  et  la  partie  laissée  au  trait  qui 
donne  les  grandes  lumières;  il  forma  ainsi  à  ses  idées  toute  une 
troupe  de  graveurs  :  Lepère,  Léveillé,  Bellanger,  Paris,  Collingridge, 
Langeval,  etc.  C'est  depuis  ce  temps  que  l'illustration  a  fait  des 
progrès  toujours  croissants,  il  suffit  pour  s'en  convaincre  de  par- 
courir deux  volumes  du  Monde  illustré  ou  de  l'Illustration  à  trente 
ans  de  distance,  par  exemple  les  années  i863  et  i8g3. 

Il  faudrait  de  longues  pages  pour  citer  et  apprécier  comme  il 
convient  les  innombrables  dessins  de  Vierge.  Extraordinaire  aussi 
est  la  variété  des  sujets  qu'il  a  traités.  Drames,  comédies,  ballets, 
opéras,  scènes  de  guerres  étrangères,  fantaisies,  romans,  il  a  tout 
abordé  avec  un  égal  succès,  et  la  progression  de  son  talent  ne  s'est 
pas  arrêtée  jusqu'à  ce  volume  qui  est  le  couronnement  de  sa  pre- 
mière manière,  Pablo  de  Ségovie,  l'un  des  plus  purs  chefs-d'œuvre 
de  l'illustration.  Comme  il  terminait  cette  collection  de  dessins, 
celle  qui  donne  le  mieux  une  idée  exacte  de  son  génie  fait  de 
clarté,  de  couleur,  de  bonne  humeur  et  d'esprit,  il  tomba  malade 
tout-à-coup  et  fut  momentanément  privé  de  l'usage  du  bras  droit. 
Un  tel  accident  eût  terrassé  tout  autre  artiste,  mais  Vierge  est 
doué  d'une  admirable  énergie;  il  se  mit  tout  de  suite  à  essayer  de 
dessiner  de  la  main  gauche  et  y  parvint  en  deux  ans;  seulement, 
comme  une  main  inexercée  vient  moins  facilement  à  bout  des 
délicatesses  du  trait,  il  changea  de  manière,  tout  simplement,  et 
peignit  en  blanc  et  noir  au  lieu  de  raffiner  sur  les  grâces  de  son 
croquis.  Cette  seconde  manière,  nous  l'aimons  autant  que  la  pre- 
mière :  Vierge  y  grandit  comme  clair-obscuriste,  comme  taehiste, 
simplifiant  pour  donner  plus  de  force  et  de  clarté;  son  sentiment 
des  valeurs  s'y  est  développé,  et  le  peintre  qu'il  voulait  être  y 
apparaît  presque  tout  entier,  la  couleur  en  moins;  quand  les 
riches  amateurs  vont  se  mettre  sur  les  Daniel  Vierge,  comme  disent 
les  marchands,  ils  voudront  avoir  dans  leur  galerie,  à  côté  d'un 
délicat  Vierge  à  la  plume,  un  puissant  Vierge  à  la  gouache,  une 
des  pages  de  V Espagnole,  que  Conquet  a  éditée,  de  l'Histoire  de  la 
Monja,  ou  du  Don  Quichotte,  qui  sont  en  cours  de  publication. 

Cette  dernière  série,  il  nous  a  été  donné  de  l'admirer  dans  le 
joli  atelier  de  la  rue  Guttembcrg,  à  Boulognc-sur-Seine  ;  c'est  là, 
au  fond  d'un  tranquille  jardin,  que  le  grand  artiste,  soigné  avec 
une  touchante  sollicitude  par  Mme  Vierge,  a  peu  à  peu  recouvré  sa 


QUELQUES  ARTISTES  DE  CE  TEMPS 


1 1 1 


belle  santé  de  jadis  :  encore  quelque  temps  et  toute  trace  de  mala- 
die sera  effacée.  Il  peint  avec  ardeur  dans  cet  atelier  où  tout  est 
admirablement  disposé  pour  son  travail  :  d'un  côté  la  pittoresque 
collection  des  costumes  qu'il  préfère,  surtout  ces  anciens  vête- 
ments espagnols  où  le  luxe  des  broderies  le  dispute  à  la  grâce 
de  la  coupe,  les  culottes  Louis  XIII  qu'il  a  dessinées  avec  de  si 
beaux  plis  dans  le  Don  Pablo,  les  habits  premier  Empire  de  l'Espa- 
gnole; d'un  autre  côté  les  bibliothèques  de  livres  et  de  documents, 
où  l'infatigable  chercheur  se  renseigne;  enfin  l'immense  cartonnier 
qui  renferme,  valeur  inestimable  !  une  grande  partie  de  son  œuvre 
dessiné. 


BATAILLE      DE      F  O  M  T  E  N  O  Y 

Dessin  de  Daniel  Vierge. 


C'est  là  que  Vierge  revit  en  ce  moment,  par  la  pensée,  l'épopée 
chimérique  de  l'ingénieux  hidalgo  dont  il  est,  de  par  sa  nationalité 
et  la  nature  de  son  talent,  le  peintre  autorisé  entre  tous.  Il  a 
voulu,  avant  de  se  mettre  à  la  besogne,  se  documenter  sur  place, 
suivant  son  habitude,  et  l'année  dernière,  du  i5  septembre  au 
16  novembre,  il  a  suivi  pas  à  pas  son  chevalier  par  les  pauvres 
bourgades  de  la  Manche  où  le  génie  de  Cervantes  le  fait  errer,  en 
quête  d'héroïques  actions,  au  milieu  des  bourrades  et  des  huées 
de  la  populace.  Voyage  difficile,  dans  un  pays  dont  les  touristes 
craignent  la  population  sauvage  et  peu  hospitalière,  et  que  l'on 
fait  à  nouveau  avec  le  maître,  rien  qu'en  regardant  les  albums  de 
croquis    qu'il    feuillette    sous    vos    yeux,    tout    en    suivant    son 


I  12 


L  ARTISTE 


itinéraire  sur  la  carte  pour  mieux  rappeler  ses  souvenirs.  Il  y  a  de 
tout  dans  ces  albums  :  des  intérieurs,  des  clochers,  des  aquarelles 
de  montagnes  d'une  couleur  admirable,  des  groupes  de  person- 
nages fixés  sur  le  papier  en  quelques  traits  par  ce  crayon 
merveilleux  dont  la  concision  n'a  pas  d'égale.  Croquis  à  Marqués, 
à  Argamasilla  de  Alba,  à  Criptana,  à  l'Alcazar  de  San-Juan,  à  San- 
Pedro,  où  les  curieux  détails  d'architecture  abondent,  —  miradors, 
ferrures,  madones  aux  lanternes,  —  intérieur  délicieux  de  pittoresque 
au  Toboso,  pays  de  l'aimable   et  mythique  Dulcinée,  vues  de  la 


L    ESPAGNOLE 

rrontispicc  de  Daniel  Vierge  pour  la  nouvelle  d'Emile  Bergcrat. 

Sierra  Morcna,  dont  les  cimes  sombres,  bleues  ou  rougeâtres,  sont 
miraculeusement  rendues  par  quelques  taches  de  couleur,  croquis 
de  Montiel,  le  château  de  Pierre-le-Cruel,  puis  la  cave  de 
Montesino  où  Don  Quichotte  se  fait  descendre  par  Sancho  Pança 
et  celle  où  Cervantes  enfermé  écrivit  une  partie  de  son  livre.  De 
temps  à  autre,  des  instantanés  d'une  caravane  :  c'est  celle  des  voya- 
geurs, montés  à  âne  et  â  mulet,  qui  défile  le  long  d'une  gorge 
hérissée  de  chênes  nains,  —  puis,  au  bas  de  plusieurs  pages,  cette 
note  de  la  main  de  Vierge  :  Nocbe  famose,  en  souvenir  de  Cardenas, 


QUELQUES  ARTISTES  DE  CE  TEMPS 


1 1: 


dont  l'hôtellerie  était  d'aspect  si  particulièrement  rébarbatif  et  dont 
l'hôtesse  fut  si  grossière  que  Mme  Vierge  prit  peur  et  préféra 
poursuivre  sa  route  à  travers  la  montagne,  à  la  nuit  tombée,  pour 
atteindre  une  gare  problématique  et  lointaine.  Dur  voyage,  mais 
le  but  de  Vierge  est  atteint,  sa  moisson  de  renseignements  est 
faite  :  il  nous  donnera  le  Don  Quichotte  tel  que  Cervantes  l'a 
rêvé,  placé  pour  la  première  fois  dans  le  milieu  exact  où  la 
fantaisie  du  poète  l'a  promené.  Cette  œuvre  nouvelle,  commandée 
par  un  éditeur  américain,  sera  de  longue  haleine,  comprendra 
trois  ou  quatre  cents  dessins.  Inutile  d'en  prédire  le  succès,  car  il 
est  une  fatalité  heureuse,  c'est  que  les  ouvrages  d'art  d'un  mérite 
hors  ligne  arrivent  tôt  ou  tard  à  la  célébrité  qu'ils  méritent.  Vierge 
a  l'admiration  fervente  des  artistes,-  celle  des  amateurs  aura  été 
plus  lente  à  se  décider,  mais  avant  peu  ses  plus  minces  croquis 
seront  couverts  d'or,  comme  ceux  de  Meissonicr  et  de  Fortuny. 

LOUIS  MORIN. 


1 894.    —    L'ARTISTE.    —    NOUVELLE   PERIODE  :    T. Vit 


AU 


CERCLE  ARTISTIQUE  ET   LITTÉRAIRE 


PEINTURE  ET   SCULPTURE 


oujours  grande  affluence  de 
visiteurs  aux  expositions  artis- 
tiques des  Cercles  parisiens. 
Rue  Volney,  au  Cercle  artis- 
tique et  littéraire,  —  chaque 
année,  le  premier  en  date  à 
ouvrir  la  sienne,  inaugurant 
ainsi  la  série  des  expositions 
particulières,  préludes  du  Salon 
annuel,  —  la  cohue  coutu- 
mière  ne  désemplit  pas  la  salle 
des  Fêtes  et  les  dépendances, 
où  les  artistes  de  la  maison  invitent  le  public  mondain  a  aller 
apprécier  leurs  œuvres  nouvelles. 

Il  en  est  d'intéressantes;  d'aucunes  même  d'une  rare  saveur  d'art. 
Telle  la  Cérès  de  M.  Henri  Martin,  figure  d"une  grâce  toute  virgi- 
lienne,  vêtue  d'une  draperie  sombre,  le  buste  seul  émergeant  du 
cadre  ;  le  galbe  se  dessine,  avec  la  pureté  de  lignes  d'une  antique, 
sur  le  fond  d'or  des  moissons  qui  ondulent  mollement  dans  un 
paysage  ensoleillé,  et  le  visage  aux  traits  nobles  et  calmes  se 
modèle  dans  la  demi-teinte  qui  emprunte  au  procédé  si  spécial  de 


AU  CERCLE  ARTISTIQUE  ET  LITTERAIRE  n5 

l'artiste  une  extrême  délicatesse.  L'œuvre  de  M.  Martin  a  un  charme 
profond  et  une  poésie  intense;  mieux  encore,  elle  a  du  style. 
M.  Raphaël  Collin  a  mis  l'habituelle  distinction  de  sa  manière 
dans  une  figure  de  jeune  fille,  Primrose,  dont  l'expression  alanguie 
est  d'un  joli  sentiment,  un  peu  mièvre  toutefois.  Malgré  une 
facture  sommaire  etdes  dimensions  restreintes,  l'esquisse  de  M.  Paul 
Buffet,  Homère  et  Virgile  s'entretiennent  avec  les  Muses  au  Parnasse, 
semble  promettre,  à  l'exécution  définitive,  une  composition 
décorative  de  belle  ordonnance.  M.  Paul  Leroy  nous  montre  un 
pittoresque  intérieur  oriental,  aux  types  sincèrement  observés  et 
finement  rendus,  avec  l'Aveugle  chargé  de  donner  l'heure  dans  le 
village  d'El-Bordj  (Liban).  Une  œuvre  importante  de  M.  Albert 
Maignan,  les  Voix  du  tocsin,  dont  on  se  plut,  il  y  a  quelques  années, 
lorsqu'elle  fut  exposée  au  Salon  des  Champs-Elysées,  à  vanter  le 
réel  mérite,  reparaît  ici  dans  des  proportions  très  réduites;  il  est 
curieux  de  constater  combien  le  sujet  perd  de  son  caractère,  exécuté 
à  cette  petite  dimension;  d'où  l'on  peut  conclure,  une  fois  de  plus, 
qu'il  n'est  pas  indifférent  que  l'artiste  se  préoccupe  d'une  certaine 
concordance  entre  le  genre  du  sujet  traité  et  les  dimensions  du 
tableau  :  de  la  congruité  de  cette  adaptation,  l'œuvre  d'art  tire,  en 
grande  partie,  son  entière  expression,  sa  complète  signification. 
Les  deux  tableaux  de  M.  Merson  nous  en  fourniraient,  s'il  en  était 
besoin,  une  nouvelle  preuve  :  non  pas  que  le  sentiment  religieux, 
qu'il  excelle  à  interpréter,  ne  soit  exprimé,  dans  ses  petites  toiles, 
avec  un  accent  très  sincère  ;  mais,  dans  l'Ermite  spécialement,  on 
pourrait  souhaiter  que  la  figure  du  solitaire  et  le  site  lui-même  ne 
fussent  pas  traités  en  d'aussi  minuscules  dimensions. 

La  mélancolie  de  l'heure  crépusculaire  a  inspiré  à  M.  Gaston 
Guignard  un  délicieux  morceau  de  paysage,  A  la  brune  en  septembre. 
De  M.  Iwill,  le  Soir  à  Morsalines  (Manche)  donne  du  même  moment 
une  impression  non  moins  caractéristique,  mais  dans  un  sentiment 
tout  différent  avec  les  derniers  reflets  du  couchant  sur  la  mer.  Le 
paysage  de  Normandie  de  M.  Damoye  montre  de  solides  qualités 
d'exécution,  ainsi  que  le  Soir  d'Automne  de  M.  Adrien  Demont,  et 
encore  la  chaude  et  lumineuse  page  de  M.  Emile  Barau,  En  août. 
Bien  d'autres  seraient  à  citer,  parmi  les  paysagistes  :  M.  Nozal, 
dont  le  Port  de  Dives  à  marée  basse  est  vu  d'un  œil  précis  et  brossé 
d'une  main  experte;  M.  Edmond  Yon,  toujours  intéressant  par  la 
sûreté  de  notation  de  certains  effets  dans  le  paysage  ;  M.  Gosselin 


n6  L'ARTISTE 

qui  a  trouvé  d'exquises  délicatesses  de  touche  dans  l'Eure  à  Anet 
et  surtout  dans  le  Lever  de  lune  (forêt  de  Fontainebleau)  ;  etc.  etc., 
M.  Fouace  demeure  le  brillant  virtuose  de  la  nature  morte  ;  ses 
Poires  et  ses  Faisans  défient,  par  la  pâte  savoureuse  et  l'aisance  de 
l'exécution,  les  «  dessertes  »  des  maîtres  réputés. 

Voici  les  portraitistes  de  marque,  les  maîtres  dont  les  toiles  ont 
le  don  de  piquer  le  plus  vivement  la  curiosité  du  public  élégant, 
ceux  à  qui  l'on  doit  ce  que  le  jargon  courant  dénomme  les  «  clous  » 
de  l'exposition.  M.  Bonnat  a  envoyé  deux  morceaux,  le  portrait  du 
docteur,  Fournier  et  celui  de  M.  Méziéres,  de  l'Académie  française. 
Pour  peindre  le  premier,  l'éminent  portraitiste  a  volontiers  atténué 
la  vigueur  de  sa  touche,  la  robustesse  accoutumée  de  son  modelé  ; 
ce  parti  pris  manifeste  d'une  exécution  sobre  et  assouplie  se  traduit 
par  une  harmonie  de  tons,  qui  n'est  pas  sans  charme  et  démontre, 
en  tout  cas,  combien  M.  Bonnat  est  maître  de  son  outil.  Avec  le 
portrait  de  M.  Méziéres,  le  tempérament  du  peintre  reparaît  dans 
toute  la  puissance  de  son  originalité,  pour  produire  un  superbe 
morceau,  saisissant  par  le  relief,  par  la  vie  et  le  caractère  :  jamais, 
croyons-nous,  l'auteur  n'a  fait  preuve  de  plus  de  virtuosité,  de 
maestria  peut-on  dire,  que  dans  cette  toile.  M.  Carolus-Duran  se 
montre  ici  son  digne  et  brillant  émule  ;  il  expose  deux  portraits 
aussi,  —  traités  avec  ce  brio,  cette  décision  dans  la  facture  en  lesquels 
il  excelle  et  dont  s'émerveillent  les  purs  dilettanti,  —  celui  du 
sculpteur  Cain,  au  modelé  large  et  solide,  qui  met  parfaitement 
en  valeur  la  physionomie  si  caractérisée  du  maître  animalier;  puis 
Mon  jardinier,  type  très  particularisé,  au  masque  tanné  par  le  soleil 
de  Provence  et  le  hâle  méditerranéen,  dont  M.  Carolus-Duran  a 
rendu  la  rudesse  de  façon  magistrale.  Le  Portrait  de  M.  Anatole 
France,  représenté  dans  l'intimité  du  home  par  M.  Jean  Veber, 
est  finement  peint,  composé  avec  e,sprit,  d'un  arrangement  original 
et  amusant.  M.  Edouard  Sain  a  exposé  un  portrait  d'homme,  sobre 
de  ton  et  d'une  belle  tenue;  à  l'actif  du  même  artiste  n'omettons 
pas  une  exquise  étude  de  nu,  Liseuse,  l'un  des  plus  délicats  et  des 
plus  séduisants  morceaux  de  cette  exposition.  Rarement  le  faire  de 
M.  Benjamin-Constant  nous  a  paru  aussi  pondéré  et  distingué 
que  dans  le  portrait  de  M.  Claretie  revêtu  du  frac  d'académicien. 
M.  J.-J.  Werts  est  décidément  passé  maître  dans  ces  admirables 
petits  portraits  si  fins  et  si  vivants,  où  il  sait  éviter  le  maniérisme 
et  la  minutie  sans  rien  omettre  du  caractère  intime  de  ses  modèles, 


AU  CERCLE  ARTISTIQUE  ET  LITTERAIRE  117 

et  où  la  facture  reste  aussi  intéressante  qu'elle  le  serait  dans  de 
grandes  toiles  :  à  ces  divers  points  de  vue,  son  portrait  d'homme 
a  la  valeur  d'un  petit  chef-d'œuvre.  Le  portrait  de  magistrat  de 
M.  Dinet  rappelle,  même  dans  cette  gamme  discrète,  le  fin  et 
délicat  coloriste  qu'est  l'artiste.  M.  Rixcns  est  représenté  là  par  un 
portrait  d'homme,  d'une  vigueur  de  touche  remarquable  ;  M.  Chabas 
par  une  délicate  effigie  de  M.  Dorchain  ;  M.  Buland,  par  un 
gracieux  portrait  féminin. 

Les  envois  des  sculpteurs,  nécessairement  restreints,  comme 
nombre  et  comme  importance,  de  par  la  nature  même  du  local, 
nous  offrent  quelques  morceaux  de  valeur.  Comme  tel  il  faut  tout 
d'abord  désigner  un  fort  beau  buste  en  marbre  de  M.  Denys  Puech, 
Portrait  de  M.  Constans,  sénateur.  L'expression  de  la  physionomie 
du  célèbre  homme  politique,  faite  de  finesse,  de  bonhomie  et  de 
ferme  assurance,  se  dégage  de  ce  marbre  avec  un  accent  de  sincé- 
rité et  une  intensité  de  vie,  vraiment  saisissants!  Signalons  enfin 
l'élégance  des  statuettes  de  MM.  Fournier  et  Léonard,  l'étrangeté 
de  celle  de  M.  Savine,  et  de  M.  Marius  Borrel  l'ingéniosité  d'arran- 
gement et  l'originalité  dans  un  fin  médaillon,  Comœdia. 

JEAN  ALBOIZE. 


AU  CERCLE  DE  L'UNION  ARTISTIQUE 


uand  on  entre  dans  le  riche  et  vaste 
salon  de  l'Union  artistique,  on  a  tout 
d'abord  les  yeux  attirés,  retenus  et 
charmés  par  le  beau  portrait  de  Mme  la 
vicomtesse  de  B...,  qui  porte  la  signa- 
ture de  Théobald  Chartran.  Sur  un 
fond  gris-clair  légèrement  doré,  elle  se 
présente  presque  de  face,  la  très  sédui- 
sante vicomtesse,  le  bras  replié  sur  le 
dossier  bas  de  la  chaise  de  cuir  gauffré  où  elle  siège,  toute  rayon- 
nante de  jeunesse  exquise  et  de  grâce  souveraine.  Une  main 
gantée,  l'autre  nue  avec  un  rubis  qui  brille  sur  la  fine  rondeur  des 
doigts  fuselés,  son  buste  svelte  et  plein  s'épanouit,  avec  la  fraîche 
splendeur  d'une  floraison  printanière,  sur  les  dentelles  et  les 
fourrures  de  la  blanche  robe  élégamment  décolletée.  Les  cheveux 
châtain-clair  frisent  en  petites  boucles  sur  un  front  de  déesse, 
qu'illumine  triomphalement  la  flamme  chaude  et  joyeuse  des  yeux 
d'or  brun.  Certes,  j'entendais  des  voix  autorisées  formuler  près  de 
moi  certaines  restrictions  techniques,  sur  la  mollesse  du  modelé, 
sur  le  peu  de  relief  et  de   profondeur  de  la  facture,  sur  telles 


AU  CERCLE  DE  L'UNION  ARTISTIQUE 


"9 


ombres  et  telles  lumières  ;  je  n'en  restai  pas  moins  sous  le 
charme,  et  je  me  laissai  aller  sans  résistance  au  plaisir  délicieux 
de  contempler,  en  son  double  enchantement,  cette  merveille  de 
la  nature,  développée  par  la  culture  sociale,  et  fixée,  caractérisée  à 
souhait,  par  un  art  aussi  harmonieux  qu'expressif.  Car  elle  donne 
vraiment  l'illusion  de  la  réalité,  cette  fière  et  caressante  figure  aux 
lèvres  rieuses  et  bien  arquées,  aux  narines  délicatement  sensuelles 
sous  la  double  courbe  des  sourcils  purs.  La  sève  généreuse  de  la 
vie  en  fleur  semble  animer  ces  fermes  carnations,  rosées  comme 
une  aurore  de  mai,  et  qui,  sans  rien  de  factice,  sans  aucune  indi- 
cation sèche  qui  les  accentue  ni  les  cerne,  baignent  et  jouent 
dans  l'air  ambiant  avec  toute  la  souplesse  et  toute  la  limpidité 
désirables. 

A  deux  pas  de  cette  apparition  que  l'on  quitte  à  regret,  un 
portrait  d'homme  par  Léon  Bonnat  forme  avec  elle  un  contraste 
curieux.  Après  l'œuvre  d'art  où  rayonne  tout  le  charme  de  l'Éter- 
nel féminin,  voici  l'œuvre  d'art  où  s'affirme  toute  l'énergie  d'une 
nature  essentiellement  mâle.  Quelle  joyeuseté  ronde  et  fine  dans 
cette  figure  ouverte,  dont  luit  le  large  front  chauve  entre  les 
touffes  de  cheveux  garnissant  encore  les  tempes  !  Et  sous  les 
sourcils  châtain-roux  aux  poils  drus  et  dressés,  comme  les  yeux 
spirituels  rient  franchement,  ainsi  que  la  bouche  entr'ouverte  et 
parlante  sous  les  moustaches  grises  !  Accentué  par  les  valeurs 
vigoureuses  de  la  cravate  blanche  et  du  veston  noir,  le  rose-brique 
des  carnations  se  détache  vivement  du  fond  verdâtre,  avec  des 
coups  de  clarté  qui  en  accusent  le  relief  et  les  transparences. 

Avec  M.  Machard,  nous  voici  revenus  à  la  haute  noblesse 
féminine  ;  et  sa  très  distinguée  comtesse  de  B...  ne  le  cède 
aucunement  en  luxueuse  élégance  à  la  vicomtesse  de  M.  Chartran. 
C'est  une  fort  jolie  blonde  à  la  chevelure  relevée  haut  sur  des 
yeux  clairs  très  expressifs,  et  qui,  parée  d'un  collier  à  quintuple 
rangée  de  perles,  offre,  en  sa  riche  toilette  de  bal,  une  caressante 
harmonie  de  teintes  roses  et  blanches,  où  l'on  admire  sa  fine 
main  veinée  de  bleu. 

Si  M.  J.-J.  Weerts  nous  présente  des  portraits  de  dimensions 
plus  restreintes,  c'est  pour  y  mieux  concentrer  l'effet,  c'est  pour  y 
mettre  plus  de  caractère  et  d'intensité,  pour  y  montrer  un  art  plus 
condensé,  une  expression  plus  subtile.  Il  semble  avoir  créé  un 
genre  avec  ses  précieuses  petites  toiles  ;  et  l'on  est  très  friand  de 


120  L'ARTISTE 

sa  signature  dans'lc  meilleur  monde.  Mmc  Lebey  et  Mme  Sixte-Serive 
doivent  être  fort  contentes  de  lui,  cette  dernière  surtout,  car  il  a 
rendu  à  merveille  la  grâce  naturelle  de  sa  beauté  brune  et  le  bon 
goût  de  ses  coquets  atours. 

On  ne  regarde  pas  assez,  peut-être,  lés  deux  figures  exposées  par 
M.  Alphonse  Monchablon  ;  et  peut-être  regarde-t-on  un  peu  trop 
la  belle  Madame  L.  L..,  peinte  en  buste  par  M.  François  Flameng. 
C'est  à  grand'peine  que  l'on  peut  approcher  cette  beauté  fière,  si 
nombreuse  est  toujours  la  foule  qui  se  presse  devant  elle!  Blanche 
et  rousse,  et  de  satin  blanc  habillée,  elle  a  grand  air,  ma  foi  !  dans 
son  cadre  minuscule,  et  s'enlève  bien  sur  le  rideau  rouge  du  fond. 
Peinture  aux  tons  d'ivoire,  solide  mais  un  peu  dure,  et  qui  miroite 
quoiqu'elle  soit  mate.  Une  tache  d'ombre  trop  accentuée  dépare 
le  front,  à  notre  avis  du  moins,  car  autour  de  nous  c'est  un  concert 
de  louanges  sans  réserves. 

On  apprécie  beaucoup,  un  peu  plus  loin,  le  portrait  de 
M.  Edouard  Philippe  si  magistralement  enlevé  par  M.  Berne- 
Bellecour,  et  la  vieille  dame  à  papillotes  grises,  à  pelisse  fourrée, 
à  mitaines  de  dentelles  noires,  que  Marcel  Baschet  nous  montre 
vénérable  et  sereine,  dans  une  intimité  si  doucement  familiale. 

Le  Poète  à  la  mandoline  est  un  des  plus  intéressants  chefs-d'œuvre 
que  nous  devions  au  maître  portraitiste  Carolus-Duran.  Ici,  dans 
l'impression  produite,  il  n'y  a  pas  à  faire  la  part  de  la  séduction  . 
qu'exerce  une  radieuse  beauté  féminine,  rehaussée  par  toutes  les 
ressources  du  luxe  et  du  goût  modernes.  Non,  tout  l'effet  appartient 
à  l'artiste  ;  et  la  valeur  de  la  figure  peinte  réside  presque  entière- 
ment dans  la  façon,  si  singulièrement  pénétrante,  dont  il  en  a 
senti  et  fait  sentir  l'expression.  C'est  simplement  un  très  jeune 
homme,  assis  là,  devant  nous,  de  face,  dans  un  fauteuil  de  velours 
rouge  à  dossier  carré  ;  il  est  coiffé  d'un  petit  bonnet  de  voyage 
évasé,  sur  les  boucles  châtaines  encadrant  l'ovale  allongé  de  son 
frais  visage  ;  et  la  cigarette  aux  lèvres  sous  l'ombre  fine  des  mous- 
taches naissantes,  il  pince  les  cordes  de  sa  mandoline,  en  fixant 
droit  sur  nous  le  regard  calme  et  recueilli  de  ses  clairs  yeux  gris, 
si  vivants,  si  personnels,  si  expressifs  !  La  blancheur  du  col,  sur  la 
cravate  noire  et  le  vêtement  brun,  donne  au  menton  tout  son  relief 
et  fait  singulièrement  valoir  les  tons  roses  du  visage.  C'est  d'une 
vérité,  d'une  sincérité,  d'une  modernité  flagrantes;  et  c'est  d'une  si 
belle  allure,  d'un  caractère  si  naturellement  et  si  parfaitemement 


AU  CERCLE  DE  L'UNION  ARTISTIQUE 


121 


artiste,  qu'on  se  croirait  devant  une  figure  de  la  première 
Renaissance  italienne.  —  Dans  le  Crépuscule  d'or  qu'il  expose  avec 
son  Poète  à  la  mandoline,  le  maître-portaitiste  se  révèle  d'autre  part 
comme  un  paysagiste  hors  ligne  :  les  premiers  plans  sablonneux 
montent  vers  un  large  bouquet  d'arbres,  qui  se  dessinent  en  masses 
d'un  vert  sombre  sur  la  pourpre  et  l'or  d'un  superbe  coucher  de 
soleil.  Dans  ce  ciel  embrasé,  vibre,  avec  toute  son  austère  vigueur, 
la  magique  lumière  des  beaux  soirs  ;.et  l'on  se  rappelle  le  merveil- 
leux alexandrin  de  Victor  Hugo  : 

Sérénité  de  tout,  majesté,  force  et  grâce  !.. 

M.  Benjamin- Constant  a  peint  Mlle  Campbell  avec  sa  maîtrise 
des  bons  jours  ;  et  M.  Roybet  a  copieusement  chanté  la  gloire  de 
M.  Vigneron  en  deux  toiles  d'une  jovialité  toute  flamande,  qui 
sont  et  œuvres  de  haulte  graisse  ».  D'un  tout  autre  style  est  la 
Fantaisie  d'Alfred  Agache  :  cette  belle  et  noble  figure  qu'on  voit 
passer  pensive,  drapée  de  noir  et  de  bleu,  ses  cheveux  bruns  cou- 
ronnés de  fleurs  rouges,  de  fleurs  d'or  et  de  fleurs  violettes,  est 
tout  ensemble  profondément  personnelle  et  hautement  symbolique; 
c'est  le  rêve  et  la  vie.  Et  elle  est  ainsi  conçue,  ainsi  faite,  qu'on  ne 
saurait  plus  l'oublier. 

N'admirons  pas  outre  mesure  l'Amour  piqué  de  M.  William 
Bouguereau  ;  c'est  un  joli  enfant  nu  avec  un  arc  et  des.  ailes;  rien 
de  moins,  rien  de  plus.  C'est  onctueux,  ce  n'est  pas  divin.  Amour 
piqué  mais  peu  piquant!  —  Deux  remarquables  figures  d'hommes 
par  Joseph  Wenckcr.  —  De  Jules  Lefebvre,  une  touchante  Violetta, 
et  un  robuste  portrait  de  jeune  femme  qui,  par  la  ferme  et  pleine 
sincérité  du  style,  arrive  à  la  beauté.  Le  portrait  de  M.  Léon 
Daudet  par  Albert  Besnard  est  un  objet  d'art  qu'on  ne  saurait 
considérer  comme  négligeable  ;  mais  j'y  trouve  peu  d'intimité  vive 
et  peu  de  caractère. 

Mme  la  comtesse  de  R...  fait  grand  honneur  à  Edouard  Sain;  elle 
est  si  ravissante  et  d'un  si  fin  modelé,  sous  le  croissant  de 
diamants  qui  brille  en  ses  cheveux  blonds  !  Plus  encore  vous  plaira 
l'autre  toile  du  maître,  celle  où  vous  verrez  cette  bonne,  vieille 
dame  coiffée  de  noir  et  de  violet,  avec  ses  longs  bandeaux  de  che- 
veux gris  descendant  derrière  les  oreilles.  Comme  le  peintre  a  bien 
rendu  la  mansuétude  maternelle  qui  flotte  sur  ce  visage  d'une  dou- 
ceur automnale,  et  dans  ces  yeux  un  peu  éteints  mais  si  vifs  encore! 


i22  L'ARTISTE 

Je  vous  recommande  la  Blonde  de  Paul  Duthoit,  une  blonde 
ardente  et  qui  fait  merveille,  toute  en  noir,  sur  fond  bleu.  —  Vous 
pourrez  apprécier  aussi  une  blonde  aux  yeux  bruns,  en  robe  verte 
et  blanche,  exposée  par  Léon  Comerre,  et  la  tête  d'étude  signée 
Aviat,  une  superbe  fillette  rousse  et  rose  en  grand  chapeau  Rubens. 
Je  ne  puis  maintenant  que  signaler  à  la  hâte  les  envois  de 
MM.  Schommer,  Albert  Aublet,  Blanche,  Axilette,  Gustave 
Courtois,  Jalabert,  Jean  Benner,  Aimé  Morot,  Parrot,  Saintin, 
Wauters.... 

Avec  M.  Gervex,  nous  entrons  dans  la  peinture  de  genre.  Outre 
son  exquis  portrait  d'enfant  sur  la  plage,  il  a  donné  un  piquant 
tableau  d'histoire  anecdotique,  Première  entrevue  du  général  Bonaparte 
et  de  Joséphine  Beauharnais.  Tous  deux,  elle  et  lui,  le  général  et  la 
charmeresse,  ils  sont  assis,  tête  à  tête,  sur  un  étroit  canapé  vert, 
un  vrai  canapé  du  temps,  un  canapé  imprégné  de  couleur  locale. 
Sérieux,  attentif,  passionné  déjà,  Bonaparte  écoute  Joséphine,  qui, 
décolletée,  les  bras  nus,  le  corps  moulé  sous  les  plis  légers  de  son 
étroite  robe  transparente  et  fleurie,  lève  son  éventail  d'un  geste  de 
coquetterie  séductrice  et  triomphante.  Pour  ce  petit  cadre,  je 
donnerais  hardiment  tous  les  costumes  et  tous  les  décors  de 
Madame  Sans-Gêne. 

La  toile  de  M.  Edouard  Détaille  est  portée  au  catalogue  sous 
cette  rubrique:  Les  Grenadiers  achevai  à  Eylau.  —  «  Haut  les  têtes!  » 
C'est  encore  de  l'anecdote  historique*,  quoique  les  personnages  se 
meuvent  ici  en  plein  héroïsme  militaire,  en  pleine  épopée  impé- 
riale. Dans  cette  charge  de  cavalerie,  tout  est  exact,  tout  est 
correct,  et  la  mise  en  scène  est  très  curieusement  pittoresque. 
Mais  n'y  cherchez  pas  l'au-delà,  l'âme  transcendante  des  hommes 
et  des  choses.  A  cette  page  d'épopée,  il  ne  manque  que  le  souffle 
épique.  Le  peintre  est  un  artiste  excellent,  mais  un  poète  médiocre. 

La  Zaïre  que  M.  Georges  Claude  a  peinte  comme  modèle  de 
tapisseries  pour  la  Manufacture  nationale  des  Gobelins,  a  le  double 
mérite  de  nous  donner  une  charmante  illustration  de  la  tragédie  de 
Voltaire  et  les  figures  très  ressemblantes,  très  caractéristiques  sous 
le  costume  oriental,  de  Mllc  Bartet  et  de  M.  Mounet-Sully.  Ne  quit- 
tons pas  les  toiles  de  genre,  sans  un  souvenir  pour  le  Pêcheur  et  les 
Bribcurs  de  M.  Friant,  et  pour  le  Colporteur  et  le  Savetier  de 
M.  Fichel  ;  ce  sont  des  scènes  d'un  art  très  spirituel  et  vraiment 
français. 


AU  CERCLE  DE  L'UNION  ARTISTIQUE 


123 


Parmi  les  paysages,  il  faut  signaler  particulièrement  les  deux 
Plages  de  Berck-sur-Mer  par  Maurice  Courant,  le  Chemin  de  Kerlou 
par  Camille  Bernier,  le  Matin  à  l'abreuvoir  par  Léon  Barillot, 
Y  Intérieur  de  pêcheur  A  Blakenberghe  de  Paul  Parfonry,  la  Coupe  des 
roseaux  en  Picardie  de  Louis  Japy,  et  surtout  le  bel  envoi  de 
Maurice  Le  Liepvre,  Dans  la  lande  et  Matinée  d'octobre. 

A  la  sculpture,  on  remarque  la  ravissante  statuette  en  marbre 
d'Alfred  Lanson.  Est-ce  une  Cérès,  est-ce  une  Fortune,  est-ce  tout 
bonnement  une  moderne  prêtresse  de  la  Beauté  ?  Quoi  qu'il  en  soit, 
le  torse  est  un  admirable  morceau  de  nu  ;  les  seins  et  la  poitrine 
sont  supérieurement  modelés.  —  Le  Mac-Mahon,  retour  d'Italie, 
de  M.  Crauk  est  d'un  caractère  bien  marqué  et  d'une  noble 
allure.  —  Maurice  Ferrary  expose  un  buste  en  bronze  de  Jeanne 
d'Arc  ;  on  appréciera  à  sa  haute  valeur  cette  figure,  d'expression 
un  peu  trop  moderne  peut-être,  mais  de  bel  et  imposant  aspect  sous 
la  couronne  de  laurier,  avec  ses  bandeaux  plats  qui  l'encadrent  sur 
le  métal  de  l'armure.  —  Deux  études  par  René  de  Saint-Marceaux, 
et  deux  portraits  par  Antonin  Cariés,  méritent  de  vifs  éloges,  ainsi 
que  la  Druidesse  de  M.  Mercié.  Outre  ses  jolies  fillettes  de  marbre 
en  plein  Cyclone,  M.  Prosper  d'Epinay  nous  présente  un  curieux 
cardinal  en  terre  cuite  coloriée,  qui,  avec  la  robe  et  la  calotte  rouges, 
a  du  rouge  éparpillé  jusque  sur  ses  cheveux  noirs,  probablement 
pour  y  marquer  les  reflets  de  la  pourpre  !  —  Le  buste  en  marbre 
de  Mlle  M..,  par  M.  Gérôme,  est  aussi  un  essai  de  statuaire  poly- 
chrome :  l'ensemble  est  d'une  harmonie  bien  fondue  ;  et  pour 
accentuer  encore  l'originalité  de  l'œuvre,  l'artiste  a  sculpté  à  sa 
base,  en  guise  d'ornementation,  une  minuscule  figurine,  une  toute 
petite  fée,  pas  plus  haute  que  la  reine  Mab,  qui  se  hausse  et  se 
joue  entre  les  fleurs  ornant  le  sein  de  la  grande  figure.  L'avenir 
appartiendrait-il  à  cet  art  aujourd'hui  nouveau,  ou  tout  au  moins 
fraîchement  renouvelé  des  Grecs  ? 

EMILE  BLEMONT. 


LE  MOIS  DRAMATIQUE 


THÉATRE-LaRE  :  En  Vatteiulanl,  comédie  en  un  acte,  de  M.  Léon  Roux.  —  L'Assomption 
de  Hannek  Mattern,  poème  de  rêve  en  deux  parties,  traduit  de  M.  Gerarth  Hauptmann 
par  M.  Jean  Thorel. 

Odeon  :  Fausse  manœuvre,  comédie  en  un  acte,  de  MM.  Bertol-Graivil  et  Marc-Sonal.  — 
Yanthis,  pièce  en  quatre  actes,  en  vers,  de  M.  Jean  Lorrain.  —  Le  Bourgeois  républi- 
cain, comédie  en  un  acte,  de  M.  Albin  Valabrègue. 


riN  de  nous^  rendre  compte  de  la  place 
prise  par  le  Théâtre-Libre  dans  l'évolution 
de  l'art  dramatique,  supposons  un  instant 
que  ce  théâtre  disparaît  tout  à  coup,  que 
M.  Antoine  renonce  à  l'œuvre  si  vaillam- 
ment entreprise,  si  courageusement 
continuée,  si  intelligemment  conduite  à 
la  grande  joie  de  tous  les  dilettanti  de 
l'art,  de  tous  les  esthètes  amateurs  ou  de 
profession,  embrigadés  ou  non  dans  une 
de  ces  nombreuses  écoles  contemporaines 
qu'un  lien  commun,  le  culte  du  beau,  rattache  entre  elles,  et  que  divisent 
des  principes,  des  dogmes  et  des  procédés  bien  différents,  semblc-t-il 
d'abord,  mais  dont  les  séparations  sont,  à  notre  humble  avis,  plus 
apparentes  que  réelles.  Qui,  parmi  tous  ceux-là,  ne  regretterait  le 
Théâtre-Libre  ?  Qui  ne  déplorerait  à  l'égal  d'une  perte  artistique,  la  dis- 
parition d'une  œuvre  qui  paraît  aujourd'hui  aux  moins  chaleureux  de 
ses  amis,  non-seulement  intéressante  mais  encore  incontestablement  utile  ? 
C'est  que  le  Théâtre-Libre  est  aujourd'hui  devenu  aux  yeux  de  tous  le 
champ  d'expérience  de  l'art  dramatique,  une  sorte  de  terrain  neutre  dans 
lequel  chacun  est  libre  d'aller  jeter  sa  semence,  de  l'y  faire  germer  et 
croître  pour  nous  permettre  ensuite  d'en  apprécier  la  qualité  et  la  valeur 
par  la  saveur  des  fruits  obtenus.  On  sait  d'avance  que  le  fruit  qu'on  est 
invité  à  déguster  là  est  un  fruit  nouvellement  éclos,  porté  par  une  plante 


LE  MOIS  DRAMATIQUE 


125 


encore  inconnue,  et  venu  à  maturité  probablement  à  l'aide  de  procédés 
récemment  découverts,  n'ayant  qu'une  parenté  lointaine  avec  l'arrosage, 
la  fumure  et  la  trop  banale  serre-chaude. 

C'est  donc  l'attrait  de  l'inconnu,  de  l'inédit,  du  non  déjà  vu,  qu'exerce 
sur  nous  tous  le  Théâtre-Libre.  Et  comme  on  y  est  heureux  quand 
la  saveur  des  fruits  offerts  nous  fait  découvrir  une  graine  nouvelle,  qu'on 
pourra  bientôt  ensemencer  ailleurs,  dans  les  terres  consacrées  à  la  grande 
culture  de  l'art  !  Et  puis  ces  terres,  —  officielles  et  semi-officielles,  — 
sont  si  encombrées,  il  est  si  difficile  d'y  trouver  une  place  pour  la  plus 
petite  semence  nouvelle,  que  chacun  doit  être  reconnaissant  à  M.  Antoine 
d'avoir  fait  de  son  tout  petit  champ  d'expériences  une  sorte  de  domaine 
public,  d'avoir  poussé  la  générosité  jusqu'à  ne  rien  dédaigner  d'avance, 
jusqu'à  tout  admettre  chez  lui,  y  laisser  tout  germer  et  tout  éclore.  Il 
sait  bien  qu'au  temps  de  la  moisson  la  séparation  entre  les  bons  et  les 
mauvais  fruits  doit  se  faire  d'elle-même,  que  le  goût  public,  ce  maître 
divin,  distingue  tôt  ou  tard  l'ivraie  du  bon  grain  et  que,  grâce  à  lui,  le 
champ  de  l'art  ne  risque  pas  de  s'encombrer  d'étouffantes  plantes  para- 
sites. 

Le  dernier  spectacle  que  nous  a  offert  M.  Antoine,  convenons-en 
aussitôt,  n'a  pas  été  pour  nous  un  succulent  régal.  Comme,  après  ce  que 
nous  venons  de  dire,  on  ne  peut  nous  accuser  de  parti-pris,  nous 
déclarons  carrément  que,  des  fruits  dégustés  alors,  l'un  nous  a  paru  détes- 
table, l'autre  d'un  goût  douteux. 

La  pièce  de  M.  Léon  Roux,  En  l'attendant,  manque  de  naturel,. de 
vraisemblance  et  de  sens.  Une  jeune  fille  daigne  nous  instruire,  en  termes 
médiocrement  virginaux,  de  l'horreur  qu'elle  professe  pour  le  sexe  laid  et 
du  mépris  dont  elle  couvre  ce  qu'on  appelle  l'amour.  Elle  nous  déclare 
conséquemment  qu'elle  ne  se  mariera  jamais.  Mais  voici  que  sa  mère  lui 
présente  un  prétendant  ;  c'est  un  sculpteur.  Elle  se  moque  de  lui  sans 
façon,  le  raille  dans  son  sexe  et  dans  sa  profession.  Le  sculpteur 
stoïquement  froid  l'écoute  sans  sourciller  ;  puis,  ironique  à  son  tour,  il 
lui  rend  railleries  pour  railleries,  outrages  pour  outrages,  et  il  en  résulte 
que  la  virago,  domptée,  tombe  dans  ses  bras.  Elle  a  trouvé  plus  fort, 
plus  froid  et  aussi  insolent  qu'elle,  donc  elle  se  marie  ! 

Avez-vous  compris  ?  Non  ?  —  C'est  comme  moi  !  —  Si  ?  Tant  mieux  ! 
et  je  vous  en  loue.  —  N'empêche  que  je  serais  surpris  au  plus  haut 
point  si  M.  Léon  Roux  nous  apprend  un  jour  que  de  tels  époux  ont  eu 
beaucoup  d'enfants. 


La  pièce  de  résistance  consistait  en  Y  Assomption  de  Hamiele  Mattern  de 
M.  Gerarth  Hauptmann,  traduite  par  M.  Jean  Tliorcl.  Les  Ames  solitaires, 
du  même  auteur,  interdites  à  la  suite  d'événements  que  l'on  sait,  nous 
avaient  paru,  à  la  répétition  générale,  la  soutenance  fort  convenablement 
dramatique  d'une  thèse  intéressante,  en  partie  vraie,  tout  au  moins  origi- 
nale ;  on  connaît  le  sujet  et  nous  n'avons  pas  à  l'exposer  ici.  Mais  il  en 


126  L'ARTISTE 

va  tout  autrement  de  Y  Assomption  d'Hannele]  il  est  vrai  que  l'auteur  nous 
a  prévenus,  ce  n'est  qu'un  poème  de  rêve.  Aussi  rien  de  dramatique  ;  nous 
sommes  pendant  deux  heures  les  spectateurs  enténébrés  du  rêve  d'une 
fillette  de  quatorze  ans. 

Hannele,  orpheline  de  mère,  a  un  père  ivrogne  et  est  très  malheureuse. 
De  désespoir,  elle  a  voulu  se  noyer  dans  l'étang.  Le  maître  d'école  l'a 
sauvée  et  l'apporte,  mourante,  dans  l'asile  des  pauvres.  Sa  sœur,  le 
médecin  viennent  la  soigner;  elle  tremble;  elle  a  peur.  Bientôt  elle 
s'endort,  et  dans  la  nuit  elle  entend  la  voix  de  sa  mère,  dont  la  figure 
lui  apparaît  surnaturellement  lumineuse. 

Et  plus  que  jamais  dans  l'obscurité  on  nous  représente  dans  tous  ses 
détails  le  rêve  de  la  fillette.  Hannele  se  voit  mourir;  sa  mère  et  Jésus- 
Christ  la  reçoivent,  tandis  que  ses  petites  amies  de  l'école  viennent  lui 
dire  adieu.  On  la  revêt  d'une  robe  blanche,  on  la  couronne  de  roses  et 
on  la  dépose  dans  un  cercueil  de  cristal,  pendant  que  Jésus-Christ  reproche 
à  son  père  son  ivrognerie.  Puis  les  anges  descendent  la  chercher  et 
l'emmènent  avec  eux  dans  le  Paradis. 

Ces  représentations  fantastiques,  ces  songes  ingénieusement  figurés  à 
l'aide  d'obscurité  opaque,  insondable  d'une  part,  et  de  projection  électrique 
de  l'autre,  ces  évolutions  aériennes  d'anges  et  d'esprits  lumineux,  tout 
cela  appartient-il  absolument  à  l'art  dramatique,  et  de  tels  spectacles  éveil- 
lent-ils en  nous  les  sensations  et  les  émotions  que  nous  allons  chercher 
au  théâtre  ?  La  question  mérite  au  moins  d'être  posée.  Elle  l'a  été  par  la 
pièce  de  M.  Hauptmann.  Quant  à  la  réponse,  les  avis  sont  partagés  ; 
depuis  la  représentation  du  Théâtre-Libre,  les  critiques  en  sont  venus  aux 
mains,  et  si  les  uns  ont  sacré  chef-d'œuvre  Y  Assomption  d'Hannele  Mattern, 
les  autres  ont  dit  à  l'encontre  :  «  Ça,  de  l'art  ?  C'est  un  méchant  truquage 
de  mise  en  scène  fantomatique  !  Il  n'y  a  pas  là-dedans  ombre  d'observa- 
tion vraie,  ni  même  d'imagination,  ni  de  talent  d'aucune  sorte;  c'est  au- 
dessous  de  rien.  Si  l'on  a  écrit  de  Berlin  que  la  pièce  obtenait  en 
Allemagne  un  immense  succès,  d'autres  correspondants  sont  venus  affirmer 
tout  justement  le  contraire.  » 

Pour  nous,  nous  convenons  n'avoir  été  ni  émus,  ni  charmés  par  le  spec- 
tacle et  que  si  la  vieille  définition  :  «  Le  drame  est  l'image  de  la  vie  »,  est, 
et  doit  rester  la  bonne,  il  n'y  a  point  place  au  théâtre  —  et  il  n'y  en 
aura  jamais,  —  pour  des  œuvres  telles  que  Y  Assomption  d'Hannele  Mattern. 

Oh  !  certes,  il  nous  en  coûterait  de  prononcer  un  jugement  sans  appel, 
et  cependant  nous  dirons  que  de  tels  sujets  nous  paraissent  bien  mieux 
convenir  au  fabliau,  au  conte,  au  poème  merveilleux  qu'à  la  scène,  à 
moins  de  les  convertir  en  féeries.  A  la  scène,  ce  qui  m'intéresse,  c'est 
l'action.  Or,  ici,  où  est-elle  ?  En  outre,  combien  nous  parait  bizarre  ce 
mélange  de  réalisme  presque  canaille  et  d'idéalisme  transcendental  ! 

Que  la  recherche  de  la  solution  du  problème  esthétique,  soulevé  par  la 
représentation  du  Théâtre-Libre,  ne  nous  en  fasse  pas  oublier  les  interprètes: 
M"e  Hellen,  débordante  de  suavité  maladive  sur  son  grabat  de  petite  fille 


LE  MOIS  DRAMATIQUE  .      127 

agonisante,  MM.  Antoine,  Arquillière  et  Gémier,  qui  tiennent  remarqua- 
blement leurs  rôles.  Félicitons  aussi  MM.  Plinsart,  Dujeu,  MMmes 
Zapoïska  et  Savelli. 

C'est  par  Une  fausse  manœuvre,  comédie  en  un  acte,  de  MM.  Bertol- 
Graivil  et  Marc-Sonal,  qu'a  débuté  le  spectacle,  entièrement  renouvelé,  de 
l'Odéon. 

Eh  oui,  la  manœuvre  est  fausse,  —  oh  !  combien!  — Il  s'agit  delà  jalou- 
sie apportée  comme  réchaud  dans  un  ménage  qui  se  refroidit'.  Un  dîner 
réchauffé  ne  vaut  jamais  rien.  Il  en  va  de  même  de  l'amour,  je  crois  ;  la 
jalousie  ne  saurait  lui  donner  qu'une  chaleur  factice,  éphémère,  ce  ne 
pourrait  être  qu'un  mauvais  ingrédient,  véritable  gâte-sauce,  susceptible 
de  décomposer  ou  de  foire  tourner  à  l'aigre  le  meilleur  de  tous  les  mets  : 
un  peu  de  franchise,  de  sincère  abandon,  peut  bien  mieux  que  toutes  les 
drogues,  corriger  les  fadeurs  accidentelles  et  redonner  saveur  et  succu- 
lence. 

MM.  Bertol-Graivil  et  Marc-Sonal  nous  l'ont  bien  prouvé  tout  en 
voulant  nous  prouver  le  contraire.  En  effet,  M.  Georges  Peyrol,  le  mari 
en  train  de  se  refroidir,  ne  croit  pas  un  instant  aux  velléités  infidèles 
de  sa  femme  Henriette,  et  la  seule  qui  se  laisse  prendre  à  la  manœuvre  et 
qui  en  ait  quelque  dépit,  est  celle  même  qui  l'a  suscitée,  Mme  de  Nersac, 
veuve  consolable,  qui  se  jette  d'autant  plus  éperduement  dans  les  bras 
de  M.  de  Montévrin  qu'elle  l'a  vu  aux  pieds  de  son  amie  Henriette,  ne 
se  souvenant  plus  que  c'est  à  sa  seule  prière  qu'il  s'était  mis  dans  cette 
position  d'adorateur  in  partibus. 

Ce  proverbe,  —  qui  remplit  toutes  les  conditions  du  proverbe, 
puisqu'il  pourrait  être  facilement  contredit  par  un  autre,  —  est  assez 
prestement  enlevé  par  MM.  Marsay  et  Clerget,  et  Mmes  RoyJ>et  et  Varly. 


Quand  le  rideau  se  relève,  le  théâtre  nous  représente  un  parc  mer- 
veilleux, clos  d'un  mur  tapissé  de  verdoyants  feuillages,  aux  allées 
ombreuses,  avec  des  massifs  et  des  plates-bandes,  véritables  fouillis  de 
fleurs  multicolores,  dont  les  nuances  s'harmonisent  et  se  fondent  dans 
un  ensemble  charmant.  Un  grand  cèdre  au  tronc  rugueux,  aux  brandies 
idéalement  majestueuses,  dans  lesquelles  se  jouent  les  rayons  d'un  soleil 
tendre  et  gai,  occupe  le  centre  de  ce  féerique  décor.  Un  banc  de  pierre, 
surchargé  de  coussins  soyeux,  est  adossé  au  tronc  du  cèdre.  A  droite 
s'élève  une  demeure  monumentale,  dans  laquelle  on  pénètre  par  une  large 
porte  grillée.  Des  voix  séraphiques  chantent  au  loin. 

C'est  dans  ce  même  décor,  à  l'ombre  de  ce  cèdre  géant,  que  vont  se 
dérouler  les  quatre  actes  d'Yanthis,  la  pièce  de  M.  Jean  Lorrain.  Seule- 
ment, les  deux  premiers  se  passent  au  printemps,  tandis  que  la  nature  est 
dans  tout  l'éclat  de  sa  fraîcheur,  et  les  deux  derniers  à  l'automne  ;  alors 
les  fleurs  sont  mortes,  les  feuillages  jaunis  jonchent  le  gazon  et  le  sable  des 


i28  L'ARTISTE 

allées,  un  reste  de  verdure  couronne  à  peine  les  arbres  dénudés,  leurs 
branches  ne  s'éclairent  que  des  maigres  reflets  d'un  soleil  pâle  et  triste  : 
la  nature  et  les  cœurs  sont  en  deuil.  Ce  décor  symbolique,  inspiré 
jusqu'en  ses  moindre  détails  par  M.  Jean  Lorrain  lui-même,  est  peut-être 
ce  qu'il  y  a  de  meilleur  et  de  plus  poétique  dans  sa  poétique  élégie,  et 
si  nous  n'avons  pas  que  des  éloges  à  adresser  au  tableau,  du  moins  nous 
louons  le  cadre  Sans  restrictions  ;  dessins,  contours  et  ornements  en  sont 
d'une  poésie  exquise  :  une  âme  de  véritable  artiste  a  passé  par  là.  Quant 
au  poème  même,  à  l'œuvre  dramatique  pure,  que  d'invraisemblances  ! 
que  de  faiblesses  regrettables  !  en  supposant  même  que  faiblesses  et  invrai- 
semblances aient  été  voulues. 

Ce  n'est  pas  de  quatre  actes  que  se  compose  la  pièce,  mais  de  deux 
scènes  seulement,  deux  scènes  susurrantes,  douces,  enveloppantes,  d'une 
mélancolie  pénétrante,  d'une  harmonie  exquise  de  rythme  et  de  senti- 
ment. Tout  le  reste,  si  court,  si  sobre  que  cela  soit,  —  chaque  acte  dure 
à  peine  dix  ou  douze  minutes,  —  est  encore  trop  long,  car  ces  développe- 
ments, d'une  part  ne  servent  en  rien  à  l'action,  par  la  raison  toute 
simple  que  cette  action  est  nulle,  et  d'autre  part  altèrent  le  charme, 
affadissent  la  beauté  de  l'image  ;  ainsi  un  voile  de  crêpe  noir  sur  un 
bouquet  de  roses...  Mais  c'est  trop  disserter  ;  de  quoi  donc  s'agit-il  ? 

Nous  sommes  en  Illyrie,  paraît-il.  On  daigne  nous  l'apprendre  au 
second  acte.  Voilà  qui  me  laisse  indifférent  dans  un  poème  de  fantaisie 
pure;  mon  esprit  volera  volontiers  où  le  conduira  l'aile  capricieuse  du 
poète,  son  guide.  Il  est  prêt  à  le  suivre,  sans  s'informer  du  but,  dans 
l'inconnu,  dans  l'innommé,  dans  l'innommable  même,  pourvu  qu'il  soit 
sans  cesse  charmé  et  qu'il  puisse  se  griser  tout  à  l'aise  du  parfum  délicieux 
et  toujours  inaltéré  des  fleurs  mystiques  du  jardin  éthéré  de  la  muse. 

Or,  dans  cette  Illyrie,  une  Illyrie  à  part,  il  y  avait,  une  fois,  un  roi 
Léontès  qui  "avait  un  fils  nommé  Camillus.  Ce  roi  Léontès  avait,  pour 
régner,  tué  jadis  son  frère,  et  ce  frère  avait  une  fille.  Léontès,  afin  de 
pacifier  son  royaume,  a  formé  le  projet  de  marier  son  fils  Camillus  à  la 
fille  de  son  frère.  Camillus  ne  veut  point  servir  d'instrument  à  ces  calculs 
politiques  et  s'enfuit  du  palais  paternel  en  compagnie  du  bouffon  PrLsca. 
Ils  courent  le  pays,  en  quête  d'aventures,  lorsqu'un  soir,  dans  un  pare 
solitaire,  ils  rencontrent  une  jeune  fille  d'une  merveilleuse  beauté.  Camillus 
s'éprend  d'elle.  Cette  jeune  fille  s'appelle  Yanthis,  et  est  aveugle  ;  Camillus 
ne  l'en  aime  que  mieux,  et  Yanthis  séduite  et  instruite  de  ce  qu'est  la 
beauté  en  respirant  une  rose  et  en  palpant  de  sa  douce  main  d'aveugle  le 
visage  de  Camillus,  s'éprend  de  lui  à  son  tour. 

Or,  cette  Yanthis  est  justement  la  fille  de  feu  le  roi  vaincu,  reléguée 
dans  cet  asile  solitaire,  en  compagnie  de  sa  nourrice  et  d'un  médecin,  par 
ordre  du  roi  Léontès.  Elle  est  devenue  aveugle  dans  l'incendie  du  palais 
paternel.  Le  médecin  nous  apprend,  comme  par  hasard,  que  si  un  jour 
Yanthis  pleure  de  joie,  ses  larmes  seront  le  remède  qui  lui  rendra 
la  vue. 


LE  MOIS  DRAMATIQUE  129 

Cependant  Léontès,  désespérant  du  retour  de  son  fils,  décide  d'épouser 
lui-même  la  jeune  aveugle.  Mais  l'air  de  la  cour,  ou  la  compagnie  d'un 
époux  vieux  et  laid,  —  ce  que  pourtant  son  infirmité  persistante  ne 
permet  pas  à  la  jeune  fille  de  constater  de  visu,  —  exercent  sur  la  mal- 
heureuse Yanthis  une  funeste  influence.  Malade,  presque  mourante,  elle 
est  reconduite,  à  sa  prière?  dans  l'asile  de  son  enfance,  là-bas  à  l'ombre 
du  grand  cèdre,  témoin  des  aveux  échangés  avec  Camillus.  Lui,  Camillus 
n'a  pas  quitté  le  parc  ;  il  a  élu  domicile  sur  le  banc  de  marbre  adossé  au 
cèdre,  et  il  attend  patiemment  qu'Yanthis,  dont  il  ignore  le  sort,  revienne 
l'y  rejoindre  un  jour. 

Mais  voici  qu'on  annonce  l'arrivée  de  la  jeune  reine.  O  stupeur  ! 
l'épouse  de  Léontès,  c'est  Yanthis  !  Camillus  à  cette  vue,  a  failli 
mourir  ! 

Déguisé  en  joueur  de  mandoline,  avec  son  inséparable  bouffon  Prisca, 
Camillus  obtient  de  M.  l'Intendant  de  donner  une  aubade  à  la  reine. 
Prisca  chante  d'abord,  mais  Yanthis  veut  aussi  entendre  son  compagnon. 
Camillus,  après  bien  des  hésitations,  consent  à  chanter  à  son  tour.  Yanthis 
le  reconnaît  à  la  voix  :  c'est  lui,  c'est  son  amant  !  elle  se  jette  dans  ses 
bras,  le  presse  sur  son  cœur,  et  pleure  de  joie...  Les  larmes  d'allégresse 
exercent  l'effet  prédit  par  le  docteur  ;  Yanthis  recouvre  la  vue,  contemple 
les  traits  de  son  bien-aimé,  et  à  bout  de  forces  et  d'émotions,  se  meurt 
sous  son  baiser  ! 

Les  deux  scènes  entre  Yanthis  et  Camillus,  leur  première  rencontre  au 
premier  acte,  leur  reconnaissance  et  leurs  suprêmes  adieux  au  dernier, 
voilà  toute  la  pièce  ;  rien  en  dehors  d'elles  n'offre  le  moindre  intérêt,  car 
tout  ce  qui  pourrait  fournir  matière  à  une  situation,  à  une  étude  de 
sentiments,  comme,  par  exemple,  le  mariage  de  Léontès  et  d'Yanthis, 
ne  nous  est  pas  représenté  et  ne  nous  est  que  raconté,  et,  convenons-en, 
mal  raconté. 

Certains  actes  se  réduisent  à  rien,  à  moins  que  rien.  Le  second  consiste 
tout  entier  dans  une  visite  du  roi  Léontès  au  manoir  habité  par  Yanthis  ; 
il  vient  faire  part  au  médecin  Myrrhus  de  sa  décision  d'épouser  la  jeune 
aveugle  et  lui  donner  l'ordre  de  l'en  informer.  C'est  tout  ;  il  repart  sans 
voir  Yanthis,  et  le  rideau  tombe. 

Le  troisième  acte  se  borne  à  nous  montrer  Camillus  attendant  Yanthis 
sur  le  banc  de  marbre.  Prisca  et  lui  se  désolent  de  son  départ,  mais  sans 
avoir  l'idée  de  demander  à  un  voisin  complaisant  ce  qu'est  devenue  la 
jeune  hôtesse  du  manoir.  Quand  une  jeune  fille  quitte  sa  demeure  pour 
épouser  le  roi  du  pays,  les  voisins  en  sont  pourtant  ordinairement  infor- 
més. De  plus,  le  roi  Léontès,  qui  a  contracté  ce  mariage  dans  le  but  de 
se  rallier  les  anciens  partisans  de  son  frère,  a  dû  prendre  soin  de  donner 
à  cette  union  une  grande  publicité.  Mais  sans  doute  Camillus  et  Prisca 
n'ont  rien  voulu  savoir.  Il  n'est  pires  sourds  que  ceux  qui  ne  veulent  pas 
entendre.  Que  voulez-vous  ?  On  ne  peut  rien  contre  ces  choses-là.  Aussi  ce 
troisième  acte  est-il  aussi  pauvre,  aussi  nu  que  le  discours  d'un  académi- 

1894.    —   L'ARTISTE.    —   NOUVELLE  PÉRIODE:   T.VII  9 


i3o  L'ARTISTE 

cien,  comme  disait  Musset,  et  comme  ont  pensé  tant  d'autres  avant  et 
après  lui. 

Le  poème  de  M.  Jean  Lorrain,  séduisant  par  sa  féminéité  attractive,  par 
sa  délicatesse  vaporeuse,  par  la  souplesse  harmonieuse  d'un  rythme  aban- 
donné, n'en  reste  pas  moins  intéressant.  Le  soin  qu'a  pris  l'auteur 
d'écarter  de  son  œuvre  ce  qui  pouvait  lui  donner  l'extérieur  d'un  drame, 
témoigne  évidemment  qu'il  n'a  point  voulu  foire  un  drame  ;  aussi  aurait- 
on  mauvaise  grâce  à  le  lui  reprocher,  et  cela  ne  serait  ni  de  bonne  guerre 
ni  de  loyale  critique. 

C'est  un  tableau  aux  teintes  douces,  attendries,  atténuées,  placé  dans 
un  cadre  idéal,  dont  le  dessin  se  perd  comme  un  délicieux  rêve,  que 
M.  Jean  Lorrain  a  voulu  certainement  et  simplement  nous  montrer.  Ce 
but,  il  l'a  atteint  et  ne  lui  demandons  pas  autre  chose  puisqu'il  n'a  pas 
voulu  faire  autre  chose.  Le  jour  où,  en  artiste  sincère  et  de  valeur  qu'est 
notre  confrère,  il  voudra  nous  donner  un  drame  aux  situations  poignantes 
et  pathétiques,  n'en  doutons  pas,  il  s'y  prendra  autrement,  il  créera  des 
personnages  et  leur  donnera  des  attitudes  en  harmonie  avec  l'effet  à  obtenir. 

Les  vers  et  le  style  ne  sont  pas  toujours  irréprochables  ;  mais  Yanthis 
est  une  œuvre  de  jeunesse  ;  les  vers  sont  comme  les  fruits  :  ils  mûrissent. 
La  vie  et  le  culte  de  l'idéal  sont  un  soleil  réchauffant  pour  l'âme  de 
l'artiste,  et  à  leurs  rayons  elle  traduit  ses  sentiments  dans  des  expressions 
qui  prennent  de  jour  en  jour  plus  de  chair,  plus  de  saveur  et  plus  d'éclat. 

Il  n'y  a  qu'à  louer  dans  l'interprétation  d' Yanthis.  M.  Fénoux  est  un 
beau  Camillus,  au  regard  plein  de  langueur  et  d'expression,  et  au  parler 
mâle.  Mais  pourquoi  donc  s'était-il  déguisé  en  Roméo  ?  M.  Janvier 
(Prisca)  fait  bien  sonner  le  vers  et  joue  avec  un  merveilleux  naturel. 
M"e  Dorsy  dit  d'une  voix  suave  et  délicieusement  pénétrante  ;  son  geste 
et  sa  physionomie  sont  admirables  de  douceur  et  de  touchante  expression. 
M.  Albert  Lambert  tire  tout  ce  qu'il  peut  du  rôle  ingrat  de  Léontès. 
M.  Jahan  est  onctueux  et  solennel  à  souhait  en  vieux  docteur.  Mmcs  Marcya 
et  Vincent,  nourrice  et  dame  d'honneur,  attirent  et  retiennent  le  regard 
moins  par  l'éclat  de  leurs  riches  costumes  que  par  leur  grâce  et  leur 
fraîche  beauté. 

Avec  le  Bourgeois  républicain,  de  M.  Albin  Valabrègue,  nous  descendons 
des  hauteurs  sereines  de  la  poésie  et  entrons  de  plain-picd  dans  la  réalité, 
et  même  dans  l'actualité.  C'est  une  comédie  politico-satirique,  étincelante 
de  verve,  que  nous  a  servie  l'auteur. 

Le  bourgeois  républicain,  héros  de  la  pièce,  se  nomme  M.  Desroches; 
il  a  six  cent  mille  francs  de  fortune,  des  principes  qu'il  croit  libéraux,  une 
femme  intelligente  et  trois  filles.  De  ces  trois  filles,  il  n'en  montre  qu'une, 
Juliette,  demandée  en  mariage  par  un  jeune  viveur,  très  nul,  mais  fils  du 
riche  banquier  Traversac,  riche  à  cinquante  millions,  et  par  un  jeune 
professeur  de  philosophie,  honnête  et  plein  de  talent,  Jacques  Girard, 
mais  sans  fortune  et  fils  d'un  jardinier. 


LE  MOIS  DRAMATIQUE  i3i 

Le  libéral  Desrochcs  repousse  évidemment  avec  perte  et  fracas  le  fils 
du  paysan  et  se  déclare  prêt  à  accueillir  favorablement  la  demande  du 
jeune  Traversac.  En  vain  Mmc  Desroches  plaide  la  cause,  du  philosophe  et 
démontre  que  l'amour  prétendu  du  fils  du  banquier  pour  leur  fille  est  le 
caprice  d'une  heure  ;  en  vain  le  docteur  Tavernier,  parrain  du  professeur, 
homme  de  bon  sens  et  d'une  probité  scrupuleuse,  dit  son  fait  au  bourgeois 
et  lui  met  le  nez  dans  son  hypocrisie  :  Desroches,  impassible,  tient  bon. 
Ah  !  il  ne  renie  pas  ses  principes,  mais  entre  le  fils  d'un  homme  en 
blouse  et  sans  le  sou,  et  celui  d'un  riche  banquier,  peut-on  hésiter  ? 

Le  banquier  Traversac,  dont  l'égoïsme  rétrograde  s'est  déjà  manifesté, 
vient  à  point  pour  permettre  au  républicain  Desroches  de  se  ressaisir. 
«  Mon  fils  a  demandé  la  main  de  votre  fille,  lui  dit-il  ;  je  viens  vous 
prévenir  que  je  m'oppose  à  ce  mariage  qu'il  fera  sans  mon  consentement. 
Je  lui  donnerai  quelques  rentes,  tout  juste  de  quoi  ne  pas  mourir  de  faim, 
mais  rien  de  plus,  et  en  outre  je  le  munirai  d'un  bon  conseil  judiciaire 
pour  l'empêcher  de  faire  de  nouvelles  sottises.  » 

Le  républicain  se  réveille  alors  en  Desroches.  «  Mais  je  refuse  à  votre 
fils  la  main  de  ma  fille,  s'écrie-t-il  :  je  suis  un  démocrate,  moi,  et  je  ne 
m'agenouille  pas  devant  le  veau  d'or.  »  Et  le  voilà  reprenant  à  son  compte 
les  invectives  de  l'honnête  docteur  Tavernier. 

Cette  scène  est  du  meilleur  comique.  Le  banquier  Traversac  est  touché 
par  la  probité  du  républicain  et  lui  offre  des  actions  dans  une  affaire  qu'il 
va  lancer.  Point  n'est  besoin  pour  Desroches  de  verser  des  fonds  ;  il 
participera  aux  profits,  voilà  tout...  Et  le  républicain  se  laisse  tenter. 

Fier  de  lui,  il  annonce  ensuite  triomphalement  à  sa  femme  qu'il  a  refusé 
Juliette  au  fils  Traversac.  —  «  Alors  tu  la  donnes  à  M.  Jacques  Girard, 
réplique-t-elle  joyeuse.  —  Ah  !  non,  et  qu'on  ne  me  parle  plus  de  lui  », 
répond-il  énergiquement. 

Mais  voici  que  Jacques  vient  de  la  part  des  délégués  sénatoriaux  offrir 
à  Desroches  la  candidature  au  Sénat.  Flatté  d'un  pareil  honneur,  il  accorde 
alors  la  main  de  sa  fille  au  messager  de  cette  heureuse  nouvelle  en  lui 
demandant  :  «  Quelle  opinion  m'impose-t-on  comme  candidat  ;  libéral, 
modéré,  radical...?  »  Desroches  est  prêt  à  tout. 

Ah  !  la  fine  satire  !  Comme  mœurs  et  discours  sont  ici  palpitants  de 
vérité  et  d'actualité,  et  comme  M.  Albin  Valabrègue  a  du  mérite  d'avoir 
fait  entendre  dans  une  comédie  spirituelle  et  divertissante  le  langage  de  la 
raison  et  du  bon  sens.  Le  bourgeois  Desroches  est  légion  aujourd'hui  et 
s'appelle  M.  Majorité  ;  il  a  profité  de  la  Révolution,  mais  elle  doit  s'arrêter 
à  lui  et  tout  doit  être  au  goût  de  tout  le  monde  puisque  lui  est  heureux. 
Mais  M.  Valabrègue  ne  lui  a  pas  mâché  les  mots  ;  il  lui  a  dit  que  si  le 
capital  est  du  travail  accumulé,  les  dividendes  sont  le  travail  des  autres, 
et  qu'en  tout  cas  les  ouvriers  avaient  beau  accumuler  leur  travail,  ils 
n'arrivaient  pas  dans  les  conditions  actuelles  à  pouvoir  capitaliser  ;  il  lui 
a  dit  encore  qu'il  est  inique  qu'un  crétin  qui  s'est  donné  la  peine  de 
naître  ne  manque  de  rien- tandis  qu'un  travailleur  intelligent  manque  de 


i3a 


L'ARTISTE 


tout,  que  seuls  les  paresseux  doivent  être  pauvres,  et  bien  d'autres  choses 
encore  que  le  public  a  applaudies  chaleureusement  au  théâtre,  mais  qu'il 
applaudirait  avec  plus  d'ardeur  sans  nul  doute  s'il  les  voyait  se  transfor- 
mer enfin  en  réalités  sociales. 

Cette  pièce,  qui  touche  en  certaines  scènes  au  grand  comique,  est 
superbement  enlevée  par  MM.  Cornaglia,  Montbars,  Jean  Sarter,  Berthet 
et  Mmcs  Lherbay  et  Arbcl. 

CAMILLE  BAZELET 


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LE  MOIS  MUSICAL 


L'iV£    LETTRE    DE    QUE  EN    MAB 

Beethoven  :  la  Symphonie  avec  chœur,  n°  ix  (Conservatoire,  5e  et  6<=  concerts);  Fidelio 
(concert  d'Harcourt).  —  Richard  Wagner  :  fragments  de  Parsifal  (concerts  Lamoureux 
et  Colonne).  —  Antiques  symboles  :  Psyché  et  les  Bolides  de  César  Franck.  Les  Mys- 
tères d'Eleusis  de  Maurice  Bouchor  et  Paul  Vidal  (à  la  Bodiniére).  —  Les  vieux  maîtres 
et  l'histoire  de  la  Musique  à  la  salle  d'Harcourt  :  3e,  4»  et  5e  séances.  —  Le  Flibustier, 
à  l'Opéra-Comique.  —  Auditions,  premières  et  reprises  diverses  (le  Néron  de  Rubins- 
tein,  à  Rouen;  le  Paradis  et  la  Péri  de  Schumann,  au  Conservatoire,  etc.,  etc.)  — 
Le  critique  et  la  Critique. 


on  cher  Directeur, 

J'aime  les  Poètes.  Et  je  crois  que  les 
dieux  reviennent;  car  j'augure  favora- 
blement de  leur  retour,  en  constatant 
que  leur  inspiration,  sinon  leur  langage 
toujours,  préside  aux  nouvelles  desti- 
nées musicales.  Pour  les  botanistes  de 
l'âme  humaine  qui  vont  herboriser  dans 
le  champ  des  idées  à  la  recherche  d'un 
«  signe  des  temps  »,  n'est-ce  pas  une 
heureuse  fortune  que  la  floraison  de 
pareilles  oeuvres  en  plein  hiver  : 
Giuendoline,  le  Flibustier,  les  Mystères 
d'Eleusis,  l'Attaque  du  Moulin,  où  les  compositeurs  Chabrier,  César  Cui, 
Paul  Vidal,  Bruneau  ont  modelé  plus  ou  moins  directement  leur  création 
sonore  sur  la  voix  des  poètes  Catulle  Mendès,  Jean  Richepin,  Maurice 
Bouchor,  et  Zola,  le  lyrique  de  la  prose  et  de  la  vie  ?  Et  cela,  en  atten- 
dant les  drames  bourgeois  de  Gustave  Charpentier  et  les  Labdacides  légen- 
daires de  Véronge  de  La  Nux,  où  poète  et  musicien  ne  font  qu'un,  en 
souhaitant  la  prochaine  apparition  de  Thaïs  aux  yeux  de  violettes,  que  la 
délicatesse  de  J.  Massenet  et  la  beauté  de  son  interprète  Sibyl  Sanderson 
auront  le  péril  glorieux  de  ressusciter  d'après  la  grâce  sublime  du  maître 
Anatole  France.  O  lointaines  apothéoses  de  M.  Scribe  !  Qui  se  plaindra 
maintenant  des  horreurs  du  libretto  et  de  l'insanité  des  librettistes?... 


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134  L'ARTISTE 

Commençons  par  Zens,  chantait  le  vieil  Euphorion  de  Chalcis  imité  par 
la  muse  latine  déifiant  Homère.  Moderne,  je  commencerai  par  Beethoven. 
Loin  du  saphir  oriental  des  promontoires  de  Grèce,  à  deux  pas  des  mysté- 
rieuses brumes  de  la  haute  forêt  Hercynienne  et  du  champ  de  bataille  à 
peine  refroidi  de  l'épopée  bientôt  centenaire,  c'est  le  musicien  Beethoven 
qui  transfigurait  déjà  la  strophe  immortelle  du  poète  Schiller  :  et,  tel  le 
divin  Salyre  de  Victor  Hugo,  magnifiant  l'eurythmique  cithare  d'Apollon, 

A  l'heure  où  le  matin  au  souffle  universel 
Passe, 

l'orchestre  de  Beethoven  élevait  le  «lied1»  allemand  de  la  Joie  jusqu'à 
l'hymne  immense  de  la  Fraternité.  Dès  i823,  l'orchestral  et  mélodieux 
essor  se  drapait  victorieusement  sur  le  mâle  dessin  des  beaux  vers.  La 
féminine  musique  s'unissait  au  viril  poème.  Et  le  shakespearien  Wagner 
avait  dix  ans. 

Comme  en  ce  lointain  soir  de  semaine  sainte  où  le  philtre  de  Tristan  et 
Ysetilt  enivra  le  classique  sanctuaire2,  —  avec  mon  enthousiaste  altéra  ego 
Viviane  de  Brocélyande  pour  une  fois  infidèle  à  Schumann,  malgré  son 
cher  Larghetto2,  —  me  voici,  tout  oreilles,  devant  un  décor  qui  réjouirait 
Pierre  Quillard  :  une  vieille  toile  ignifugée  d'où  monte  éloquemment 
l'éphémère  gloire  du  Verbe  musical,  irrésistible  «  prétexte  de  rêve  »  ;  et 
cette  pauvre  loge  d'aveugles  devient  une  cellule  enchantée  où  Beethoven 
transfigure  le  mystique  aux  yeux  clos.  Je  veux  dire  le  mélomane  :  or  le 
Docteur  Marianus  n'éprouve  point  une  délectation  plus  pure  quand  il 
salue  chastement  la  matinale  Etoile1!  Pendant  une  heure  vingt  de  gloire 
et  de  silence,  le  vieux  Conservatoire  semble  désaffecté,  devenu  temple. 
Mais  où  sont  les  concours  d'antan?...  En  bas,  par  intervalles,  le  remous 
des  choristes,  le  foyer,  les  rires,  l'Art  et  la  Vie. 

Si  un  jeune  venait  d'écrire  la  Symphonie  avec  Chœur,  cette  cime  de  la 
musique  ne  serait-elle  pas  foulée  comme  une  taupinière?  Longtemps 
S.  M.  le  Public  a  bâillé  :  donc  c'était  la  Symphonie  qui  avait  tort...  vox 
popitli,  vox  Dei.  —  Enfin!  l'on  a  daigné  pardonner  au  génie...  et  recon- 
naître que  tout  Beethoven,  que  toute  son  époque,  que  toute  sa  race,  que 
l'Humanité  même  est  synthétisée  dans  cet  univers  sonore.  C'est  égal, 
croiriez-vous  que  cette  petite  folle  de  fée  Viviane  regrette  le  temps  où  le 
philistin,  snob  depuis,  ne  se  jugeait  pas  encore  tenu  d'appeler  chef-d'œuvre 
un  chef-d'œuvre  ? 

Le  temps  est  loin,  cependant,  où  la  Société  des  Concerts  risquait  timide- 
ment les  trois  premiers  morceaux  symphoniques,  sans  le  Finale  avec 
chœur...  le  temps  est  loin  où  le  révolutionnaire  Hector  Berlioz,  désespéré 

1  Expression  d'Alfred  Ernst  dans  son  beau  travail  sur  le  Lied  (Revue  Blonde,  janvier  1 894). 

2  Première  de  ce  Prélude  au  Conservatoire,  direction  de  M.  Garcin,  1891. 

:l  De  la  Syiuplmtie  en  si  bémol,  jouée  le  même  jour  chez  Colonne  (21  janvier  18(14). 
*  Faust  de  Schumann,  III,  5  :  une  inspiration  séraphique. 


LE  MOIS  MUSICAL 


i35 


de  ne  pouvoir  croire  au  Beau  absolu,  écrivait  tristement,  un  dimanche 
soir  d'hiver  :  «  Analyser  une  pareille  composition  est  une  tâche  difficile  et 
dangereuse...  Parmi  les  jugements  divers  qu'on  a  portés  sur  cette  partition, 
il  n'y  en  a  peut-être  pas  deux  dont  l'énoncé  soit  identique.  Certains  cri- 
tiques la  regardent  comme  une  monstrueuse  folie;  d'autres  n'y  voient  que 
les  dernières  lueurs  d'un  génie  expirant  (les  clichés  ont  la  vie  dure  :  il  y  a 
onze  ans,  ces  mots  furent  appliqués  à  Parsifal);  quelques-uns,  plus  pru- 
dents, déclarent  n'y  rien  comprendre  quant  à  présent,  mais  ne  déses- 
pèrent pas  de  l'apprécier,  au  moins  approximativement,  plus  tard;  la 
plupart  des  artistes  la  considèrent  comme  une  conception  extraordinaire 
dont  quelques  parties  néanmoins  demeurent  encore  inexpliquées  ou  sans 
but  apparent.  Un  petit  nombre  de  musiciens  naturellement  portés  à  exa- 
miner avec  soin  tout  ce  qui  tend  à  agrandir  le  domaine  de  l'Art..., 
affirment  que  cet  ouvrage  leur  paraît  être  la  plus  magnifique  expression 
du  génie  de  Beethoven...  —  Quoi  qu'il  en  soit,  quand  Beethoven,  en 
terminant  son  œuvre,  considéra  les  majestueuses  dimensions  du  monu- 
ment qu'il  venait  d'élever,  il  dut  se  dire  :  Vienne  la  mort  maintenant,  ma 

tâche  est  accomplie1 » 

L'Antiquité  disait  Phidias;  nous  disons  Beethoven  :  et  ce  seul  verbe 
ossianique  me  trouble,  tel  un  nom  bien-aimé.  Quel  beau  timbre  dans  ce 
nom  :  suave  et  fier,  et  plein  de  rêve  !  Beethoven  ! 

Ce  qui  fait  qu'il  est  dieu,  c'est  plus  d'humanité  : 
Il  est  génie,  étant  plus  que  les  autres,  homme. 

Voulez-vous  entendre  le  meilleur  portrait  qu'il  nous  a  laissé  de  son  âme  ? 
Identifiez-vous  avec  le  premier  morceau.  La  saisissante  étrangeté  de  sa 
nature  léonine  et  tendre  revit  dans  cet  Allegro  maestoso,  en  ré  mineur, 
sombrement  tragique  comme  un  Faust  immatériel.  Début  mystérieux, 
éclatante  fin  !  Vers  le  milieu,  brusquement  tout  l'orchestre  clame  sans 
conclure,  prométhéenne  affirmation  d'une  force  esclave  :  ô  Stendhal,  la 
moderne  Beauté  s'appelle  Passion.  Depuis  la  frissonnante  indécision  de 
l'exorde  arpégé  jusqu'à  l'orageuse  étrangeté  de  la  dernière  page,  ce  monde 
de  sentiments  et  d'harmonies  chante  la  vigueur  byronienne,  romantique, 
fulgurante  et  âpre  d'un  merveilleux  style  Empire,  un  poco  maestoso, 
solitude 

Où  l'éclair  gronde,  où  luit  la  mer,  où  l'astre  rit 
Et  qu'emplissent  les  vents  immenses  de  l'esprit. 

Rien  de  l'école  de  David.  Shcllcy  musicien  aurait  prêté  cette  plainte  à 
son  Prométhée,  race  d'Eschyle.  Tout  un  passage  poignant,  —  un  soupir 
des  bois  sur  un  frisson  d'orchestre,  —  se  retrouve  dans  l'immense  Allegro 
con  brio  de  YEroïca,  si  pathétique  de  même,  où  vers  la  fin  passent  d'étranges 
nuages  sur  les  soirs  de  gloire. 


1  A  travers  chants,  pages  52-02.  —  Cf.  le  travail  de  R.  Wagner  sur  la  Neuvième. 


i36  L'ARTISTE 

Colossal  aussi,  le  Scherzo  vivace,  tant  par  la  dimension  de  ses  reprises  que 
par  sa  bonhomie  surnaturelle  :  un  De  Marne  idéal,  qui  raconte  la  cordia- 
lité villageoise  dans  le  bonheur  du  grand  plein-air  où  jase  le  cor,  au  loin, 
dans  la  campagne...  (Ah!  l'indicible  conclusion  du  /no!)  Rubinstein, 
qui  veut  des  scherzos  cynégétiques,  devrait  étudier  ici  les  dessins  d'accompa- 
gnement traversés  par  le  jeu  vibrant  des  timbales.  Et  l'Adagio  tnolto  e 
cantabile!  plus  poignant  qu'un  soir  d'octobre,  que  le  Michel- Ange  allemand, 
frère  de  Jean-Jacques,  emplit  douloureusement  d'ombre  religieuse  et 
d'opiniâtre  espérance...  Suggestive  antithèse  de  deux  rhythmes!  Au  seul 
souvenir  de  l'adorable  phrase,  de  l'aveu  à  trois  temps  que  la  clarinette  et  le 
cor  empruntent  aux  premiers  violons,  la  rosée  de  l'âme  tremble  sous  les 
cils.  Le  mutisme  de  la  critique  en  serait  le  commentaire  le  plus  loyal. 
Les  secrets  de  l'œuvre,  ce  sont  des  mémoires  d'outre-tombe  :  tristes 
accords,  tenues  graves,  timbres  nocturnes,  élégiaques  murmures,  lueurs 
et  brises  de  Ruysdael,  traits  délicats,  demi-sonorités  de  mystère,  c'est  la 
voix  de  l'Infini.  En  la  pénombre,  gloire,  amour,  éternité  s'exhalent  du 
génie  célibataire  comme  Michel- Ange  et  comme  Jéovah.  O  l'admirable  et 
discret  aveu  !  Plus  rien  de  l'ardente  mondanité  de  Mozart  ;  rien  encore 
de  la  sombre  féerie  de  Schumann.  Ame  moderne  et  noblesse  antique. 
Cet  Adagio  n'a  qu'un  seul  pendant  possible  :  la  Scène  d'amour  de  Berlioz  : 
Shakespeare,  Vérone,  selon  1839. 

Et  le  Finale!  Après  la  «  furibonde  ritournelle  »,  sphynge  de  Berlioz,  — 
le  Pensieroso  villageois  chante  l'Allégresse,  la  libre  et  sainte  Allégresse  qui 
dérobe  une  larme  au  sourire,  une  de  ces  belles  larmes  de  la  nuit  du 
4  août  !  L'être  s'épanouit  avec  la  longue  phrase  ascendante,  d'abord  voilée, 
puis  vibrante,  altière,  lumineuse,  le  miroir  vivant  des  beaux  yeux  émus 
la  reflète,  et  le  violoncelle,  bientôt  accompagné  par  les  cors,  épanche  le 
robuste  attendrissement  de  cet  Age  d'or  musical  où  des  paysans  de  Poussin 
transportent  à  l'aurore  future  la  réminiscence  embellie  des  anciens  jours  : 
j'écoute,  et  la  Fraternité  universelle  ne  me  semble  plus  une  chimère;  le 
son  est  lumière  et  poème  :  Beethoven  .  «  théophilanthrope  »  me  fait 
chérir  l'utopie!  Les  voix  hautes  planent  avec  les  cuivres  invocateurs;  les 
voix  formidables  surgissent  avec  les  tutti  croulants  ;  les  voix  féminines 
rient  avec  les  hautbois  subtils  ;  un  quatuor  dialogue,  idylle  sublime,  admi- 
rable écueil  :  et  tour  à  tour  pacifique,  champêtre,  céleste,  guerrière, 
solennelle,  exquise,  amoureuse,  violente,  toujours  pure,  pour  monter  à 
un  ensemble  de  souffle  populaire  et  de  trivialité  divine,  la  double  sympho- 
nie affirme  sans  trêve  l'éternelle  illusion  de  bonté  qui  fleurit  au  cœur  de 
l'homme!  Noblement  tendre,  c'est  la  plus  belle  idée  de  Beethoven.  Ce 
leitmotiv  a  engendré  Richard  Wagner.  Quelle  grâce  dans  la  force!  Wagner 
a  vu  et  entendu  la  Mort  d'Yseult,  le  convoi  funèbre  du  héros  Siegfried, 
YEnchantenunt  du  Vendredi-Saint,  il  a  créé  une  polyphonie  sans  égale.  Mais 
le  Shakespeare  du  Drame  musical  n'a  point  surpassé  musicalement  le  nerf, 
le  rhythme,  la  tonalité  olympienne,  l'essor  vivant,  le  sang  généreux  de  ce 
vieux  jeu  beethovénien,  toujours  jeune,   que  méconnaît  trop  la  partiale 


LE  MOIS  MUSICAL 


.37 


maladresse  de  ses  plagiaires.  Il  faudrait  un  in-folio  pour  narrer  l'histoire 
des  sensations  infinitésimales  que  procure  la  Symphonie  avec  Choeur.  Mais  à 
quoi  bon  ?  La  parole  sèchement  discursive  peut-elle  définir  ce  moment 
divin  :  la  musique  ?...  La  Neuvième,  qui  ne  se  démodera  jamais  tant  qu'il 
y  aura  des  musiciens  doués  d'une  âme,  est  la  Notre-Damc-de-Paris  de  l'art 
sonore.  Cette  synthèse  immortalise  tout  un  moi  gigantesque  comme  son 
époque  ;  elle  a  fixé  pour  les  siècles  un  instant  sublime.  Tout  notre  dieu 
Beethoven  y  resplendit  :  comme  le  Dieu  d'Hugo  sur  la  crête  empourprée 
des  nues. 

Et  ce  sera  l'honneur  immortel  de  1792  et  de  Bonaparte,  son  fils  infidèle 
et  glorieusement  tragique,  que  d'avoir  fait  épanouir  de  tels  génies  :  Victor 
Hugo,  Beethoven.  Les  choeurs  et  les  cuivres,  qui  rayonnent  dans  l'éther 
des  notes  si  hautes,  réveillent  ces  temps  ailés  que  Laclos  a  vécus,  que 
Barrés  voudrait  revivre  ',  ces  années  qui  furent  des  siècles.  La  Grèce  de 
Salamine  et  les  Perses  d'Eschyle  ont  connu  cette  fièvre  sans  en  réaliser 
la  symphonie.  La  furieuse  apostrophe  orchestrale  du  Presto  final  est  un 
abîme  entre  deux  mondes.  Beethoven  fêtait  l'Etre  Suprême,  en  contem- 
plant vers  le  soir  le  buste  de  Brutus...  O  Fraternité,  noble  illusion!  Nous 
sommes  retournées  aujourd'hui  savourer  ces  deux  belles  heures  volup- 
tueuses qui  ont  la  destinée  de  tous  les  moments  divins  ;  et,  dans  une 
bouffée  d'iris,  à  la  sortie,  Viviane  plus  songeuse 

Que  la  druidesse  blonde  à  la  faucille  d'or, 

songe  tout  haut,  mélancolique  :  «  Heureux  indifférents  qui  ne  connaîtrez 
jamais  l'amour-souffrance!  Une  visite  à  Beethoven,  c'est  encore  la  Peine 
de  l'Esprit*,  comme  dit  Maurice  Pottecher.  »  —  Oui,  revivre  tristement 

plusieurs  vies  artistes,  ô  rêve  de  Fées! 

Ni  sensuel,  ni  paradisiaque  :  cordial,  humain,  tel  fut  avant  tout 
Beethoven,  avec  un  prodigieux  élan  vers  la  tendresse.  Symptôme  de  la 
«  Sublime  avec  chœur  »,  c'est  aussi  par  un  hymne  d'universel  amour 
que  s'illumine  la  conclusion  de  Fidelio  (i8o5).  Le  cœur  de  Beethoven  y 
chante  avec  une  pureté  terrestre  et  chaleureuse  {'Eternel  Féminin  que, 
mysticisé  par  les  beaux  vers  de  Gœthe,  le  rêve  de  Schumann  chantera 
quarante  ans  plus  tard  parmi  l'encens  des  élus  et  les  murmures  lumineux 
du  ciel.  Fidelio,  ou  l'amour  conjugal,  opéra  en  deux  actes  sur  un  livret  de 
M.  Bouilly  (sujet  doublement  poncif,  ricaneront  nos  mondaines  derrière 
l'éventail)  ;  un  simple  fait  historique,  des  paroles  banales,  une  forme 
conventionnelle  imposée  par  l'usage  :  eh  bien  !  plus  heureux  que  tel 
musicien  contemporain  qui  reste  inférieur  au  poète,  le  génie  sait  enclore 
son  âme  toute  palpitante  dans  le  vieux  jeu  du  cadre.  Imaginez  le  Serment 
du  Jeu  de  Paume,  du  dessinateur  David,  achevé  par  le  «  balai  ivre  »   du 


1  Les  taches  de  sang,  chronique  du  Journal  (octobre  1892). 
•  Drame  philosophique  :  Paris,  Fischbacher,  1892. 


i38  L'ARTISTE 

coloriste  Delacroix  :  telle  est  l'impression  d'art  que  donne  Fidelio,  blanche 
vieillesse  au  regard  de  flamme.  Pour  le  moi  de  1894,  lecteur  d'Ibsen,  et 
qui  connaît  le  troisième  style  de  Wagner,  une  première  audition  déconcerte, 
une  seconde  transporte.  A  côté  de  l'Ouverture  du  Faust  de  Schumann, 
au  romantisme  morose  et  triomphal,  Y  Ouverture  de  Fidelio  (18 14)  respire 
encore  la  sobre  et  cordiale  naïveté  de  la  vieille  Europe,  classique,  sensible, 
expansive,  villageoise,  heureuse,  et,  dès  le  début,  combien  puissante! 
(Quant  à  {'Ouverture  de  Honore,  n°  }  (mars  1806),  c'est  le  prodige  d'un 
précurseur,  impétueux  raccourci  d'opéra  et  supérieur  à  l'œuvre).  Sourire 
de  Mozart  que  le  tendre  Beethoven  va  transmettre  à  Schubert,  —  les  pre- 
mières scènes,  Y  air  de  Marceline,  le  quatuor  canonique  à  l'octave,  l'éloge 
de  l'or  par  le  geôlier  Rocco,  la  petite  Marche  en  ri  bémol,  ne  sont  qu'un 
prélude  à  Y  air  de  Pizarre,  rugissement  de  rage,  création  géniale  où  le  lion 
secoue  définitivement  la  poudre  qui  emprisonnait  sa  crinière.  Voilà  le  vrai 
Beethoven,  souvent  théâtral1,  musical  toujours,  sanguin,  nerveux,  vibrant, 
martial,  robuste,  dompteur  du  rhythme  allègre  et  fier,  qui  va  répandre 
son  âme  dans  le  grand  air  de  Fidelio,  soutenu  par  la  sourde  émotion  des 
cors,  dans  le  dialogue  si  beau  des  prisonniers,  dans  l'épouvante  sympho- 
nique  du  cachot  où  s'exalte  la  solitude  du  pauvre  halluciné,  dans  le 
quatuor  du  pistolet,  cet  éclair,  dans  le  duetlo  des  époux,  ce  sourire  en  pleurs, 
dans  le  Finale,  cette  ivresse  sonore,  où  les  bois  soupirent,  si  délicatement, 
la  chaste  volupté  de  la  vie  «  comprise  »  par  un  Beethoven  :  O  ciel,  quel 
divin  moment  !  exhale  la  lente  effusion  de  Fidelio,  maintenant  Léonore. 
Oui,  divin,  comme  le  quatuor  de  la  Neuvième,  au  poco  adagio  virginal.  Et 
ce  point  d'orgue,  avant  l'ensemble!  M.  Bouilly,  vous  vivrez  autant  que 
les  grands  poètes  aux  amples  rimes.  Là,  en  effet,  le  vrai  Poète,  c'est 
Beethoven.  Dans  Tristan  et  Yseult,  l'admirateur  de  Mozart  a  glorifié  l'eni- 
vrement des  amours  coupables  ;  dans  Fidelio,  avec  un  faible  poème,  un 
art  esclave  et  une  pensée  pure,  Beethoven,  sombre  et  sourd,  égale  Gluck 
et  son  Alceste,  embrase  l'orchestre,  devance  le  lyrisme.  Florestan  solitaire, 
songeant  aux  Léonores  entrevues,  l'artiste  s'est  consolé  par  l'Art,  il  s'est 
vengé  musicalement  des  injustices  de  la  Vie. 

L'olympien  Goethe  et  les  Anciens,  prêtres  de  la  forme,  n'ont  point 
connu  la  véhémente  pureté  de  cette  flamme  toute  moderne  qui  manquait 
aux  larges  paupières  sans  prunelles  des  marbres  divins  ;  mais  c'est 
l'harmonieuse  profondeur  des  beaux  mythes  immortels  qui  séduisit  de 
nos  jours  encore  l'âme  très  fervente  et  presque  germanique  du  maître  des 
Béatitudes:  les  Fol  ides,  d'après  Lecontc  de  Lisle,  et  surtout  la  Psyché, 
poèmes  symphoniques  de  César  Franck,  ont  l'obscurité  radieuse  des  symboles, 
avec  leurs  grappes  subtiles  d'accords,  leurs  réticences  wagnériennes  de 
timbras,  les  trémolos  sourds  ou  aigus,  les  sourdines  aériennes,  l'essor 
indéfini,   la  chaleur  diffuse  et   l'éternel  devenir  de  leurs   mélodies   qui 


1  Opinion  de  Berlioz,  de  Rubinstein,  de  Julien  Tiersot,  à  demi  combattue  par  Camille 
Bellaigue  (PsycMogie  musicale,  1 8<j3). 


LE  MOIS  MUSICAL 


1 3g 


s'élancent  parmi  les  souffles  d'avril  et  les  aspirations  du  cœur  ;  et  l'ivoire 
du  style  serti  dans  l'or  des  rimes  vient  de  ressusciter  les  Mystères  d'Eleusis 
appelant  les  mystes  à  la  nuit  consacrée,  aux  éloquents  ombrages,  à  la 
platonicienne  promesse  des  îles  bienheureuses.  Le  musical  poète  de 
Noël  est  un  ami  de  la  musique.  Le  choix  de  Paul  Vidal  en  est  une 
nouvelle  preuve. 

Mais,  il  y  a  douze  ans,  qui  eût  prédit  que  l'ère  du  Naturalisme 
aboutirait  si  vite  au  culte  de  Saint  François  d'Assise,  à  la  primitive 
austérité  du  Campo-Santo,  à  l'engouement  tardif  pour  les  vieux  maîtres 
qui  furent  les  jeunes  ?  La  Fille-Fleur  a  des  remords  ;  le  réel  a  la  nostalgie 
du  rêve.  Nos  oracles  écoutés,  ce  sont  les  grands  scholastiques  de  la 
fugue,  à  la  perruque  solennelle,  J.-S.  Bach,  placide  et  colossal,  dont  la 
grâce  sévère  mêle  à  la  science  allemande  l'ornement  italien,  comme  un 
trille  d'oiseau  matinal  qui  rit  à  Dieu  dans  la  lumière,  Haendel,  plus 
théâtral  et  plus  froid,  âmes  sérieuses  d'une  époque  déjà  frivole,  qui, 
bientôt,  raffolera  des  mièvreries  savantes  du  grand  Rameau  ',  puis  des 
fioritures  mondaines  des  Pergolèse,  des  Paisiello,  des  Guglielmi,  des 
Cimarosa  ;  mais  la  mélodie  s'émancipe,  l'harmonie  se  corse,  le  rhythme 
s'enrichit  ;  après  Scarlatti,  avant  Gossec  la  Symphonie  s'affirme  dans 
Haydn  familial,  avec  des  accents  de  force  et  de  charme  ;  la  pensée 
s'affine  sous  le  front  du  divin  Mozart,  aux  yeux  vifs,  au  profil  pur, 
parfois  vieilli  sous  la  poudre,  l'artiste  voluptueux  et  très  chrétien  comme 
son  siècle,  ardent  et  spirituel,  doctement  léger  et  légèrement  profond, 
Chérubin  de  l'art  musical  ;  le  drame  ressuscite  la  tragique  noblesse 
d'Athènes  avec  la  blanche  muse  de  Gluck  qui  se  souvient  de  l'Air  de 
Téla'ire,  du  Trio  des  Parques  et  de  la  majestueuse  galanterie  de  Rameau 
pour  s'élever,  simplement  et  fortement,  sans  orchestre,  par  la  seule  force 
indestructible  du  vrai  transfiguré  jusqu'aux  harmonieuses  désespérances 
à' Orphée,  à'Iphigénie,  d'Alceste  et  d'Armide.  Aux  pieds  de  la  statue 
grecque,  s'ébat  gentiment  «la  gent  trotte-menu2»  de  notre  vieil  opéra- 
comique,  de  même  que  Trianon  ne  présage  pas  1789.  Etonnant  siècle! 

Palestrina  vint  achever  le  contrepoint  choral,  Bach  l'oratorio  et  la 
cantate  d'église,  Haydn  la  musique  de  chambre,  Mozart  la  mélodie  vocale, 
Schubert  le  lied,  Beethoven  la  symphonie  :  heures  parfaites  où  le  moi  du 
génie  résume  l'effort  du  passé.  Or,  ce  que  ni  l'auteur  d'Alceste  ni  l'auteur 
de  Fidelio  ne  put  réaliser  aux  lueurs  factices  de  la  rampe,  ce  sera  la 
tâche  d'un  musicien-né  qui  fut  à  lui-même  son  architecte  audacieux  et 
son  poète  magnanime,  le  bon  wagnérien  :  Richard  Wagner.  C'est  lui  le 
Siegfried  qui  osera  tumultueusement  les  quatre  soirs  épiques  pour  la 
conquête  de  l'Anneau  fatal,  c'est  lui  le  Lohengrin  qui  remontera  pacifique- 
ment vers  la  splendeur,  le  Walther  lyrique  qui,  loin  des  magisters, 
puisera  l'inspiration  juvénile  dans  le  bouquin  de  l'aïeul  et  dans  les  yeux 
d'Evchen  ;  le  Tristan  qui  transportera  des  réalités  fugitives  de  Venise  aux 


1  Trios  pour  clavecin,  violon  et  basse,  etc. 

2  Joli  mot  de  M.  René  de  Récy,  à  propos  delà  reprise  du  Déserteur  (juin  1893). 


140  L'ARTISTE 

brumeuses  mélancolies  de  la  Manche  la  déchirante  incantation  du  philtre  ; 
le  Parsifal,  enfin,  «  mort  en  priant l  »,  qui  baisera  le  front  de  la  pécheresse 
au  surnaturel  Enchantement  du  Vendredi-Saint  :  Parsifal,  le  Pur  Simple,  le 
crétin  rose  et  joyeux,  tueur  de  cygnes,  que  le  vieux  serviteur  Gurnemanz 
menait  contrit  devant  les  angéliques  mystères  de  l'Agape,  et  qui,  vengeur 
de  la  Lance,  est  parti  pour  les  jardins  de  Klingsor,  sans  obéir  au 
«  gentil  babil  »,  aux  prestigieuses  caresses  vocales  des  Filles-Fleurs,  à  la 
luxure 

Etalant  ses  bras  frais  et  sa  gorge  excitante  s. 

Mais  il  a  rencontré  Kundry,  la  juive  errante,  splendeur  et  misère  des 
voluptés  :  sa  bouche  naïve  est  effleurée  par  l'enfer  brûlant  des  lèvres 
rouges,  et,  aussitôt,  le  baiser  d'une  courtisane  révèle  à  la  candeur 
l'amertume  des  êtres  et  la  blessure  d'Amfortas.  Invention  radieuse!  C'est 
par  un  baiser  maudit  que  le  sensuel  Wagner  s'achemine  vers  le  triomphe 
lilial  du  mysticisme.  O  Faust!  que  peuvent,  en  effet,  notre  pauvre  science, 
notre  philosophie  lilliputienne,  notre  métaphysique  ambitieuse  ?  Il  n'est 
rien  de  tel  pour  bien  comprendre  que  le  baiser  de  Kundry.  Le  Reine  Tfor 
comprend  donc  :  il  compatit,  mais  il  résiste  ;  il  est  vainqueur.  Et,  plus 
tard,  dans  une  floraison  d'harmonies  vernales  qui  est  le  plus  familièrement 
hautain  des  paysages,  devant  ce  décor  qui  lumineusement  s'émaille  de 
fleurs  pensives  sous  la  double  rosée  du  sang  divin  et  des  larmes  repen- 
tantes, en  cette  moderne  merveille  du  Vendredi-Saint  où  le  Christ 
revivant  aujourd'hui  pardonnerait  à  Ernest  Renan  pour  le  parfum  de  son 
style,  —  clair  en  la  verdoyante  pénombre,  le  blanc  Parsifal  est  baptisé  roi 
par  le  serviteur  Gurnemanz  parmi  l'affectueuse  et  solennelle  allégresse  des 
cuivres  :  et,  ravissant  pianissimo  des  murmures,  s'essore  peu  à  peu  le  si 
mélodique  sourire  des  timbres,  à  mesure  que  le  pré  fleurit,  que  l'herbe 
s'anime,  que  l'épi  devine,  que  le  val  s'éclaire,  que  les  fleurettes  se  parent 
de  soleil,  que  l'eau  rédemptrice  épand  sa  fraîcheur  sur  le  front  brûlant 
d'une  Magdaléenne.  La  Fleur  maléfique  elle-même  est  touchée  de  la  grâce. 
C'est  la  Bhimenaue,  dit  l'Ouvreuse.  La  Sicgfried-Idyl!  et  les  Waidivcben 
n'ont  rien  de  plus  vaporeusement  germanique,  de  plus  universellement 
suave.  Matinale  volupté  de  l'air  et  de  l'âme,  inoubliable  parfum  d'un 
renouveau  mystique,  mystérieuse  parenté  des  sons  et  des  teintes,  gazouil- 
lement pieux  des  leitmotive,  rappels  des  thèmes,  suggestion  des  timbres, 
gritpetto  de  la  miséricorde  plus  belle  que  la  clarté,  ivresse  d'avril,  triste 
éblouissement  de  la  lumière  !  Loin  de  Bayreuth,  la  musique  seule  dit 
tout3.  Et  quelle  joie  céleste  d'oublier  la  pédante  maladresse  des  commen- 
tateurs, en  cette  atmosphère  si  purement  musicale,  où  s'éveille  et  respire 
l'essaim    des   hautes   pensées,   fleurs   des    thèmes   de  nature  et   de   foi, 

1  Catulle  Mendès,  Richard  Wagner,  1886,  page  269. 

s  Paul  Verlaine,  Parsifat,  sonnet- 

'  Quatre  auditions,  concert  Lamoureux,  février  1 894  :  MM.  Engel,  Auguez  et  Fourncts. 


LE  MOIS  MUSICAL  141 

souvenirs  de  Tannhaùser,  garants  d'une  humanité  meilleure  !  Sur  la 
colline  sainte,  le  pèlerin  M.  Emile  de  Saint- Auban  «  tenta  d'exprimer  un 
tout  indivisible  l  »  :  à  l'oreille  seule  de  l'auditeur  d'opérer  maintenant  ce 
miracle  de  résurrection,  tandis  qu'une  lumière  opaline  et  polychrome,  — 
lilas  et  or,  —  enveloppe  d'une  caresse  flou  les  lustres  nimbés  comme  les 
grands  iris  qui  viennent  d'embellir  la  Mort  d'Ophélie...  Midi  :  les  cloches 
lointaines  tintent  dans  l'air  lourd,  et  peu  à  peu  leur  approche  grandissante 
devient  un  glas  :  à  Montsalvat,  le  cortège  est  en  deuil,  les  chevaliers  se 
lamentent,  le  dialogue  se  plaint  et  commande,  mais  la  clameur  funèbre 
de  la  nénie  chrétienne  se  tait  devant  le  royal  désespoir  du  blessé 
sublime  ;  Amfortas,  debout,  s'accuse  d'avoir  tué  par  sa  faute  son  père,  le 
vieillard  Titurel  :  «  Haut  les  glaives!  là...  là...  jusqu'à  la  garde  !...  Tuez 
l'infâme  avec  son  mal  :  le  Graal  resplendira  de  lui-même...  »  crie-t-il,  et 
la  tortueuse  et  sourde  et  rauque  harmonie  de  sa  fièvre  nous  aiguillonne, 
car  ce  roi  est  notre  «  douloureux  camarade2  »,  car,  en  chacun  de  nous, 
Amfortas  obscur  d'un  calvaire  banal,  revit  cette  plaie  qui  des  lèvres  et 
des  yeux  s'étale  inéluctablement  vers  le  cœur  : 

Oh  !  par  nos  vils  plaisirs,  nos  appétits,  nos  fanges, 

Que  de  fois  nous  devons  vous  attrister,  archanges  ! 

C'est  vraiment  une  chose  amère  de  songer 

Qu'en  ce  monde  où  l'esprit  n'est  qu'un  morne  étranger, 

Où  la  volupté  rit,  jeune,  et  si  décrépite, 

Où  dans  les  lits  profonds  l'aile  d'en  bas  palpite, 

Quand,  pâmé,  dans  un  nimbe  ou  bien  dans  un  éclair, 

On  tend  sa  bouche  ardente  aux  coupes  de  la  chair, 

A  l'heure  où  l'on  s'enivre,  aux  lèvres  d'une  femme, 

De  ce  qu'on  croit  l'amour,  de  ce  qu'on  prend  pour  l'âme, 

Sang  du  cœur,  vin  des  sens  acre  et  délicieux, 

On  fait  rougir  là-haut  quelque  passant  des  cieux  !  3 

Commentaire  génial  celui-là,  de  poète  à  poète  !  Et  qui  des  hauteurs 
neigeuses  de  Montsalvat  nous  enverra  le  blanc  Parsifal,  prêtre  et  guerrier,  le 
Pur  Simple  évangélique  qui  guérit  lumineusement  le  chancre  infernal  par 
le  seul  attouchement  de  la  Sainte  Lance  reconquise  ?  O  mon  siècle,  siècle  de 
Rolla  qui  cherchait  sur  les  dalles  glaciales  des  cloîtres  les  pas  chaleureux 
du  pur  amour,  ne  dois-tu  point  le  printemps  d'une  extase  nouvelle  au 
Shakespeare  allemand,  musical,  novateur,  mystique  et  large  qui  créa  la 
synthèse  d'un  art  inédit  par  l'haleine  du  sentiment  sur  la  science,  par  la 
force  victorieuse  de  la  symphonie  qui  pense,  en  commentant  le  paysage, 
le  drame  et  l'extase  ?  Parmi  la  tourbe  des  hypocrites,  il  y  a  quelques 
fidèles  pour  adorer  librement  la  cathédrale  immatérielle  qui  s'élève  dès  les 
frémissantes  sonorités  voilées  du  long   Prélude  :    il  faut  leur  pardonner 

1  Un  Pèlerinage  à  Bayreuth  (août  1888);  1  vol.,  Savine,  1892  :  un  personnel  et  beau 
livre.  —  La  première  de  Parsifal  remonte  au  2G  juillet  1882. 

2  Expression  de  Stéphane  Mallarmé  sur  les  chefs-d'œuvre. 

3  Victor  Hugo,  Contemplations,  VI,  11:  juin  i855. 


i42  L'ARTISTE 

cette  faiblesse.  Et  quand  ils  accompagnent  le  beau  Parsifal  vers  le  Graal 
éblouissant,  parmi  les  harpes,  par  le  demi-jour  de  vitrail  des  thèmes 
réconciliés,  sous  le  fronton  d'azur  gigantesque  du  chant  de  la  Foi,  plus 
haut  que  la  cime  frissonnante  des  Pyrénées  légendaires  où  monte  l'encens 
des  chastes  délices  et  des  «  tenues  »  solennelles,  ErJosung  dem  Erloser, 

Et,  ô  ces  voix  d'enfants  chantant  dans  la  coupole,  ' 

les  Purs  Simples  de  cette  incantation  fugitive  redisent  tout  bas  une 
lamartinienne  épigraphe  d'Axel: 

Cœurs  tendres,  approchez  :  ici  l'on  aime  encore  ! 
Mais  l'amour,  épuré,  s'allume  sur  l'autel. 
Tout  ce  qu'il  a  d'humain  à  ce  feu  s'évapore, 
Tout  ce  qui  reste  est  immortel... 

«  Ce  pauvre  Meyerbeer  !  »  conclut  l'injuste  sincérité  d'un  fanatique... 
De  retour  sur  la  terre,  hélas  !  loin  de  Bayreuth  et  loin  d'Eleusis,  qu'il  me 
serait  pénible  d'insister  sur  l'échec  du  Flibustier  d'après  Jean  Richepin,  si 
long  à  descendre  en  scène,  joué  enfin,  disparu  vite,  —  version  délica- 
tement mendelssohniennc,  et  d'un  Russe  !  Cette  leçon  de  douceur  n'a 
point  corrigé  nos  nerfs  wagnériens,  plus  royalistes  que  le  roi  (car  quelle 
plus  douce  puissance  que  l'immense  prière  de  Parsifal?)  La  lecture  des 
seuls  vers  du  poète  émeut  davantage  ;  et  je  conseillerai  aux  jeunes  filles 
impartiales,  et  qui  chantent,  d'étudier  de  près  la  partition,  au  piano  : 
l'ingénieux  fini  des  détails  apparaîtra-.  Mais  un  terrible  problème  se  pose  : 
si  la  symphonie,  livrée  à  elle-même,  si  la  musique  absolue  est  fatalement 
un  langage  obscur,  une  émotion  plutôt  qu'une  signification,  qu'il  est 
téméraire  de  vouloir  définir,  —  serait-ce  donc  une  erreur  esthétique 
d'imposer  le  masque  de  la  capiteuse  musique  vocale  au  noble  profil  des 
beaux  vers  ?  Une  forme  encombre  l'autre  ;  les  nuances  se  heurtent  ou  se 
brouillent  ;  le  coloris  étouffe  la  ligne  ;  l'enivrante  musique  trouble  l'idée 
qu'elle  sublimise.  Vais-je  regretter  M.  Scribe  ?  et  puis,  il  ne  faudrait  point 
perdre  une  syllabe!..  Le  meilleur  plaisir  artistique  de  la  soirée,  je  l'ai  dû 
à  un  ténor  qui  est  un  artiste,  à  ce  délicieux  Edmond  Clément,  Tamiuo, 
Nicias,  Hylas,  Philémon,  Jacquemin  tour  à  tour,  aussi  fin  chanteur  dans 
le  répertoire  qu'aux  excellents  concours  de  1889:  et  l'été  dernier,  au 
théâtre  de  la  blanche  petite  ville  de  Royan  chère  à  M.  Taine,  où  «  le  fleuve 
est  si  beau  »,  c'était  lui  le  Paul  jeune  et  charmant,  mélodieusement 
attendri  près  du  cadavre  heureusement  fictif  d'une  Virginie  jeune  et 
charmante  3.  Un  bel  avenir,  de  même,  est  promis  à  Mllc  Eléonore  Blanc, 

1  Sonnet  de  Paul  Verlaine,  dernier  vers  ;  1 885 . 

4  Le  Flibustier,  comédie  lyrique  en  trois  actes  de  Jean  Richepin  et  César  Cui  ;  la 
première  est  du  lundi  22  janvier  181)4;  interprètes:  MM.  Fugère,  Taskin,  Clément; 
M»'«  Landouzy  et  Tarquini  d'Or.  La  partition  chez  Heugel. 

:l  Août  i8()3  :  Casino  de  Royan,  direction  de  M.  Léon  Jehin  :  Paul  cl  Virginie  de 
Victor  Massé  (M.  Clément,  M»'  Buhl  ;  —  M.  Sentein,  M»'  de  Béridez). 


LE  MOIS  MUSICAL 


H3 


l'intelligente  et  dramatique  interprète  de  Rameau,  de  Weber  et  de 
Beethoven  (Léonore  et  le  soprano-solo  de  la  Neuvième),  qui  a  fait  valoir  la 
certitude  véhémente,  la  généreuse  énergie  d'un  beau  timbre  où  la  rieuse 
Mme  Leroux-Ribeyre  et  la  pensive  M1Ie  Fanny  Lépine  distillaient  leur 
charme.  Dans  Faust,  et  surtout  dans  Armide,  M"e  Caroline  Brun  et  le 
ténor  Mazalbert  ont  montré  des  qualités  ;  Nivette,  un  vrai  Pater  profundus, 
a  du  goût  et  d'extraordinaires  notes  de  basse.  C'est  la  plus  noble  joie  du 
critique  que  d'applaudir  à  sa  manière  les  bons  interprètes  par  quelques 
loyales  paroles  :  aussi  ne  ménagerai-je  point  la  gratitude  de  mes  bravos  à 
l'heureuse  initiative  d'Eugène  d'Harcourt,  l'ami  de  Beethoven  et  de 
Schumann,  à  la  maîtrise  impeccable  de  Charles  Lamoureux,  un  fervent  de 
Wagner.  Fidelio  et  Parsifal,  ces  deux  pôles  du  génie  humain,  ont  acca- 
paré l'espace  que  mon  souvenir  réservait  à  la  très  exquise  ballade  féminine  : 
la  Mort  d'Ophélie,  d'Hector  Berlioz,  aux  Symphonies  en  si  bémol  et  en 
mi  bémol,  bien  divergentes,  Beethoven  et  Schumann,  au  Ve  acte  d' Armide, 
idyllique  et  fort,  à  l'intéressant  Concerto  pour  piano  de  S.  Lazzari  bien  dit 
par  Mllc  Panthès,  à  la  Stella  de  Victor  Hugo  musiquée  par  Henri  Lutz, 
chantée  par  MIlc  Blanc  ;  aux  suavités  mélodiques,  parfois  un  peu  italiennes 
encore,  jamais  théâtrales,  du  Paradis  et  la  Péri  ',  savourées  dimanche  par 
Rubinstein  l'auteur  de  Néron  ;  à  la  farouche  couleur  locale,  —  harmonies, 
thèmes,  rhythmes  et  timbres,  —  des  Airs  de  ballet  avec  chœurs  du  Prince 
Igor,  par  feu  Borodine  :  et,  subtil  contraste,  aux  Silhouettes  féminines,  pièces 
pur  piano  et  orchestre  d'Edmond  Laurens,  où  lente,  vive,  songeuse,  étin- 
celante,  la  petite  âme  moderne  de  la  «  poupée  sublime  »  se  transpose 
ingénieusement2. 

Je  rentre  dans  la  Ville-Lumière  à  l'heure  bleuâtre  où  les  snobs  veulent 
peut-être  clamer  leur  néo-christianisme,  qui  sait  ?  en  saluant  la  nouvelle 
Phryné  coiffée  de  roses  par  des  huées  plus  aristophancsques  que  parisiennes: 
l'Aréopage  fut  plus  artiste3.  La  brune  Santu^a  (Mlle  Nina  Pack)  reçoit 
meilleur  accueil  dans  la  Cavalleria  Rusticana  du  petit  jeune,  en  attendant 
le  Falstaff  du  grand  vieillard.  Qui  vivra  verra. 

«  Plus  je  songe  à  la  vie  humaine,  plus  je  crois  qu'il  faut  lui  donner 
pour  témoins  et  pour  juges  l'Ironie  et  la  Pitié,  comme  les  Egyptiens 
appelaient  sur  leurs  morts  la  déesse  Isis  et  la  déesse  Nephtys.  L'Ironie 
et  la  Pitié  sont  deux  bonnes  conseillères  ;  l'une,  en  souriant,  nous 
rend  la  vie  aimable  ;  l'autre,  qui  pleure,  nous  la  rend  sacrée.  »  Ainsi 
parle  le  philosophe  de  Thaïs*;  mais  il  est  un  compagnon  de  nos  amer- 
tumes que  notre    culte  doit  nommer  :    l'Enthousiasme,  clef  du   songe, 


1  De  Schumann,  d'après  Lalla  Rookh  de  Thomas  Moore.  Conservatoire,  18  et  25  février 
1894  ;  bravos  pour  les  ensembles,  le  joli  timbre  de  Vaguet  et  de  Mlle  Chrétien,  le  beau 
contralto  de  Mme  Héglon. 

2  Exécutées  au  concert  de  Mlk  Petit-Gérard,  le  23  févier  :  (op.  }2,  irc  audition: 
Ingénue,  Parisienne,  Orientale,  Amoureuse). 

8  Opéra-Comique,  jeudi  22  février  :  débuts  de  Mllc  Jane  Harding. 
4  Notes  marginales  d'Anatole  France  (Écho  de  Paris,  18  janvier  1894). 


,44  L'ARTISTE 

miroir  du  Beau,  dont  le  vol  d'aigle  nous  emporte  auprès  de  Beethoven 
ressuscité,  à  travers  l'ombre  ardente  et  taciturne 

Et  les  nuits  où  l'on  croit  cingler  vers  les  étoiles  !  ' 

C'est  la  présence  du  petit  dieu  invisible  qui  parfume  le  décor  intérieur 
où  marche  la  Muse,  qui  repeuple  les  sites  et  les  livres  des  vivants 
souvenirs  et  des  immortels  fantômes,  qui  évoque  à  nos  yeux  agrandis  les 
ombres  augustes,  vues  de  près 2  :  toute  une  théorie  pâle  à'Antigone  à 
Par  si f al,  la  svelte  et  frêle  Yanlbis,  Armide  la  magicienne,  Fidelio  l'héroïne, 
Kundry  la  courtisane  ;  par  lui,  la  religion  du  moi  monte  de  l'égoïsme  à  la 
sympathie,  atmosphère  de  l'art  ;  par  lui,  la  pensée  se  diapré,  la  critique 
peut  réellement  devenir  «une  création  dans  la  création»,  illuminant  l'idée 
que  l'âme  et  l'époque  relatives  se  font  de  la  beauté  durable,  attribuant 
un  plaisir  plus  rare  aux  belles  œuvres  qui  flattent  nos  sentiments 
éphémères,  déchiffrant  analogies  ou  contrastes,  opposant  sur  le  vif  Armide 
à  Faust,  la  grâce  héroïque  du  vieux  chevalier  Gluck  à  la  grâce  féminine  du 
blond  séraphin  Schumann,  le  style  attique  au  rêve  du  Nord,  le  rival  puissant 
des  Chénier,  des  Prudhon,  précurseur  du  Berlioz  des  Troyens,  au  rêveur 
ami  des  ondines  rêveuses,  contemporain  du  Berlioz  des  Sylphes.  Mais 
l'enthousiasme,  sans  la  discrétion,  n'est  que  pufHsme  : 

L'amour,  dans  sa  prudence,  est  toujours  indiscret  ; 
A  force  de  se  taire,  il  trahit  son  secret.3 

Donc,  il  faut  parler  ;  mais  l'artiste  exprimera  son  âme  amoureuse  avec 
toute  la  sobre  délicatesse  de  sa  franchise,  sous  peine  d'être  confondu  avec 
le  cabotin,  wagnérophobe  ou  wagnérophile,  au  dos  duquel  on  devrait 
bien  suspendre  l'écriteau  de  cette  bourrade  beethovénienne  :  un  obsé- 
quieux se  présente  à  un  vrai  grand  homme:  «  Pardon,  cher  maître...  — 
Que  me  voulez-vous  ?  Je  ne  vous  connais  point  !  —  Vous  m'aviez  écrit 
une  si  bienveillante  lettre  que...  —  Ça  ne  vous  suffit  pas  ?  » 

Pour  copie  terrestre  et  conforme  : 

RAYMOND  BOUYER. 


1  Vers  du  Flibustier,  acte  III,  réponse  du  père  Legoëz 
*2  Lucain  :  venientes  comminus  umbr<e... 
3  P.  Corneille. 


LÉONCE  DE  LARMANDIE 


out  entier  à  l'Idéal,  il  n'admet 
pas  nos  misérables  réalités  ;  il 
ne  se  plie  guère  aux  mesquines 
contingences  de  la  vie.  Aussi 
son  indépendance  l'a-t-elle  tenu 
hors  de  la  presse  religieuse  et 
monarchiste,  dont  il  était  des- 
tiné à  devenir  une  des  forces. 
Personne  peut-être  parmi  nos 
contemporains  n'était  comme  lui 
taillé  pour  la  lutte  quotidienne.  Ce  n'est  pas  qu'il  manie  ordi- 
nairement l'épingle  ou  la  lancette  et  qu'il  trouve  de  l'amusement 
à  cribler  de  piqûres  dissimulées  ses  adversaires  ;  ses  indignations  et 
ses  haines  ne  lui  permettent  pas  d'user  de  ces  petits  raffinements. 
Il  marche  vigoureusement,  le  front  haut,  l'épée  au  poing  ou  la  mas- 
sue à  la  main,  sur  ce  qu'il  exècre;  il  a  le  talent  très  âpre,  le  tem- 
pérament emporté.  Je  sais  une  page  de  lui  dans  Eôraka,  où  paraît 
bien  toute  sa  nature  et  qui  est  très  caractéristique  de  lui-même. 
Chose  étrange  !  lui  et  son  ami  Péladan  ont  fait  de  beaux  efforts 
vers  la  philosophie  et  tenté  les  abstractions  métaphysiques,  et 
comme  ils  sont  fort  intelligents,  ils  ont  réussi  dans  la  spéculation 
pure.  Mais  là  où  ils  sont  passés  maîtres  et  où  ils  se  déploient, 
c'est  dans  la  polémique.  Je  lis  avec  plaisir,  dans  Eôraka,  L.  de  Lar- 
mandie  nous  développant  son  ésotérisme;  cependant  j'avoue  que 
ce  qui  me  charme  le  plus,  et  les  endroits  où  je  trouve  l'homme  le 
plus  en  possession  de  ses  facultés,  ce  sont  les  pages  dans  lesquelles 


1894.    —    L'ARTISTE.    —    NOUVELLE   PÉRIODE:    T. VII 


146  L'ARTISTE 

il  exécute  certains  de  nos  contemporains.  Encore  une  fois,  com- 
bien il  est  singulier  que  la  presse  de  droite  n'ait  pas  cherché  à 
utiliser  ce  virulent  polémiste  !  Peut-être  aussi  a-t-elle  senti  que 
sous  certaines  apparences  était  caché  un  révolutionnaire,  qu'il  y 
avait  du  rouge  sous  cette  blancheur  et  un  volcan  sous  cette 
neige. 

Dans  quelques-uns  de  ses  livres,  comme  dans  le  Faubourg  Sainl- 
Germain  en  i88y ,  —  œuvre  indispensable  à  l'historien  futur  de 
notre  temps ,  —  dans  Ex'celsior  et  Pur-Sang,  il  a  mis  bien  de  la 
moquerie  et  de  l'irrespect.  Noble  lui-même,  il  ne  croit  guère  à  la 
naissance  et  encore  moins  à  l'argent  ;  il  cingle  violemment  et  avec 
de  hautains  sarcasmes  les  petites  vanités  des  ducs  ;  l'adoration  du 
titre  et  l'adoration  du  veau  d'or,  voilà,  dit-il,  ce  qui  sévit  parmi  la 
noblesse  parisienne.  De  plus,  le  beau  monde  constitue  une  sorte 
de  franc-maçonnerie,  on  s'y  salue  de  telle  façon ,  on  s'y  reconnaît 
à  la  manière  de  se  serrer  la  main  et  de  se  sourire.  Voilà  ce  que  nous 
dépeint  en  traits  cruels  et  précis  l'auteur  de  la  Comédie  mondaine. 

Rien  de  plus  vivant,  de  plus  dramatique,  —  on  s'en  est  aperçu 
au  théâtre  de  la  rue  Saint-Lazare,  —  que  les  personnages  de  M. 
de  Larmandie.  Comment  en  pourrait-il  être  autrement,  l'auteur 
les  ayant  minutieusement  observés  et  avec  peu  de  sympathie? 
Sa  nature  est  telle  que  les  êtres  humains  qu'il  rencontre  ne  le 
laissent  jamais  indifférent  :  il  éprouve  toujours  pour  eux, 
pour  le  moindre  d'entre  eux,  de  l'amitié  ou  de  la  haine.  A  plus 
forte  raison  ne  saurait-il  parler  de  gens  entichés  de  leur  fortune 
et  dont  les  manières  l'ont  jadis  offusqué,  sans  une  vive  passion. 

Du  reste,  il  ne  s'occupe  d'eux  que  parce  qu'ils  ont  fait  partie 
de  son  existence.  Au  fond,  M.  de  Larmandie  est  avant  tout  un 
subjectif;  ce  sont  ses  sentiments  intimes,  c'est  lui-même  qu'il  nous 
rend  partout,  à  chaque  ligne  de  son  œuvre.  Ses  livres  constituent 
une  perpétuelle  autobiographie,  malgré  leur  très  grande  variété  ; 
dans  deux  même  et  non  les  moins  curieux,  il  nous  donne,  sans 
détour  aucun,  son  histoire  ;  ce  ne  sont  pas  de  simples  souvenirs 
mais  une  véritable  confession  à  la  Jean-Jacques,  car  cet  écrivain, 
d'une  nature  essentiellement  sincère,  ne  saurait  voiler  les  faits  qu'il 
entreprend  de  raconter.  Dans  Y  Age  de  fer,  l'auteur,  ou  l'homme,  ce 
qui  vaut  mieux,  nous  dépeint  son  enfance.  Rien  n'égale  la  -poésie 
et  en  même  temps  la  précision  avec  laquelle  il  s'exprime.  Nous 
revivons  tous,  en  le  lisant,  certaines  heures  tristes  de  notre  exis- 


LEONCE  DE  LARMANDIE 


«47 


tence.  Nous  revoyons  ce  matin  noir  et  déjà  froid  d'octobre,  où  une 
voiture  nous  prenait  tout  enfants,  nous  enlevant  à  la  vie  douce  et 
libre,  pour  nous  mener  dans  une  prison  inconnue,  les  années  de 
contrainte,  les  lamentables  promenades.  Qui  donc  a  imaginé  la 
promenade  du  lendemain  de  la  rentrée  ?  N'est-ce  pas  ce  qu'il  y  a 
de  plus  horrible,  le  plus  lourd  anneau  de  la  chaîne?  En  quittant 
l'internat,  mon  cri  le  plus  joyeux  a  été  celui-ci  :  «  Plus  de 
sortie  en  rangs  bien  ordonnés!  ». 

Ce  Chimérique,  dans  son  autobiographie,  s'est  montré  artiste  fort 
habile,  d'une  extrême  concision  en  même  temps  que  d'une  extrême 
passion.  Et  ce  qui  donne  à  sa  confession  un  intérêt  si  particulier, 
c'est  que  nous  nous  y  retrouvons  nous-mêmes.  En  se  peignant,  il  a 
rendu  nos  douleurs,  nos  rêves,  nos  fiertés,  avec  une  force  sans 
pareille  et  avec  un  sentiment  profond  d'humanité.  On  n'écrit  pas 
ainsi  sans  être  poète.  Aussi  M.  de  Larmandie  a-t-il  débuté  par  des 
volumes  de  vers  et  fini  par  des  poèmes  en  prose  ;  sa  phrase 
nombreuse,  rythmée,  marque  un  écrivain  qui  a  la  pleine  science 
de  l'harmonie.  Mais  que  l'on  ne  cherche  pas  dans  ses  vers  les 
petits  arrangements,  les  grelots  sonores  de  la  rime.  On  arrive  à 
cela  par  un  peu  d'école  et  la  lecture  de  deux  ou  trois  modernes. 
M.  de  Larmandie  est  avant  tout  un  tempérament,  il  y  a  là  de  la 
couleur  ardente,  de  la  lave  qui  coule  toute  brûlante;  il  n'y  faut  pas 
chercher  seulement  de  la  versification  mais  de  la  réelle  poésie. 

Nature  d'artiste  et  de  lutteur,  M.  de  Larmandie  est  une  des 
personnalités  les  plus  dignes  de  tenter  le  critique,  un  des  écrivains 
qui  font  le  plus  d'honneur  au  métier,  un  des  hommes  dont  la 
poignée  de  main  est  la  plus  franche. 

E.  LEDRAIN. 


FRANCE   ET  RUSSIE 


Roman  historique  (1791-1801)  par  le  Comte  de  Saint-Aulaire   ' 


ans  le  nouveau  roman,  France  et  Russie,  que  M.  le  Comte 
de  Saint-Aulaire  vient  de  publier,  l'auteur,  poussé  par 
un  sentiment  patriotique  dont  il  faut  lui  savoir  gré, 
a  fait  un  rapprochement  des  plus  curieux  entre  les  deux 
peuples.  Sa  conviction  est  que  nos  deux  nations  doivent 
s'unir  et  s'aimer  ;  il  y  a  entre  elles  une  sympathie  qui  ne  date  ni  de 
Cronstadt  ni  de  Toulon,  mais  qui  remonte  plus  haut.  Lorsque  Pierre  le 
Grand  se  rendit  en  France,  il  y  venait  pour  chercher  un  allié  contre 
Georges  Ier,  roi  d'Angleterre.  Saint-Simon  nous  dit  que  la  France  eût 
infiniment  profité  d'une  alliance  étroite  avec  lui.  «  On  a  eu  lieu,  ajoute- 
t-il,  depuis,  d'un  long  repentir  des  funestes  charmes  de  l'Angleterre  et  du 
fol  mépris  que  nous  avons  fait  de  la  Russie.  »  Sous  le  règne  d'Elisabeth, 
l'influence  française  se  fait  profondément  sentir.  Les  Russes  s'habillent 
chez  nous,  apprennent  notre  langue,  jouent  et  traduisent  nos  pièces  de 
théâtre.  Un  favori,  Ivan  Schouvaloff  reçoit  ses  meubles  de  France.  Les 
étudiants  russes  se  rendent  à  Paris  et  ils  y  sont  bientôt  assez  nombreux 
pour  qu'on  élève  une  chapelle  orthodoxe.  Catherine  II  écrivait  notre 
langue  aussi  bien  que  la  sienne  propre.  Elle  correspond  avec  nos  écrivains 
et  nos  philosophes.  Elle  achète  la  bibliothèque  de  Diderot  et  lui  en  laisse 
la  jouissance.  Elle  souscrit  à  l'Encyclopédie.  Elle  s'imprègne  des  idées  fran- 
çaises et  elle  s'en  sert  pour  la  cause  de  la  civilisation  et  du  progrès. 

Le  roman  de  M.  de  Saint-Aulaire  commence  sur  le  règne  de  la  grande 
Catherine  et  finit  à  celui  de  Paul  Ier.  L'auteur,  dans  un  curieux 
chapitre,  raconte  comment  Talleyrand  s'y  prit  pour  arriver  à  nouer  des 
relations  entre  la  Russie  et  la  France.  «  N'ayant  pu  aboutir  par  les  voies 
diplomatiques  ordinaires,  nous  dit  M.  de  Saint-Aulaire,  le  rusé  et  peu 
scrupuleux  ministre  eut  recours  aux  moyens  extraordinaires.  Paul  Ier  avait 
en  ce  moment,  pour  favori  et  conseiller,  un  certain  Koutaikoff  qui  était 
très  épris  d'une  actrice  française,  Mrae  Chevalier.  Mis  au  courant  par 
Fouché,   ministre  de  la  police,   Talleyrand  organisa  une    vaste  intrigue, 


1  Un  vol.  in-18  ;  Paris,  Calmann-Lévy. 


FRANCE  ET  RUSSIE  ,49 

dans  laquelle  il  fit  entrer  le  général  Beurnonville,  représentant  la  France 
à  Berlin,  M.  de  Krudener,  ambassadeur  de  Russie  en  Prusse,  M.  de 
Bourgoin ,  envoyé  à  Copenhague,  mais  en  résidence  temporaire  à 
Hambourg,  et  un  M.  de  Mourawieff,  agent  du  tzar  dans  cette  dernière 
ville.  Mme  Chevalier  avait  pénétré  dans  l'esprit  de  tous  ces  personnages, 
pendant  la  saison  théâtrale  qn'elle  avait  passée  à  Hambourg.  Elle  y  revint 
souvent  et  fut  mise  en  rapport  avec  les  agents  de  Talleyrand.  Heureuse 
et  flattée  de  jouer  un  rôle  politique  de  cette  importance,  elle  s'employa 
avec  activité  auprès  de  son  amant...   » 

Elle  réussit  et  Paul  Ier  s'enthousiasma  pour  le  premier  consul.  Il  s'en- 
tourait de  ses  portraits,  plaçant  son  buste  devant  le  palais  de  l'Hermitage 
et  buvant  publiquement  à  sa  santé.  Et,  pendant  la  guerre  de  Crimée,  ne 
vît-on  pas  les  officiers  des  deux  nations  boire  du  Champagne  dans  les 
tranchées  et  montrer  à  l'égard  les  uns  des  autres  d'irrésistibles  sentiments 
d'humanité  ? 

Si,  en  1870,  la  Russie  n'est  pas  venue  à  notre  secours,  c'est  qu'elle  ne 
le  pouvait  pas,  le  fait  est  certain.  M.  de  Saint-Aulaire  rapporte  que  lors- 
qu'un aide  de  camp  de  Chanzy,  arrivant  de  Saint-Pétersbourg,  raconta  le 
soir  au  mess  des  officiers  du  Mans  la  scène  qui  s'était  passée  dans  le  cabi- 
net de  l'Empereur,  tous  se  levèrent  à  la  fois,  et,  les  yeux  pleins  de  larmes, 
portèrent,  par  acclamation,  la  santé  de  l'Impératrice  qui  s'était  apitoyée 
sur  nos  malheurs. 

Enfin  dans  une  préface  très  chevaleresque,  M.  de  Saint-Aulaire  cite  les 
paroles  de  Chateaubriand:  «  Il  y  a  sympathie  d'instinct,  disait  le  grand 
écrivain,  entre  la  Russie  et  la  France.  La  dernière  a  presque  civilisé  la  pre- 
mière dans  les  classes  élevées  de  la  société.  Elle  lui  a  donné  sa  langue  et 
ses  mœurs.  Placées  aux  deux  extrémités  de  l'Europe,  la  France  et  la  Russie 
ne  se  touchent  point  par  leurs  frontières.  Elles  n'ont  point  de  champ  de 
bataille  où  elles  puissent  se  rencontrer  ;  elles  n'ont  aucune  rivalité  de 
commerce,  et  les  ennemis  naturels  de  la  Russie,  les  Anglais  et  les  Alle- 
mands, sont  aussi  les  ennemis  naturels  de  la  France.  En  temps  de  paix, 
que  le  cabinet  des  Tuileries  reste  l'allié  du  cabinet  de  Saint-Pétersbourg, 
et  rien  ne  peut  bouger  en  Europe.  En  temps  de  guerre  l'union  des  deux 
cabinets  dictera  des  lois  au  monde  » . 

Cette  affinité  franco-russe  apparaît  chez  les  deux  principaux  personnages 
de  France  et  Russie.  L'un  est  Français,  le  comte  de  Bruzac,  et  l'autre 
est  Russe,  le  comte  Orloff.  Ce  sont  tous  les  deux  des  hommes  de  cœur, 
que  l'amour  d'une  femme  désunit  un  instant,  mais  dont  l'inimitié  ne  va 
pas  jusqu'à  la  haine.  Un  jour,  ils  se  rencontrent  et  se  jettent  dans  les  bras 
l'un  de  l'autre.  A  une  Française,  Anne  de  Puiguilhem,  l'auteur  oppose 
une  Russe,  Nadia  Romanzoff;  la  première  douce  et  résignée,  la  seconde 
vive  et  passionnée;  l'une  est  dévouée  jusqu'à  la  mort,  l'autre  se  joue  de 
l'amour  et  se  plaît  à  incendier  les  cœurs.  Et  jusque  dans  ses  descriptions, 
M.  de  Saint-Aulaire,  pour  mieux  justifier  son  titre,  a  conservé  ce  parallé- 
lisme .  Il  nous  décrit  le  joli  pays  de   Périgord  où   est  né  Bruzac  et  la 


i5o  L ARTISTE 

steppe  neigeuse  avec  ses  grands  horizons  qui  se  perdent  dans  l'infini. 
L'auteur  excelle  à  faire  revivre  à  nos  yeux  les,  scènes  de  la  nature.  D'une 
plume  alerte,  il  compose  un  tableau  avec  un  art  merveilleux.  Sans  s'attar- 
der à  des  détails  inutiles  et  vulgaires,  il  met  tout  à  sa  place  et  nous  donne 
l'impression  très  vive  et  très  nette  de  ce  qu'il  a  vu.  Rien  n'est  plus  pitto- 
resque que  le  récit  de  la  course  infernale  qu'Orloff  et  Bruzac  font  à  tra- 
vers la  campagne  russe;  on  dirait  une  page  de  Gogol. 

Dans  la  conduite  de  l'intrigue,  M.  de  Saint-Aulaire  a  suivi  le  même 
plan.  Il  y  a  dans  France  et  Russie  un  roman  français  et  un  roman  russe 
qui  se  mêlent  parfois  dans  une  action  commune.  Dans  le  premier,  c'est  le 
comte  de  Bruzac  qui  en  est  le  héros.  Il  émigré  au  commencement  de  la 
Révolution  et  vient  mettre  son  épée  au  service  de  la  Russie.  Sa  fiancée, 
Anne  de  Puiguilhem,  ne  tarde  pas  à  prendre  le  chemin  de  l'exil.  Les  deux 
amants  se  perdent  de  vue  et  pendant  que  Bruzac  va  guerroyer  dans  le 
fond  de  la  Russie,  Anne  qui  n'a  plus  de  ses  nouvelles  et  qui  croit  à  sa 
mort,  s'unit,  sur  les  sollicitations  de  sa  mère,  au  comte  Lokmélar.  Un 
jour  elle  se  trouve  en  présence  de  Bruzac  et  elle  meurt  de  chagrin  et  de 
douleur  de  s'être  ainsi  trompée.  Le  roman  russe  nous  raconte  les  amours 
de  Wladimir  Orloff  avec  la  belle  Nadia  Romanzoff.  Celle-ci  aime  Bruzac 
et  cherche  à  le  séduire.  Les  deux  rivaux  mettent  l'épée  à  la  main  ;  après 
ce  scandale  épouvantable  Nadia  est  enfermée  dans  un  couvent. 

Les  épisodes  de  ce  roman  sont  des  plus  dramatiques  et  j'y  renvoie  le 
lecteur,  ne  voulant  pas  déflorer  le  plaisir  qu'il  aura  à  le  lire  dans  le 
livre  même.  Il  pourra  admirer  non  seulement  la  verve  communicative  du 
romancier,  sa  vive  imagination,  mais  aussi  la  clarté  et  l'allure  toute  fran- 
çaise de  son  stylo.  Il  constatera  que,  dans  ce  récit,  la  fiction  et  la  réalité 
sont  mêlées  avec  beaucoup  d'art  et  d'adresse.  L'auteur  nous  dit  qu'il  a 
trouvé  son  sujet  dans  des  papiers  de  famille.  Nous  le  croyons  d'autant 
mieux  qu'un  de  ses  ancêtres  a  longtemps  habité  la  Russie  et  qu'il  tient  à 
ce  pays  par  des  liens  de  parenté  :  le  comte  Alexeieff,  grand  maître  de  la 
Cour  de  l'Empereur  auquel  est  dédié  ce  volume,  est  son  cousin.  C'est  dire 
qu'il  était  mieux  que  personne  placé  pour  traiter  un  pareil  sujet,  il  l'a 
fait  avec  un  patriotisme  et  une  conviction  dont  nous  lui  sommes  recon- 
naissants. 

L.  DE  VEYRAN. 


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lÎSCIS 


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CHRONIQUE 


ne  fois  encore,  la  question  s'est  posée,  du  déplacement  de  la 
Danse,  de  Carpeaux,  et  de  son  transfert  au  musée  du  Louvre. 
On  vient,  en  effet,  de  constater,  paraît-il,  une  fissure  à  la  jambe 
de  l'une  des  bacchantes,  et  on  en  conclut,  non  sans  raison,  que, 
dans  un  avenir  plus  ou  moins  proche,  cette  œuvre  admirable  est  promise 
à  une  destruction  certaine  si  elle  demeure  exposée  aux  intempéries  sur  la 
façade  de  l'Opéra.  M.  Ch.  Garnier,  architecte  du  monument,  consulté 
à  ce  sujet  par  un  journaliste,  a  exprimé  son  avis  en  ces  termes  : 

«  Ah  ça  !  croyez-vous  que  ce  soit  chose  facile  ?  Si  le  groupe  était  d'un 
seul  morceau,  passe  encore  !  Non  qu'il  fût  possible,  même  dans  ce  cas,  de 
le  déplacer  aisément.  Tous  ces  personnages  sont  penchés  en  avant  :  il  a 
donc  été  nécessaire,  pour  maintenir  en  parfait  équilibre  le  groupe,  de  le 
sceller  très  profondément.  Le  descellement  n'irait  pas  tout  seul,  et  les 
atouts,  pour  la  sculpture,  seraient  nombreux.  Ajoutez  à  cela  tous  les 
risques  entraînés  par  la  désagrégation  forcée  des  morceaux  qui  composent 
l'ensemble,  vous  vous  rendrez  compte  sans  peine  du  dommage  qui  en 
résulterait  pour  ce  groupe.  Au  lieu  de  le  conserver,  on  aurait  toutes  les 
chances  possibles  de  le  détruire.  Conclusion  :  il  n'y  a  qu'un  parti  à 
prendre,  le  laisser. 

«  Je  n'ai  d'ailleurs  pas  que  ces  raisons  pour  m'opposer  de  toutes  mes 
forces  à  une  mesure  aussi  peu  justifiée. 

«  J'étais  l'ami  intime  de  Carpeaux,  et  je  sais  combien  il  tenait  à  ce  que 
l'œuvre  fit  toujours  partie  intégrante  du  monument  auquel  elle  avait  été 
destinée.  L'idée  de  la  voir  au  Louvre,  dans  un  rez-de-chaussée  où  le  jour 
est  aussi  rare  que  malheureusement  distribué,  le  ferait  bondir.  Jamais, 
dans  un  local  comme  le  Louvre,  on  ne  pourra  installer  la  Danse  dans  des 
conditions  qui  rappellent,  même  de  loin,  les  conditions  où  elle  se  trouve 
à  l'Opéra.  Fût-elle  placée  sur  un  aussi  haut  piédestal,  elle  sera  nécessai- 
rement entourée  de  morceaux  qui  lui  feront  tort,  étant  trop  rapprochés. 
C'est,  de  plus,  une  sculpture  exécutée  largement,  comme  il  convient  à  la 
sculpture  monumentale  ;  elle  perdra  donc  beaucoup  à  être  vue  de  trop 
près,  sans  la  reculée  nécessaire,  dans  un  jour  très  défavorable,  et  côte  à 
côte  avec  des  morceaux  fignolés,  exécutés  pour  être  vus  de  fort  près. 


,52  L'ARTISTE 

«  Tout  condamne  donc,  vous  le  voyez,  le  projet  que  se  sont  mis  en 
tête,  un  peu  inconsidérément,  vos  confrères,  et  je  ne  me  pardonnerais  pas 
d'y  prêter  la  main.  Si  l'on  me  demande  officiellement  mon  avis,  je  le 
donnerai  nettement  contraire  :  il  faudrait,  pour  me  contraindre  à  un  acte 
que  je  considère  comme  un  acte  de  vandalisme  véritable,  un  ordre  formel 
qui  couvrirait  ma  responsabilité.  J'aime  à  croire  qu'on  ne.  me  donnera  pas 
cet  ordre. 

«  Car  on  n'en  finirait  pas,  à  ce  compte.  Le  groupe  de  la  Danse  déplacé, 
on  demanderait  le  déplacement  du  groupe  de  Rude  à  l'Arc  de  Triomphe  ; 
il  faudrait  enlever  de  tous  les  monuments  les  grandes  œuvres  qui  non 
seulement  les  parent,  mais  qui  font  corps  avec  eux.  C'est  absurde  !  » 

Que  M.  Garnier  vît  avec  regret  disparaître  de  la  façade  de  l'Opéra  le 
groupe  de  Carpeaux,  qui  est  le  plus  bel  ornement  de  l'édifice,  cela  se 
comprend  de  reste.  Mais  déclarer  que  le  déplacement  est  une  quasi- 
impossibilité,  est  peut-être  une  affirmation  hasardeuse.  Si  la  question 
était  posée  sérieusement  à  des  techniciens,  il  est  probable  qu'elle  ne  serait 
pas  résolue  dans  le  sens  de  la  négative.  Quant  au  désir  formel  que  Car- 
peaux  eut  maintes  fois  l'occasion  de  manifester,  que  son  œuvre  ne  fût 
pas  retirée  de  la  façade  de  l'Opéra,  il  n'est  pas  douteux.  Mais,  si  le 
sculpteur  était  encore  au  nombre  des  vivants,  peut-on  assurer  qu'à  une 
destruction  de  son  œuvre  à  brève  échéance,  il  ne  préférerait  pas  la  voir 
transportée  en  un  lieu  où  elle  serait  à  l'abri  de  cette  fâcheuse  éventualité  ? 
Car  le  système  de  restauration  qui  consisterait  à  refaire  telle  ou  telle  partie 
des  figures  à  mesure  qu'elle  s'effriteront,  équivaut  certainement  à  une 
destruction.  Si,  d'autre  part,  le  Louvre  ne  présente  pas  des  conditions 
d'exposition  propices  au  caractère  d'exécution  de  l'œuvre  de  Carpeaux, 
pourquoi  ne  la  transporterait-on  pas  dans  l'intérieur  de  l'Opéra  ?  au 
foyer  de  la  danse,  par  exemple  ?  Là,  semble-t-il,  ni  les  grandes  dimensions 
de  l'enceinte,  ni  la  somptuosité  du  décor,  ni  l'éclat  de  la  lumière  ne  lui 
manqueraient  :  en  un  mot,  il  ne  subsisterait  plus  aucun  des  inconvénients 
signalés  par  M.  Garnier.  Enfin  le  monument  qu'il  a  édifié  ne  serait  pas 
privé  de  ce  merveilleux  ornement. 


L'Artiste  a  relaté,  —  en  s'y  associant  énergiquement,  —  les  multiples 
protestations  qu'a  suscitées  le  projet  de  construction  d'une  gare  de  chemin 
de  fer  sur  l'esplanade  des  Invalides  pour  servir  au  prolongement  de  la  ligne 
des  Moulineaux.  Afin  de  marquer  sa  réprobation  contre  un  tel  acte  de 
vandalisme,  la  Société  des  amis  des  monuments  parisiens,  réunie  en  un 
banquet,  a  résolu  que  tous  ses  adhérents  devaient  se  concerter  en  vue 
d'une  action  commune.  M.  Georges  Berger  s'est  élevé  avec  force  contre 
toute  entreprise  tentée  sous  un  prétexte  utilitaire,  pour  mutiler  ce  coin 
du  Paris  monumental. 

Les  emplacements  pour  la  gare  des  Moulineaux  ne  manquent  pas,  a-t-il  dit.  Pourquoi 
ne  pas  désaffecter,  par  exemple,  la  manufacture  des  uh.ics,  qui  se  trouve  sur  le  tracé  de 


CHRONIQUE  1 53 

la  ligne  ?  La  présence  de  cette  manufacture  a  Paris  n'est  pas  indispensable,  et  on 
pourrait  parfaitement  bien  trouver  un  autre  bâtiment  dans  la  banlieue  pour  y  transférer  ses 
services. 

Il  faut  que  tous  les  Parisiens  fassent  campagne  avec  nous  afin  qu'on  ne  change  pas 
l'aspect  de  leur  ville.  Si  l'on  n'y  prend  garde,  celle-ci  deviendra  méconnaissable.  Ne 
parle-t-on  pas  maintenant  de  prolonger  la  ligne  de  Lyon  par  un  tronçon  qui  suivrait  les 
quais  de  la  Seine  et  pénétrerait  ainsi  au  cœur  de  Paris  !  Certes,  toutes  ces  lignes  ont  leur 
utilité  ;  mais  les  égouts  aussi  sont  utiles  ;  on  a  cependant  trouvé  le  moyen  de  les  cacher  à 
l'œil.  Pourquoi  ne  pas  en  faire  autant  des  voies  ferrées? 

Nos  ingénieurs  ont  l'imagination  féconde  et  sont  des  praticiens  habiles.  Ils  trouveront 
des  projets  assez  puissants  pour  attirer  la  province  et  l'étranger  a  Paris.  Mais  il  ne  faut  à 
aucun  prix,  pour  obtenir  ce  résultat,  qu'on  édifie  ces  projets  nouveaux  sur  les  ruines  de 
ce  qui,  depuis  de  longues  années,  fait  l'admiration  des  visiteurs  de  la  capitale. 


Détail  significatif  et  d'un  parfait  à-propos  :  le  menu  du  banquet  repré- 
sentait le  vaisseau  allégorique  de  la  Ville  de  Paris,  assailli  par  une  horde 
de  Vandales. 

En  sa  qualité  de  député  de  Paris,  M.  Georges  Berger  a  interpellé,  à  la 
Chambre,  le  gouvernement  sur  cette  question.  Développant  son  inter- 
pellation, il  a  reconnu  que  le  moment  est  venu,  en  effet,  de  construire 
des  voies  de  pénétration  dans  la  capitale,  de  manière  que  les  grandes 
lignes  de  chemins  de  fer  soient  rapprochées  du  centre.  Ce  qu'il  combat, 
c'est  l'établissement  d'une  gare,  qui  aurait  pour  effet  de  mutiler  l'espla- 
nade des  Invalides  et  qui,  d'ailleurs,  serait  illégal,  car  la  loi  du  10  juin 
1 853  fait  cession  de  ce  terrain  à  la  Ville  de  Paris,  mais  elle  implique 
l'obligation,  pour  cette  dernière,  de  conserver  à  l'esplanade  sa  destination  et 
de  n'y  rien  changer.  Qui  dit  «  esplanade  »  dit  «  terrain  plat  »  :  les  cons- 
tructions qu'on  y  élèverait  la  transformeraient  et  en  détruiraient  l'aspect. 
L'opinion  publique  s'est  indignée  de  l'atteinte  projetée  contre  l'esplanade 
au  point  de  vue  esthétique,  et  tous  les  artistes  ont  protesté. 

Le  ministre  des  Travaux  publics,  M.  Jonnart,  répondant  à  M.  Berger, 
a  déclaré  que  le  décret  déclaratif  d'utilité  publique  du  5  juillet  i8q3  avait  été 
rendu  après  approbation  du  Conseil  d'Etat,  qui  a  constaté  que  les  réserves 
formelles,  faites  dans  la  loi  de  1 853,  avaient  été  formulées  au  profit  de 
l'Etat  contre  la  Ville,  et  que  l'Etat,  par  conséquent,  peut,  sans  une  mesure 
législative  nouvelle,  changer  la  destination  de  l'esplanade.  Au  surplus,  le 
projet  actuel  a  été  approuvé  par  le  Conseil  municipal  de  Paris,  par  la 
Chambre  de  commerce  et  par  le  Conseil  général  des  ponts-et-chaussées, 
après  une  instruction  qui  datait  de  quatre  ans,  consécutive  elle-même  à  une 
étude  qui  remontait  à  près  de  vingt  ans. 

Les  arguments  présentés  par  le  ministre  n'ont  pas  paru  satisfaire  M.  Denys 
Cochin,  qui  appuie  les  observations  de  M.  Berger  et  demande  que  tout 
projet  comportant  une  occupation  de  la  superficie  de  l'esplanade  soit 
écarté,  ni  surtout  M.  Trélat  qui  ne  saurait  admettre  qu'on  puisse  toucher 
aux  monuments  publics  :  les  Invalides  sont  un  monument  admiré  par  le 
monde  entier  et  qui  n'est  complet  qu'avec  l'esplanade  ;  donc  cette  dernière 
doit  être  respectée. 


,54  L'ARTISTE 

M.  Humbcrt  a  demandé  à  défendre  la  pensée  de  la  majorité  du  Conseil 
municipal  de  Paris.  Une  convention  signée  par  le  préfet  de  la  Seine  et  la 
Compagnie  de  l'Ouest  vise  la  création  d'une  gare  sur  l'esplanade  ;  cette 
gare,  située  en  contre-bas,  à  4  mètres  au  dessous  du  niveau  du  sol,  devait 
comporter  la  construction  de  quelques  bâtiments  sur  l'esplanade.  Que  l'on 
renonce  à  ces  bâtiments,  et  la  perspective  de  l'esplanade  sera  respectée. 
Abandonner  complètement  le  projet,  cela  obligerait  à  remanier  les  plans, 
recommencer  les  enquêtes,  ajourner  indéfinitivement  les  travaux,  et  ces 
travaux  sont  indispensables.  Et  M.  Humbert  a  présenté  à  la  Chambre 
l'ordre  du  jour  suivant,  auquel  s'est  rallié  M.  Berger  :  «  La  Chambre, 
convaincue  que  le  gouvernement  saura  donner  satisfaction  aux  nécessités 
urgentes  des  transports  dans  Paris  sans  porter  atteinte  à  la  perspective  de 
l'esplanade  des  Invalides,  passe. à  l'ordre  du  jour.  »  Cet  ordre  du  jour 
est  adopté  par  la  Chambre. 

Voilà  donc  la  question  résolue,  et  dans  un  sens  conforme  aux  désirs 
de  l'opinion.  Mais  il  n'a  pas  fallu  moins  qu'un  mouvement  très  actif  et  très 
persistant  dans  ce  sens  de  la  part  du  public.  Le  Temps,  à  qui  revient  l'hon- 
neur de  l'avoir  provoqué,  peut  se  féliciter  de  l'heureux  résultat  obtenu 
sur  son  initiative;  nous  nous  plaisons  à  citer  les  réflexions  qu'il  lui  a 
suggérées  : 

Personne  ne  s'est  trouve  pour  défendre  le  projet  d'installation  d'une  gare  terminus  à 
l'esplanade  des  invalides;  et  cependant,  si  la  presse  n'avait  pas,  il  y  a  quelques  mois,  saisi 
l'opinion  publique,  si  les  Parisiens  n'avaient  pas  défendu  Paris,  le  beau  monument  de 
Bruant  et  de  Mansart  disparaissait  parmi  les  ateliers,  les  hangars,  les  cheminées,  les  ponts, 
les  poteaux,  —  le  tout  bariolé  de  réclames  à  l'hectare,  —  qui  peuvent  constituer  sans 
doute  un  ensemble  très  utile  et  même  imposant  à  certains  égards,  mais  artistique  fort  peu. 

11  faut  dire  que  le  bon  sens  public  a  eu  vite  fait  de  condamner  l'absurde  projet  qui 
bouleversait  et  défonçait  l'esplanade.  La  première  protestation  qui  ait  paru  a  été  publiée 
dans  ce  journal  ;  c'est  ici  même  que  furent  signalés,  en  premier  lieu,  les  dangers  de  la 
prolongation  de  la  ligne  des  Moulineaux  aux  Invalides,  telle  qu'on  la  voulait  réaliser.  Nous 
sommes  revenus,  à  plusieurs  reprises,  sur  ce  sujet  qui  nous  tenait  à  cœur.  Ainsi  averties, 
la  Société  des  amis  des  monuments  parisiens,  la  Société  des  architectes,  la  Société  des 
artistes  français,  la  réunion  des  Parisiens  de  Paris,  d'autres  encore,  ont  joint  leurs  voix  à 
la  nôtre.  La  plupart  des  grands  journaux  ont  donné  leur  appui  à  ces  justes  réclamations. 
Ce  fut  un  mouvement  d'opinion  très  caractérisé,  et  dont  nous  sommes  heureux  d'avoir 
pris  l'initiative.  Que  d'erreurs  pourraient  être  épargnées  et  que  de  belles  .et  bonnes  œuvres 
pourraient  être  hâtées,  si  le  public  encourageait  toujours,  d'une  ardeur  semblable,  ceux 
qui  lui  montrent  ses  intérêts,  son  bien,  son  trésor  matériel,   artistique  ou  moral,  menacé 


ou  compromis  ! . . . 

Pour  cette  fois,  il  ne  faut  pas  trop  nous  plaindre.  Le  ministre  des  Travaux  publics  a  pris 
l'engagement  de  ne  pas  approuver  le  projet  qui  consisterait  à  couper  l'esplanade  des  Inva- 
lides d'une  tranchée  profonde.  Ni  construction  au  niveau  de  l'esplanade,  afin  de  ne  pas 
masquer  le  monument;  ni  ciel  ouvert  :  voilà  deux  points  acquis.  Il  reste  évidemment  à 
trouver  le  moyen  de  doter  Paris  des  facilités  de  circulation  dont  il  a  besoin,  surtout  quand 
on  va  préparer  l'exposition  de  la  fin  du  siècle.  On  a  indiqué,  au  cours  de  la  discussion, 
la  possibilité  de  construire  une  gare  couverte  dans  le  sous-sol  de  l'esplanade  :  de  cette 
façon  serait  respecté,  semble-t-il,  le  vœu  des  artistes  et  le  vote  de  la  Chambre  qui  sont 
d'accord  pour  réclamer  qu'aucune  atteinte  ne  soit  portée  à  la  «  perspective  »  de  ce  coin  de 


CHRONIQUE  i55 

Paris.  Il  sera  beaucoup  plus  simple  d'établir  ailleurs  la  gare  terminus  de  la  ligne  des 
Moulineaux,  car  nous  doutons  que  l'on  sache  s'astreindre  à  construire  une  gare  couverte 
sans  laisser  émerger  du  sous-sol,  en  forme  d'excroissances  disgracieuses,  tels  arrangements 
extérieurs  qui  détruiraient  précisément  la  «  perspective  »  dont  on  parle  tant. 

Nous  avons,  dans  ce  goût,  au  milieu  de  la  cour  du  Palais-Royal,  une  usine  d'électricité 
qui  est  bien  une  usine  «  couverte  »  et  en  «  sous-sol  »  ;  mais  elle  se  révèle  au  promeneur 
par  une  sorte  de  protubérance  vitrée  et  mal  dissimulée  derrière  un  rideau  d'arbustes.  C'est 
affreux  comme  une  verrue.  Or,  ni  les  artistes,  ni  les  Parisiens,  ni  la  Chambre  ne  veulent 
qu'on  renouvelle,  à  l'esplanade  des  Invalides,  cette  laide  expérience. 

Le  fâcheux  précédent  de  la  construction,  prétendue  en  sous-sol,  dans  la 
cour  du  Palais-Royal,  méritait  d'être  signalé,  en  effet,  afin  qu'on  évite 
d'en  établir  le  pendant,  considérablement  agrandi,  devant  les  Invalides. 
C'est  déjà  trop  que  ce  monument  subisse,  depuis  bientôt  quarante  ans,  le 
disgracieux  voisinage  de  cette  énorme  verrue  qu'est  le  palais  de  l'Industrie. 


Le  musée  du  Louvre  vient  de  s'enrichir  d'une  inscription  trouvée  près 
de  Tunis  par  le  capitaine  Sauret  et  offerte  par  M.  Cagnat,  professeur  au 
Collège  de  France  ;  de  six  inscriptions  latines,  d'une  inscription  chrétienne, 
d'une  stèle  grecque,  d'une  stèle  égyptienne  et  de  six  anses  d'amphores 
grecques,  offertes  par  le  capitaine  Roberts  ;  d'un  Bouddha  japonnais  en 
bois,  d'une  Vierge  à  l'Enfant  du  quatorzième  siècle,  en  ivoire,  d'une  sainte 
Catherine  de  même  époque,  en  ivoire  également,  et  d'une  plaquette  de 
bronze  du  quinzième  siècle,  représentant  un  combat  de  tritons,  tous  objets 
offerts  par  M.  Maciet. 


Par  son  testament,  daté  du  23  septembre  1881,  M.  Jacques-Louis- 
Jules  David-Chassagnolle,  petit-neveu  du  peintre  Louis  David,  avait  légué 
à  divers  musées  sa  collection  d'œuvres  d'art  et  de  documents  divers, 
provenant  de  son  grand'oncle  ou  de  sa  famille.  Ces  objets  ne  devaient 
revenir  aux  établissements  auxquels  ils  avaient  été  légués,  qu'après  la 
mort  de  Mme  veuve  David-Chassagnolle,  instituée  usufruitière  des  biens 
de  son  mari.  Dès  le  id  février  1888,  un  décret  avait  autorisé  les  musées 
français  à  accepter  les  legs  faits  en  leur  faveur.  Le  décès  de  Mme  David- 
Chassagnolle  ayant  eu  lieu  au  mois  de  juillet  dernier,  les  objets  légués 
ont  reçu  leur  destination  définitive. 

Le  Musée  du  Louvre  est  entré  en  possession  de  six  dessins  de  David  : 
Serment  du  Jeu  de  Paume,  Distribution  des  aigles,  Arrivée,  de  Napoléon  I" 
à  l'Hôtel  de  Fille,  Le  vieil  Horace  défendant  son  fils,  Départ  d'Hector, 
Vénus  blessée  se  plaignant  à  Jupiter. 

A  l'Ecole  des  Beaux-Arts  de  Paris  reviennent  :  le  tableau  de  David 
représentant  la  Douleur  d'Andromac/uc  ;  un  dessin  de  Gérard  d'après  le 
tableau  de  David,  Saint  Roch  intercédant  la  Vierge  pour  les  pestiférés  ; 
le  portrait  de  Vien,  dessiné  par  David  ;  le  portrait  de  Girodet,  dessiné 
par  Isabey  ;  un  dessin  du  tombeau  de  Drouais,  par  Wicar. 


1 56  L'ARTISTE 

A  la  bibliothèque  de  l'Ecole  des  Beaux-Arts  :  les  autographes  de  David, 
de  ses  élèves  et  de  plusieurs  de  ses  contemporains,  ainsi  que  des  documents 
divers,  soit  un  ensemble  d'environ  quatre  cents  pièces  ;  en  outre,  le 
journal  des  procès-verbaux  des  académiciens  dissidents  et  leurs  lettres  et 
pièces  y  annexées. 

Au  musée  de  Versailles  :  un  dessin  à  la  plume  représentant  Marat  mort, 
et  portant  l'inscription  :  «  A  Marat  l'ami  du  Peuple  —  David  »  ;  une 
étude  d'après  nature,  au  crayon,  de  l'impératrice  Joséphine  pour  le  tableau 
du  Sacre  ;  cinq  dessins  à  la  plume  rehaussés  d'aquarelle,  de  costumes 
républicains  (habit  pour  la  Justice,  accusateur  public,  membre  du  Direc- 
toire, officier  municipal  avec  l'écharpe,  pendant  du  précédent). 

Au  musée  de  Lille  :  l'esquisse  du  portrait  de  Napoléon,  le  tableau 
$  Alexandre  et  Campaspe  dans  l'atelier  d'Apelles,  et  celui  de  Bara  expirant. 

Au  musée  d'Etampes  :  le  portrait  de  Jules  David  par  Emile  Lévy,  le 
portrait  du  même  par  Giacometti,  un  autre  portrait  du  même  par  Georges 
Rougé  ;  le  portrait  d'Eugène  David  par  Despois  ;  le  tableau  de  Napoléon 
visitant  l'atelier  de  David,  par  Jules  David. 

Au  musée  de  Bruxelles  :  le  tableau  de  Marat  expirant  dans  son  bain, 
et  celui  de  Mars  désarme  par  Vénus  et  les  Grâces  ;  le  portrait  de  David  par 
Navez. 

Au  Musée  des  Offices,  à  Florence  :  le  portrait  de  David  peint  par  lui- 
même. 


L'État  vient  de  commander  au  sculpteur  Desruelles  un  buste  d'Eugène 
Delacroix  pour  le  musée  de  Versailles. 


On  sait  que  le  peintre  Elie  Delaunay,  mort  en  1891,  a  laissé  inachevées 
les  peintures  décoratives  qu'il  avait  été  chargé  d'exécuter  au  Panthéon 
sur  la  travée  gauche,  voisine  de  celle  qu'a  décorée  M.  Bonnat  et  faisant 
face  aux  admirables  compositions  de  M.  Puvis  de  Chavannes  sur  la  Vie 
de  Sainte  Geneviève.  Les  fresques  de  Delaunay  avaient  pour  sujet  :  Attila. 

Ce  sont  deux  de  ses  élèves,  MM.  Georges  Desvallières  et  Courcelles- 
Dumont,  qui,  sous  la  haute  direction  de  M.  Gustave  Moreau,  ont  été 
chargés  de  terminer,  en  collaboration,  l'œuvre  de  Delaunay. 


Nous  avons  reçu  la  communication  suivante  : 

«  Le  Grand  Maître  Sar  Peladan,  au  directeur  de  \' Artiste,  devant  le 
Graal,  le  Beauséant,  la  Rose  Crucifère. 

«  Le  troisième  salon  de  la  Rose+Croix  aura  lieu,  du  7  avril  au  7  mai, 
à  la  galerie  des  Artistes  modernes,  b,  rue  de  la  Paix. 

«  Le  Sar  ira  visiter  les  œuvres,  chez  l'artiste,  du  l*  au  10  mars. 

«  Les  envois  doivent  être  faits  du  1"  au  3  avril  inclus.  La  presse  entrera 


CHRONIQUE 


i57 


le  6,  dès  le  matin.  Le  vernissage  est  fixé  au  7  avril.    Secrétariat  :  2,  rue 
de  Commaille.  » 


La  distribution  des  récompenses  décernées,  à  la  suite  des  concours  de 
1893,  par  l'Union  centrale  des  arts  décoratifs,  a  eu  lieu,  place  des  Vosges, 
dans  la  grande  salle  de  la  bibliothèque. 

M.  Henry  Roujon,  directeur  des  Beaux-Arts,  présidait  la  cérémonie. 

Après  avoir  félicité  l'Union  centrale  des  efforts  constants  auxquels  elle 
se  livre  pour  relever  les  industries  d'art,  M.  Roujon  l'a  félicitée  également 
d'avoir  renouvelé  cette  institution  des  concours  qui  est  un  aiguillon  si 
puissant  pour  les  jeunes  générations  artistiques  et  qui  les  pousse,  par 
l'émulation  qu'elle  suscite,  à  renouveler  sans  cesse  et  leurs  inspirations  et 
leur  méthode  de  travail.  Aussi  l'Union  sera-t-elle  toujours  assurée  de 
trouver  dans  l'administration  des  Beaux-Arts  l'appui  qui  lui  est  nécessaire 
pour  compléter  son  œuvre,  et  le  directeur  des  B  eaux-Arts  s'engage-t-il  à 
assister  au  congrès  organisé  par  l'Union  pour  le  mois  de  mai  prochain. 

M.  Georges  Berger  a  remercié  alors  M.  Roujon  d'avoir  bien  voulu,  non 
seulement  présider  cette  réunion,  mais  promettre  à  la  Société  des  arts 
décoratifs,  plus  que  jamais,  le  concours  si  précieux  du  gouvernement. 

Le  rapporteur  général  du  jury,  M.  Falize,  membre  du  conseil,  a  ensuite 
donné  lecture  du  travail  dans  lequel  il  a  résumé  les  résultats  des  concours, 
et  la  séance  s'est  close  par  renonciation  des  récompenses,  dont  la  liste  a 
été  donnée  par  M.  Blanchard,  secrétaire  général. 


M.  Ernest  Barrias,  statuaire,  membre  de  l'Institut,  a  été  élu  vice-prési- 
dent de  la  Société  des  artistes  français,  en  remplacement  de  M.  Cavelier, 
décédé. 

A  l'occasion  de  l'exposition  de  Vienne,  à  laquelle  les  artistes  français 
ont  pris  la  résolution  de  participer,  le'  comité  de  la  Société  des  artistes 
français  a  nommé,  dans  sa  dernière  séance,  une  commission  chargée  de 
s'occuper  tout  spécialement  des  expositions  à  l'étranger.  Le  comité  a  chargé 
son  président,  M.  Bonnat,  de  vouloir  bien  la  représenter  à  l'inauguration 
de  l'exposition  de  Vienne,  qui  doit  avoir  lieu  dans  le  courant  de  mars. 

De  son  côté,  la  Société  nationale  des  Beaux-Arts  a  désigné  M.  Carolus- 
Duran,  président  de  la  section  de  peinture,  pour  la  représenter  à  cette 
même  solennité. 


M.  Jules  Cousin,  le  savant  conservateur  de  la  Bibliothèque  et  des  col- 
lections historiques  de  la  ville  de  Paris  à  l'hôtel  Carnavalet,  vient  d'être 
admis,  sur  sa  demande,  à  faire  valoir  ses  droits  à  une  pension  de  retraite 
et  nommé  conservateur  honoraire. 


i58  L'ARTISTE 

C'est  M.  Lucien  Faucou,  conservateur-adjoint,  qui  le  remplace,  à  la 
demande  de  M.  Cousin  lui-même.  En  se  conformant  au  désir  manifesté 
par  ce  dernier  dans  le  choix  de  son  successeur,  le  préfet  de.  la  Seine 
reconnaissait  les  précieux  services  rendus  par  M.  Cousin  qui,  on  le  sait, 
a  créé  de  toutes  pièces  le  musée  et  la  bibliothèque  de  la  Ville.  De  son 
côté,  le  Conseil  municipal  de  Paris,  sur  la  proposition  de  M.  Pierre 
Baudin,  a  décidé,  à  l'unanimité,  qu'une  médaille  d'or  serait  offerte  à 
M.  Cousin,  au  nom  de  la  Ville  de  Paris. 


La  commission  de  la  décoration  picturale  de  l'Hôtel-de-Ville  a  défini- 
tivement adopté,  sous  réserve  d'approbation  par  le  Conseil  municipal,  le 
projet,  dont  nous  avons  déjà  parlé  ici  même,  de  charger  M.  Forain  d'exé- 
cuter une  peinture  décorative  pour  la  buvette  du  Conseil  municipal.  Elle 
a  décidé  aussi  que  M.  Chéret  recevrait  la  commande  de  cartons  de  tapis- 
serie. 


En  exécution  d'une  délibération  du  Conseil  municipal  de  Paris,  une 
commission  de  surveillance  des  musées  d'art  et  des  collections  de  la  Ville 
de  Paris  vient  d'être  constituée.  Cette  commission  se  compose  du  Préfet 
de  la  Seine,  du  président  du  Conseil  municipal,  de  MM.  Blondel,  Clairin, 
Delhomme,  Hattat,  Lampué,  Levraud,  conseillers  municipaux,  et  de 
M.  Armand  Renaud,  inspecteur  en  chef  des  Beaux-Arts  et  travaux  histo- 
riques de  la  Ville  de  Paris. 


Le  duc  d'Aumale  vient  de  commander  à  MM.  Luc-Olivier  Merson  et 
O.  de  Penne,  pour  le  pavillon  de  Blois,  au  château  de  Chantilly,  de 
grands  panneaux  décoratifs  destinés  à  compléter  la  décoration  des  scènes 
de  chasse  d'Oudry  et  ayant  pour  sujet  les  fêtes  et  chasses  de  la  maison 
de  Condé  depuis  le  seizième  siècle  jusqu'à  Louis-Philippe. 


Une  société  d'officiers,  d'artistes,  de  collectionneurs  et  d'amateurs  qui 
s'intéressent  aux  choses  de  l'armée,  vient  de  se  constituer,  sous  la  dénomi- 
nation de  «  la  Sabretache  »,  pour  créer  un  musée  historique  de  l'armée 
française.  La  première  pensée  de  cette  fondation  remonte  à  l'Exposition 
universelle  de  18X9,  où  le  pavillon  du  ministère  de  la  Guerre  réunissait 
une  curieuse  collection  de  souvenirs  militaires,  uniformes,  insignes,  armes, 
drapeaux,  d'un  intérêt  historique  très  réel. 

Cette  société  dont  le  président  est  le  peintre  militaire  Edouard  Détaille, 
a  sollicité  l'adhésion  du  duc  d'Aumale.  Le  prince  a  accepté  par  la  lettre 
suivante  : 


CHRONIQUE  ,  59 

Chantilly,  28  janvier  1894. 
Messieurs  de  la  Sabretachc, 

Je  vous  remercie  de  vous  être  souvenus  d'un  vieux  fantassin,  pousquin,  pousse-caillou 
—  tout  ce  que  vous  voudrez  —  qui  cependant  a  eu  l'honneur  de  conduire  la  cavalerie  en 
action. 

J'ai  encore  connu  des  fanatiques  de  la  Sabretache.  Je  me  souviens  de  Simoneau,  sabre 
d'honneur,  longtemps  colonel  du  ier  hussards.  Quand  il  vint,  avec  son  nouvel  uniforme, 
remercier  mon  père,  qui  lui  avait  donné  les  étoiles,  il  vit  entrer  un  général  de  cavalerie 
autrichien  avec  son  bel  habit  de  hussard  rouge  à  pelisse  blanche.  «  Sont-ils  heureux, 
ces  kaiserlicks,  s'écria-t-il,  on  les  nomme  généraux  et  on  leur  laisse  la  sabretache  !  » 

Quant  à  moi,  ma  tendresse  était  pour  mon  hausse-col,  celui  que  je  portais  devant  le  front 
de  mon  régiment.  Je  l'avais  placé  comme  une  relique  dans  une  armoire  des  Tuileries.  Les 
vainqueurs  de  Février  en  ont  disposé.  Les  officiers  du  7e  corps  sont,  je  crois,  les  derniers 
qui  aient  porté  le  hausse-col  aux  manœuvres.  Ils  ne  l'ont  quitté  que  lorsque  ce  dernier 
vestige  de  l'armure  a  été  formellement  exclu. 

Bonne  chance,  messieurs  de  la  Sabretache  ! 

Un  ancien  colonel  d'infanterie  légère, 
H.  d'Orléans. 


Nous  empruntons  au  Temps  les  renseignements  qui  suivent,  sur  la 
dignité  qui  vient  d'être  conférée  au  peintre  anglais  Burne-Jones  par  le 
gouvernement  de  S.  M.  Britannique  : 

Plusieurs  de  nos  confrères  annoncent  que  M.  Burne-Jones  vient  d'être  créé  pair  d'An- 
gleterre et  qu'il  est  le  premier  peintre  appelé  à  faire,  comme  tel,  partie  de  la  Chambre 
haute.  C'est  pure  imagination. 

M.  Gladstone  a  conféré  à  l'auteur  du  Roi  Cophetna,  du  Chant  d'amour,  de  la  Belle  au 
bois  dormant,  la  même  dignité  qui  avait  déjà  été  accordée  à  sir  John  Millais  et  à  sir 
Frederick  Leighton,  pour  ne  citer  que  des  peintres  vivants.  Il  l'a  créé  baronet  (et  non  pas 
baron),  sir  et  non  pas  lord. 

Rappelons  à  ce  propos  que  ce  préfixe  de  sir  attribué  aux  baronets  est  héréditaire  par 
ordre  de  primogéniture  dans  leur  descendance  mâle,  tandis  que  les  mêmes  titres  sont 
purement  personnels  quand  il  s'agit  des  chevaliers  (knights). 

M.  G. -T.  Watts,  l'illustre  portraitiste  et  peintre  mythologique,  qui  avait,  lui  aussi, 
commencé  par  faire  partie  du  petit  cercle  préraphaélite  fondé  par  Dante-Gabriel  Rossetti, 
a  refusé  l'offre  faite  à  M.  Burne-Jones  (actuellement  sir  Edward  Burne-Jones)  en  même 
temps  que  celui-ci  l'acceptait. 


Parmi  les  manifestations  sympathiques  envers  la  Russie,  qui  se  sont 
produites  à  l'occasion  de  la  visite  de  la  flotte  russe  en  France,  nous  avons 
mentionné,  en  son  temps,  celle  qui  s'adressait  à  l'Impératrice  de  Russie 
et  émanait  d'un  groupe  d'artistes  françaises  :  elle  consistait  en  l'envoi 
d'un  album  composé  de  dessins  originaux,  exécutés  par  les  femmes  artistes 
de  notre  pays.  Mme  Van  Parys,  qui  en  avait  pris  l'initiative,  a  reçu  de 
M.  de  Giers,  premier  secrétaire  de  l'ambassade  de  Russie,  la  lettre 
suivante  : 


k5o  L'ARTISTE 

Ambassade  Impériale  de  Russie 

Madame, 

L'Impératrice,  mon  Auguste  Souveraine,  ayant  daigné  agréer  l'album  d'aquarelles  que 
vous  lui  avez  offert  au  nom  d'un  groupe  de  Dames  peintres,  je  suis  chargé  de  vous 
exprimer  les  remerciements  de  Sa  Majesté  pour  ce  magnifique  souvenir,  auquel  Elle  a  été 
très  sensible,  et  de  vous  prier  de  vouloir  bien  en  être  l'interprète  auprès  de  toutes  les 
Dames  qui  y  ont  participé. 

En  m'acquittant  de  cet  agréable  devoir,  je  vous  prie,  Madame,  de  vouloir  bien  agréer 
l'hommage  de  mon  profond  respect. 

N.  de  Gif.rs. 


Un  monument  commémoratif  en  l'honneur  des  Girondins  va  être  élevé 
à  Bordeaux  sur  la  place  des  Quinconces.  Le  projet  adopté  à  la  suite  d'un 
concours  est  dû  à  la  collaboration  de  l'architecte  Rich  et  du  sulpteur 
Dumilâtre  :  il  comprend  une  vaste  fontaine  que  surmonte  une  terrasse  sur 
laquelle  se  dresse  une  colonne  triomphale  qui  n'aura  pas  moins  de 
47  mètres  de  hauteur  et  dont  le  soubassement  portera  des  bas-reliefs  en 
bronze  représentant  les  principaux  actes  de  la  vie  des  Girondins  à  la 
Convention. 

Le  Conseil  municipal  de  Bordeaux  a  voté  une  somme  de  370.000  francs, 
nécessaire  à  l'exécution  de  ce  monument. 


Le  sculpteur  Woodington,  —  un  des  rares  sculpteurs  de  l'Angleterre 
contemporaine,  —  vient  de  mourir  à  Londres,  dans  sa  quatre-vingt- 
huitième  année.  C'était  aussi  un  peintre  distingué,  comme  en  témoignent 
son  Job  et  ses  amis  et  ses  Bergers  à  Bethléem,  qui  furent  exposés  à  la  Royal 
Académy. 

On  doit  à  Woodington  les  bas-reliefs  ornant  la  chapelle  du  monument 
de  Wellington  dans  la  cathédrale  de  Saint-Paul  et  ceux  qui  représentent 
la  bataille  du  Nil,  sur  le  piédestal  de  la  colonne  de  Nelson.  Il  était  l'auteur 
du  buste  colossal  en  marbre  que  possède  le  Palais  de  Cristal  et  des  six 
statues  figurant  dans  le  New-Exchange  de  Liverpool,  dont  les  plus  appré- 
ciées sont  celles  de  Galilée  et  de  Christoph  Colomb. 


Le  Directeur -Gérant,  Jean  Alboize. 


CHATBAUDON.  —  IMPRIMERIE  J.  PIGELET. 


JOURNAL  INÉDIT 


DE 


DELACROIX' 


FRAGMENTS     D  UN    DICTIONNAIRE    DES     BEAUX-ARTS 


ntique.  D'où  vient  cette  qualité 
particulière,  ce  goût  parfait  qui  n'est 
que  dans  l'antique  ?  Peut-être  de  ce 
que  nous  lui  comparons  tout  ce 
qu'on  a  fait  en  croyant  l'imiter. 
Mais  encore,  que  peut-on  lui  com- 
parer dans  ce  qui  a  été  fait  de  plus 
parfait  dans  les  genres  les  plus 
divers  ?  Je  ne  vois  point  ce  qui 
manque  à  Virgile,  à  Horace.  Je  vois 
bien  ce  que  je  voudrais  dans  nos  plus  grands  écrivains  et  aussi 
ce  que  je  n'y  voudrais  pas.  Peut-être  aussi  que,  me  trouvant  avec 
ces  derniers  dans  une  communauté,  si  j'ose  dire,  de  civilisation, 
je  les  vois  plus  à  fond,  je  les  comprends  mieux   surtout,  je  vois 


1  Le  tome  troisième  et  dernier  du  Journal  d'Eugène  Delacroix,  publié  par  MM.  Paul  Fiat 
et  René  Piot,  paraîtra  prochainement  à  la  librairie  Pion.  L'éditeur  a  bien  voulu  communi- 
quer à  l'Artiste,  en  leur  primeur,  quelques  fragments  pris  dans  la  partie  du  volume  la  plus 
intéressante  au  point  de  vue  de  l'art,  un  projet  de  Dictionnaire  des  Beaux-Arts  dont  Dela- 
croix s'était  plu  à  rédiger  un  certain  nombre  d'articles. 


1894. 


L  ARTISTE. 


NOUVELLE    PERIODE  :   T.   VII 


II 


ib2  L'ARTISTE 

mieux  le  désaccord  entre  ce  qu'ils  ont  tait  et  ce  qu'ils  ont  voulu 
faire.  Un  Romain  m'eût  fait  voir  dans  Horace  et  dans  Virgile  des 
taches  ou  des  fautes  que  je  ne  peux  y  voir  ;  mais  c'est  surtout 
dans  tout  ce  qui  nous  reste  des  arts  plastiques  des  anciens  que 
cette  qualité  de  goût  et  de  mesure  parfaite  se  trouve  au  plus  haut 
point  de  perfection.  Nous  pouvons  soutenir  la  comparaison  avec 
eux  dans  la  littérature  :  dans  les  arts,  jamais. 

Titien  est  un  de  ceux  qui  se  rapprochent  le  plus  de  l'esprit 
de  l'antique.  Il  est  de  la  famille  des  Hollandais  et  par  consé- 
quent de  celle  de  l'antique.  Il  sait  faire  d'après  nature  :  c'est 
ce  qui  rappelle  toujours  dans  ses  tableaux  un  type  vrai,  par 
conséquent  non  passager  comme  ce  qui  sort  de  l'imagination  d'un 
homme,  lequel  ayant  des  imitateurs  en  donne  plus  vite  le  dégoût. 
On  dirait  qu'il  y  a  un  grain  de  folie  dans  tous  les  autres  ;  lui  seul 
est  de  bon  sens,  maître  de  lui,  de  sa  facilité  et  de  son  exécution 
qui  ne  le  domine  jamais  et  dont  il  ne  fait  point  parade.  Nous 
croyons  imiter  l'antique  en  le  prenant  pour  ainsi  dire  à  la  lettre, 
en  faisant  la  caricature  de  ses  draperies,  etc.  Titien  et  les  Flamands 
ont  l'esprit  de  l'antique  et  non  l'imitation  de  ses  formes  exté- 
rieures. 

L'antique  ne  sacrifie  pas  à  la  grâce,  comme  Raphaël,  Corrège  et 
la  Renaissance  en  général  ;  il  n'a  pas  cette  affectation,  soit  de  la 
force,  soit  de  l'imprévu  comme  dans  Michel-Ange.  Il  n'a  jamais  la 
bassesse  du  Puget  dans  certaines  parties,  ni  son  naturel  par  trop 
naturel. 

Tous  ces  hommes  ont,  dans  leurs  ouvrages,  des  parties  suran- 
nées ;  rien  de  tel  dans  l'antique.  Chez  les  modernes,  il  y  en  a 
toujours  trop  ;  chez  l'antique,  toujours  même  sobriété  et  même 
force  contenue. 

Ceux  qui  ne  voient  dans  Titien  que  le  plus  grand  des  coloristes, 
sont  dans  une  grande  erreur  :  il  l'est  effectivement,  mais  il  est  en 
même  temps  le  premier  des  dessinateurs,  si  on  entend  par  dessin 
celui  de  la  nature  '  et  non  celui  où  l'imagination  du  peintre  a  plus 
de  part,  intervient  plus  que  l'imitation.  Non  que  cette  imagination 

'  Aux  lecteurs  désireux  d'approfondir  cette  intéressante  distinction  entre  le  i  dessin  de 
la  nature  et  celui  où  l'imagination  du  peintre  a  le  plus  de  part  »,  rien  ne  saurait  être  plus 
précieux  que  le  commentaire  et  le  développement  de  cette  même  idée,  repris  à  plusieurs 
reprises  par  Baudelaire  dans  ses  différentes  études  sur  Delacroix,  et  notamment  dans  une 
comparaison  qui  mérite  de  demeurer  classique  entre  le  dessin  d'Ingres  et  le  dessin  de 
Delacroix.  (Voir  les  Curiosités  estbâiqtut  et  l'Art  romantique.) 


JOURNAL  INÉDIT  DE  DELACROIX  i63 

chez  Titien  soit  servile  :  il  ne  faut  que  comparer  son  dessin  à 
celui  des  peintres  qui  se  sont  appliqués  à  rendre  exactement  la 
nature,  dans  les  écoles  bolonaises  ou  espagnoles,  par  exemple. 
On  peut  dire  que  chez  les  Italiens  le  style  l'emporte  sur  tout  :  je 
n'entends  pas  dire  par  là  que  tous  les  artistes  italiens  ont  un 
grand  style  ou  même  un  style  agréable,  je  veux  dire  qu'ils  sont 
enclins  à  abonder  chacun  dans  ce  qu'on  peut  appeler  leur  style, 
qu'on  le  prenne  en  bonne  ou  mauvaise  part  :  j'entends  par  là  que 
Michel-Ange  abuse  de  son  style,  autant  que  le  Bernin  ou  Piètre 
de  Cortone,  eu  égard  pour  chacun  à  l'élévation  ou  à  la  vulgarité 
de  ce  style  :  en  un  mot,  leur  manière  particulière,  ce  qu'ils  croient 
ajouter  ou  ajoutent  à  leur  insu  à  la  nature,  éloigne  toute  idée 
d'imitation  et  nuit  à  la  vérité  et  à  la  naïveté  de  l'expression.  On 
ne  trouve  guère  cette  naïveté  précieuse  chez  les  Italiens  qu'avant 
le  Titien,  qui  la  conserve  au  milieu  de  cet  entraînement  de  ses 
contemporains  vers  la  manière  qui  vise  plus  ou  moins  au  sublime, 
mais  que  les  imitateurs  rendent  bien  vite  ridicule. 

Il  est  un  autre  homme  dont  il  faut  parler  ici,  pour  le  mettre  sur 
la  même  ligne  que  le  Titien,  si  l'on  regarde  comme  la  première 
qualité,  la  vérité  unie  à  l'idéal  :  c'est  Paul  Véronèse.  Il  est  plus 
libre  que  le  Titien,  mais  il  est  moins  fini.  Ils  ont  tous  les  deux 
cette  tranquillité,  ce  calme  tempérament  qui  indique  des  esprits 
qui  se  possèdent.  Paul  semble  plus  savant,  moins  collé  au  modèle, 
partant  plus  indépendant  dans  son  exécution.  En  revanche,  le 
scrupule  du  Titien  n'a  rien  qui  incline  à  la  froideur  :  je  parle 
surtout  de  celle  de  l'exécution,  qui  suffit  à  réchauffer  le  tableau  ; 
car  l'un  et  l'autre  tendent  moins  à  l'expression  que  la  plupart  des 
grands  maîtres.  Cette  qualité  si  rare,  ce  sang-froid  animé,  si  on 
peut  le  dire,  exclut  sans  doute  les  effets  qui  tendent  à  l'émotion. 
Ce  sont  encore  là  des  particularités  qui  leur  sont  communes  avec 
ceux  de  l'antique,  chez  lequel  la  forme  plastique  extérieure  passe 
avant  l'expression.  On  explique  par  l'introduction  du  christianisme 
cette  singulière  révolution  qui  se  fait  au  moyen  âge  dans  les  arts 
du  dessin,  c'est-à-dire  la  prédominenec  de  l'expression.  Le  mysti- 
cisme chrétien  qui  planait  sur  tout,  l'habitude  pour  les  artistes  de 
représenter  presque  exclusivement  des  sujets  de  la  religion  qui 
parlent  avant  tout  à  l'âme,  ont  favorisé  indubitablement  cette 
pente  générale  à  l'expression.  Il  en  est  résulté  nécessairement  dans 
les  âges  modernes  plus  d'imperfection  dans  les  qualités  plastiques. 


i64  V  ARTISTE 

Les  anciens  n'offrent  point  les  exagérations  ou  incorrections  des 
Michel-Ange,  des  Puget,  des  Corrège  ;  en  revanche,  le  beau  calme 
de  ces  belles  figures  n'éveille  en  rien  cette  partie  de  l'imagination 
que  les  modernes  intéressent  par  tant  de  points.  Cette  turbulence 
sombre  de  Michel-Ange,  ce  je  ne  sais  quoi  de  mystérieux  et 
d'agrandi  qui  passionne  son  moindre  ouvrage  ;  cette  grâce  noble 
et  pénétrante,  cet  attrait  irrésistible  du  Corrège  ;  la  profonde 
expression  et  la  fougue  de  Rubens  ;  le  vague,  la  magie,  le  dessin 
expressif  de  Rembrandt,  tout  cela  est  de  nous  et  les  anciens  ne 
s'en  sont  jamais  douté. 

ÉBAUCHE.  Il  est  difficile  de  dire  ce  qu'était  l'ébauche  d'un  Titien, 
par  exemple.  Chez  lui,  la  touche  est  si  peu  apparente,  la  main  de 
l'ouvrier  se  dérobe  si  complètement,  que  les  routes  qu'il  a  prises 
pour  arriver  à  cette  perfection  restent  un  mystère.  Il  reste  de  lui 
des  préparations  de  tableaux,  mais  dans  des  sens  différents  :  les 
unes  sont  de  simples  grisailles,  les  autres  sont  comme  charpentées 
à  grandes  touches  avec  des  tons  presque  crus.  C'était  ce  qu'il 
appelait  faire  le  lit  de  la  peinture.  (C'est  ce  qui  manque  parti- 
culièrement à  David  et  à  son  école.) 

Mais  je  ne  pense  pas  qu'aucune  puisse  mettre  sur  la  voie  des 
moyens  qu'il  a  employés  pour  les  conduire  à  cette  manière  toujours 
égale  à  elle-même,  qui  se  remarque  dans  ses  ouvrages  finis,  malgré 
des  points  de  départ  aussi  différents. 

L'exécution  du  Corrège  présente  à  peu  près  le  même  problème, 
quoique  la  teinte  en  quelque  sorte  ivoirée  de  ses  tableaux  et  la 
douceur  des  contrastes  donnent  à  penser  qu'il  a  dû  presque 
toujours  commencer  par  de  la  grisaille.  (Parler  de  Prud'hon,  de 
l'école  de  David  ;  dans  cette  école  l'ébauche  est  nulle,  car  on  ne 
peut  donner  ce  nom  à  de  simples  frottis  qui  ne  sont  que  le  dessin 
un  peu  plus  arrêté  et  recouverts  ensuite  entièrement  par  la 
peinture.) 

FRESQUE.  On  aurait  tort  de  supposer  que  ce  genre  soit  plus 
difficile  que  la  peinture  à  l'huile,  parce  qu'il  demande  à  être  fait  au 
premier  coup.  Le  peintre  à  fresque  exige  moins  de  lui-même  maté- 
riellement parlant  :  il  sait  aussi  que  le  spectateur  ne  lui  demande 
aucune  des  finesses  qui  ne  s'obtiennent  dans  l'autre  genre  que  par 


JOURNAL  INÉDIT  DE  DELACROIX  i65 

des  travaux  compliqués.  Il  prend  ses  mesures  de  manière  à  abréger 
par  des  travaux  préparatoires  le  travail  définitif.  Comment  serait-il 
possible  qu'il  mît  la  moindre  unité  dans  un  ouvrage  qu'il  fait 
comme  une  mosaïque  et  pis  encore,  puisque  chaque  morceau,  au 
moment  où  il  le  peint,  est  différent  de  ton,  c'est-à-dire  par  parties 
juxtaposées,  sans  qu'il  soit  possible  d'accorder  celle  qui  est  peinte 
aujourd'hui  avec  celle  qui  a  été  peinte  hier,  s'il  ne  s'était  rendu 
auparavant  un  compte  exact  de  l'ensemble  de  son  tableau  ?  C'est 
l'office  du  carton  ou  dessin  dans  lequel  il  étudie  à  l'avance  les 
lignes,  l'effet  et  jusqu'à  la  couleur  qu'il  veut  exprimer. 

Il  ne  faut  pas  non  plus  prendre  au  pied  de  la  lettre  ce  qu'on  nous 
dit  de  la  merveilleuse  facilité  de  ces  faiseurs  de  fresque  à  triompher 
de  ces  obstacles.  Il  n'est  presque  pas  de  morceau  de  fresque  qui 
ait  satisfait  son  auteur  de  manière  à  le  dispenser  de  retouches  ; 
elles  sont  nombreuses  sur  les  ouvrages  les  plus  renommés. 
Et  qu'importe  après  tout  qu'un  ouvrage  soit  fait  facilement? 
Ce  qui  importe,  c'est  qu'il  produise  tout  l'effet  qu'on  a  droit 
d'attendre.  Seulement  il  faut  dire,  au  désavantage  de  la  fresque, 
que  ces  retouches  faites  après  coup  avec  une  espèce  de  détrempe 
et  même  quelquefois  à  l'huile,  peuvent  à  la  longue  trancher  sur 
le  tout  et  contribuer  au  défaut  de  solidité.  La  fresque  se  ternit  et 
pâlit  de  plus  en  plus  avec  le  temps.  Il  est  difficile  déjuger  au  bout 
d'un  siècle  ou  deux  de  ce  qu'a  pu  être  une  fresque  et  des  change- 
ments que  le  temps  y  a  produits.  Les  changements  qu'elle  subit 
sont  en  sens  inverse  de  ceux  qui  altèrent  les  tableaux  à  l'huile.  Le 
noir,  l'effet  sombre  se  produit  dans  ces  derniers  par  la  carboni- 
sation de  l'huile,  mais  plus  encore  par  la  crasse  des  vernis.  La 
fresque,  au  contraire,  dont  la  chaux  est  la  base,  contracte  par  l'effet 
de  l'humidité  des  lieux  où  elle  a  été  appliquée,  ou  par  celle  de 
l'atmosphère,  une  atténuation  sensible  de  ses  teintes. 

Tous  ceux  qui  ont  fait  de  la  fresque  ont  remarqué  qu'il  se  for- 
mait du  jour  au  lendemain,  à  la  surface  des  teintes  conservées 
dans  des  vases  séparés,  une  sorte  de  pellicule  blanchâtre  et  comme 
un  voile  grisâtre  ;  cet  effet,  plus  prononcé  sur  une  masse  con- 
sidérable de  la  même  teinte,  se  produit  à  la  longue  sur  la  peinture 
elle-même,  la  voile  en  quelque  sorte,  et  tend  à  la  désaccorder  par 
la  suite  ;  car  cette  atténuation  se  produisant  surtout  sur  les  teintes 
où  la  chaux  domine,  il  en  résulte  que  celles  qui  n'en  contiennent 
pas  une  aussi  grande  quantité  restent  plus  vives  et  amènent  par 


i66  L'ARTISTE 

leur  crudité  relative  un  effet  qui  n'était  pas  dans  la  pensée  du 
peintre.  On  conclura  aisément,  de  l'inconvénient  que  nous  venons 
de  signaler,  que  la  fresque  ne  convient  pas  à  nos  climats,  où  l'air 
contient  beaucoup  d'humidité  ;  à  la  vérité,  les  climats  chauds  leur 
sont  contraires  sous  un  autre  rapport,  qui  est  peut-être  plus  capi- 
tal encore. 

Un  des  grands  inconvénients  de  ce  genre  est  la  difficulté  de 
rendre  adhérente  au  mur  la  préparation  (on  aura  fait  précéder 
tout  ceci  d'une  explication  sommaire  du  procédé  de  la  fresque) 
nécessaire.  La  grande  sécheresse  ici  est  un  ennui  qu'il  est  im- 
possible de  combattre.  Toute  fresque  tend  à  la  longue  à  se  détacher 
de  la  muraille  contre  laquelle  elle  est  appliquée;  c'est  la  fin  la 
plus  ordinaire  et  la  plus  inévitable.  On  pourrait  peut-être  remédier 
en  partie  à  cela  (expliquer  le  procédé  de  la  bourre). 


PENSEE.  (Première  pensée.)  Les  premiers  linéaments  par  lesquels 
un  maître  habile  indique  sa  pensée  contiendront  le  germe  de  tout 
ce  que  l'ouvrage  présentera  de  saillant.  Raphaël,  Rembrandt,  le 
Poussin,  —  je  nomme  exprès  ceux-ci  parce  qu'ils  ont  brillé  sur- 
tout par  la  pensée,  —  jettent  sur  le  papier  quelques  traits  :  il 
semble  que  pas  un  ne  soit  indifférent.  Pour  des  yeux  intelligents, 
la  vie  déjà  est  partout  et  rien  dans  le  développement  de  ce  thème 
en  apparence  si  vague  ne  s'écartera  de  cette  conception  à  peine 
éclose  au  jour  et  complète  déjà. 

Il  est  des  talents  accomplis  qui  ne  présentent  pas  la  même 
vivacité  ni  surtout  la  même  clarté  dans  cette  espèce  d'éveil  de  la 
pensée  à  la  lumière;  chez  ces  derniers  l'exécution  est  nécessaire 
pour  arriver  à  l'imagination  du  spectateur.  En  général  ils  donnent 
beaucoup  à  l'imitation  ;  la  présence  du  modèle  leur  est  indispen- 
sable pour  assurer  leur  marche.  Ils  arrivent  par  une  autre  voie  à 
l'une  des  perfections  de  l'art. 

En  effet,  si  vous  ôtez  à  un  Titien,  à  un  Murillo,  à  un  Van  Dvck  la 
perfection  étonnante  de  cette  imitation  de  la  nature  vivante,  cette 
exécution  qui  fait  oublier  l'art  et  l'artiste,  vous  ne  trouvez  dans 
l'invention  du  sujet  ou  dans  sa  disposition  qu'un  motif  souvent 
dénué  d'intérêt  pour  l'esprit,  mais  que  le  magicien  saura  bien 
relever  parla  poésie  de  son  coloris  et  les  prodiges  de  son  pinceau. 
Le  relief  extraordinaire,  l'harmonie  des  nuances,  l'air  et  la  lumière, 


JOURNAL  INEDIT  DE  DELACROIX 


167 


toutes   les  merveilles  de  l'illusion  s'étaleront  sur  ce  thème  dont 
l'esquisse  froide  et  nue  ne  disait  rien  à  l'esprit. 

Qu'on  se  figure  ce  qu'a  pu  être  la  première  pensée  de  l'admirable 
tableau  des  Pèlerins  d'Enunaiis,  de  Paul  Véronèse  :  rien  de  plus 
froid  que  cette  disposition,  refroidie  encore  par  la  présence  de  ces 
personnages  étrangers  à  la  scène,  de  cette  famille  des  donateurs 
qui  se  trouve  là,  en  effet,  par  la  plus  singulière  convention,  de  ces 
petites  filles  en  robe  de  brocart  jouant  avec  un  chien  dans  l'en- 
droit le  plus  apparent  du  tableau,  de  tant  d'objets,  costumes, 
architecture,  etc.,  contraires  à  la  vraisemblance  ! 

Voyez,  au  contraire,  dans  Rembrandt,  le  croquis  de  ce  sujet 
qu'il  a  traité  plusieurs  fois  et  avec  prédilection  :  il  fait  passer 
devant  nos  yeux  cet  éclair  qui  éblouit  les  disciples  au  moment 
où  le  divin  Maître  se  transfigure  en  rompant  le  pain.  Le  lieu  est 
solitaire  ;  point  de  témoins  importuns  de  cette  miraculeuse  appari- 
tion. L'étonnement  profond,  le  respect,  la  terreur  se  peignent 
dans  ces  lignes  jetées  par  le  sentiment  sur  ce  cuivre,  qui  se  passe, 
pour  vous  émouvoir,  du  prestige  de  la  couleur. 

Dans  le  premier  coup  de  pinceau  que  Rubens  donne  à  son 
esquisse,  je  vois  Mars  ou  Bellone,  les  Furies  secouant  leur  torche 
aux  lueurs  sinistres,  les  divinités  paisibles  s'élançant  en  pleurant 
pour  les  arrêter  ou  s'enfuyant  à  leur  approche,  les  arts,  les  monu- 
ments détruits,  les  flammes  de  l'incendie.  Il  semble  dans  ces 
linéaments  à  peine  tracés  que  mon  esprit  devance  mon  œil  et 
saisisse  la  pensée  avant  presque  qu'elle  ait  pris  une.  forme.  Rubens 
trace  la  première  idée  de  son  sujet  avec  son  pinceau,  comme 
Raphaël  ou  Poussin  avec  leur  plume  ou  leur  crayon.  Malheur  à 
l'artiste  qui  finit  trop  tôt  certaines  parties  de  l'ébauche  !  Il  faut 
une  bien  grande  sûreté  pour  ne  pas  être  conduit  à  modifier  ces 
parties  quand  les  autres  parties  seront  finies  au  même  degré. 

EUGÈNE  DELACROIX. 


E.  FRÉMIET 


(Suite)  ' 


l  reste  à  savoir  si  ce  cheval,  qu'on  a  dit  trop  gros, 
est  bien  un  cheval,  et  si  cette  figure  qu'on  a 
déclarée  trop  petite  est  bien  celle  de  Jeanne  d'Arc. 
Pour  un  cheval,  celui  du  monument  de  la  rue  de 
Rivoli  en  est  un  vrai,  et  un  fameusement  beau. 
Ceux  qui  le  qualifièrent  de  cheval  de  ferme  n'ont 
pas  l'idée  du  vrai  cheval  d'armes;  le  percheron,  puissant  et 
somptueux  serviteur,  qui  conduit  aujourd'hui  les  soldats  du  feu  à 
l'incendie,  jadis  portait  à  travers  l'Europe  les  gens  de  la  Croisade, 
les  chevaliers  Credo,  à  la  délivrance  du  tombeau  du  Christ.  Jeanne 
d'Arc  monte  là  un  cheval  d'armes,  de  service,  un  étalon  majes- 
tueux, fier  et  grand,  pareil  à  celui  que  les  frères  de  Laval  ont  vu 
se  démenant  très  fort  devant  l'huis  de  son  logis.  «  Menez-le  à  la 
croix,  disait-elle,  il  se  calmera.  »  Et  l'on  admire  comment  cette 
jeune  fille  tient  en  main  ce  destrier,  ce  grand  trottier  qui  n'est 
maniable  que  parce  qu'il  est  dompté  comme  par  la  magie  d'un 
pouvoir  supérieur.  Il  est  serviablc  et  brave,  il  fera  de  la  route  et 
marchera  droit  contre  les  épieus  de  l'Anglais.  Il  a  des  muscles 
pour  suivre  les  durs  chemins  qui  mènent  à  la  victoire.  Son  enco- 
lure est  celle  d'un  cygne  d'épopée.  Lui  et  ses  pareils,  ses  quinze 
compagnons  de  l'écurie  de  Jeanne,  sont  taillés  sur  ce  modèle 
grandiose.  Ils  sont  un  triomphe  de  la  nature,  et  on  les  admire 
comme  le  plus  magnifique  présent  de  Dieu  à  l'homme. 

1    V.  l'Artiste  d'août,    septembre,    novembre    i8()2,   janvier,    septembre,   octobre  et 
décembre  i8y3. 


E.  FRÉMIET  169 

J'ai  essayé  précédemment  de  démontrer  par  où  M.  Frémiet  sait 
comme  personne  établir  une  statue  équestre,  comment  il  sait  faire 
valoir  l'homme  par  sa  monture  ou  emprunter  au  cavalier  la 
noblesse  dont  la  bête  a  besoin  pour  paraître  dans  tout  son  prix. 
On  connaît  cette  page  où  Commines,  racontant  la  bataille  de 
Fornoue,  nous  montre  le  roi  Charles  VIII,  en  armes,  monté  sur  le 
beau  cheval  noir  qui  lui  venait  du  duc  de  Savoie.  Ce  cheval  était 
borgne,  et  néanmoins  donnait  de  la  grandeur  à  ce  jeune  roi, 
d'allure  craintive,  au  point  qu'il  en  paraissait  tout  autre,  tant  ce 
cheval  «  le  montrait  grand  ».  Bien  qu'on  ait  écrit  que  M.  Frémiet 
n'était  pas  à  la  hauteur  de  sa  renommée  d'animalier  quand  il 
modelait  le  cheval  du  connétable  de  Clisson,  je  persiste  à  penser 
que  le  cheval  de  sa  Jeanne  d'Arc  est  de  la  famille  artistique  du 
cheval  noir  que  montait  Charles  VIII  à  Fornoue,  le  6  juillet  1495. 
Il  prête  de  son  caractère  à  la  figure  qui  le  surmonte.  Le  statuaire 
devait-il  oublier  que  Jeanne  d'Arc  était  une  femme  que  ne  pouvait 
pas  grandir  son  costume  masculin  ?  Ce  cheval,  par  sa  puissance 
même,  souligne  le  caractère  de  la  femme  à  cheval.  C'est  lui  qui  nous 
dénonce  à  distance  la  féminité  de  cette  figure  humaine,  enveloppée 
dans  l'airain  de  son  armure  d'homme.  Je  crois  bien  fort  que  c'est 
là  l'erreur  de  la  statue  de  Nancy,  où  Jeanne  d'Arc  a  perdu  du 
charme  mystérieux  de  sa  figure  de  vierge  pour  paraître  aussi  grande 
que  le  serait  un  homme.  A  travers  les  siècles,  Jeanne  d'Arc  nous 
arrive  comme  une  figure  humaine,  très  allégée  de  matière  réelle. 
Son  souvenir  survit  comme  un  souffle  céleste,  plus  lumineux  que 
charnel.  Elle  est  la  sœur  mystique  de  la  terre  de  France,  elle  est 
un  reflet  du  ciel  sur  cette  terre  comblée  de  promesses.  La  réalité 
de  sa  vie  miraculeuse  est  devenue  la  vérité  d'une  légende  authen- 
tique. Elle  est  presque  plus  une  âme  qu'un  corps;  elle  est  moins  la 
force  physique  de  la  victoire,  que  la  respiration  de  l'âme  française 
libérée.  Il  fallait  asseoir  tout  cet  intangible  sur  un  cheval.  Tout 
cela  ne  pouvait  guère  se  traduire  par  une  épaisse  couche  de 
bronze  ;  il  fallait  encore  alléger  le  poids  optique  de  ce  métal  déjà 
si  volatil,  pour  rendre  aux  yeux  l'idée  qu'on  doit  avoir  de  Jeanne 
d'Arc. 

Si  M.  Frémiet  avait  tort  pour  avoir  souligné,  par  les  proportions 
de  son  œuvre,  les  gracilités  féminines  qui  idéalisent  sa  figure,  c'est 
M.  Lesigne  qui  aurait  raison  parce  qu'il  aura  coulé  le  souvenir  de 
la  vierge  de  Domrémy  dans  le  moule  opaque  du  sacrilège.  Or,  la 


i7o  L'ARTISTE 

vérité  veut  que  le  statuaire,  qui  a  vu  juste,  ait  raison  sur  l'écri- 
vain, qui  a  vu  faux.  M.  Lesigne  veut  que  l'histoire  de  Jeanne  d'Arc 
soit  un  «  conte  de  la  mère  l'Oie  ».  Il  ne  veut  voir  dans  la  sainte 
de  la  France  ni  plus  ni  moins  qu'  «  une  robuste  paysanne  hallu- 
cinée, une  fille  aux  jarrets  solides,  une  porteuse  de  bannière  »,  tout 
comme  il  aurait  dit  une  porteuse  de  pain.  M.  Frémiet  est  resté 
dans  la  tradition;  il  n'a  fait  ni  une  robuste  paysanne  hallucinée, 
ni  une  fille  aux  jarrets  solides,  ni  une  porteuse  de  bannière.  Il  a 
montré  la  «  jeune  fille  d'une  remarquable  élégance  »,  d'attitude 
virile,  dont  parle  le  conseiller-chambellan  Perceval  de  Boulainvilliers 
dans  sa  lettre  en  latin  à  Etienne  Visconti,  duc  de  Milan,  en  date 
du  2 1  mai  142g.  J'imagine  que  le  témoignage  de  visu  de  Perceval 
de  Boulainvilliers  vaut  bien  les  hypothèses  scientifico-anthropo- 
logiques  de  M.  Lesigne.  M.  Frémiet  a  bien  fait  de  s'en  référer  aux 
gens  qui  avaient  vu.  Et,  quand  il  n'a  pas  donné  à  sa  figure  les 
hautes  dimensions  d'un  homme  à  cheval,  il  avait  encore  pour  lui 
l'assertion  de  Guillaume  du  Guast,  seigneur  italien,  attaché  à  la  cour 
de  Charles  VII,  et  qui  avait  vu  Jeanne  dans  son  costume  masculin: 
«  Jeanne  était  de  petite  taille  »,  dit-il,  en  ajoutant  qu'elle  avait  les 
cheveux  noirs,  était  très  forte  de  tout  son  corps,  et  que  «  son 
parler,  comme  c'est  l'usage  chez  les  femmes  de  France,  était  plein 
de  douceur  ». 

Où  M.  Frémiet  a  montré  qu'il  était  absolument  maître  de  son  sujet 
et  de  son  art,  c'est  quand  il  a  assis  sa  figure  de  Jeanne  d'Arc  sur  un 
cheval  qui  a  paru  trop  gros  aux  gens  qui  au  fond  tenaient  pour  la 
«  robuste  paysanne,  la  fille  aux  jarrets  solides  »,  que  M.  Lesigne 
a  trouvée  toute  faite  dans  les  théories  des  savants  opposés  à 
l'idéal  et  à  tous  ses  corollaires.  En  prenant  la  Jeanne  «  de  petite 
taille  »  de  Guillaume  du  Guast,  encore  amoindrie  par  le  costume 
d'homme,  comme  type  de  sa  composition,  le  statuaire  semble 
avoir  eu  peur  de  tomber  dans  le  grossier  réalisme  qui  déjà,  en 
1874,  préparait,  par  ses  critiques  sournoises,  sa  transposition  de 
l'idée  de  Jeanne  d'Arc.  Si,  en  1889,  M.  Frémiet  paraît  avoir  cédé  aux 
injonctions  des  matérialistes,  décidés  à  accaparer  le  culte  de  Jeanne 
d'Arc,  sa  statue  de  la  rue  de  Rivoli  prouve  que,  dans  le  principe, 
il  tenait  pour  la  tradition,  pour  cette  remarquable  élégance 
signalée  par  Perceval  de  Boulainvilliers.  En  outre,  en  laissant  au 
cheval  ses  proportions  historiques  de  grand  coursier  de  guerre,  il 
soulignait  cette  élégance,  il  l'affinait  jusqu'à  donner  l'impression 


E.  FRÉM1ET  i7i 

de  tout  cet  intangible,  qui  est  l'atmosphère  normale  du  surnaturel 
de  la  Mission  de  Jeanne  d'Arc.  Ainsi  modelé  dans  la  fermeté  de 
ses  muscles,  dans  la  belle  ampleur  de  ses  formes  de  cheval  d'armes, 
destiné  à  porter  des  gens  de  guerre  avec  leur  armure,  ce  cheval 
endossait  toutes  les  responsabilités  de  la  matière.  C'était  lui  la 
terre  en  marche,  lui  la  réalité.  Le  réalisme  des  détails  passait  à  son 
actif,  et  l'image  de  Jeanne  d'Arc  n'avait  plus  qu'à  surmonter  dans 
son  geste  hiératique  toute  la  réalité  laissée  sous  ses  pieds.  C'est 
par  là  que  ce  destrier  grand  et  fort  est  bien  le  cheval  de  Jeanne 
d'Arc  ;  il  est  bien  le  socle  puissant  qui  convenait  à  cette  figure 
unique  de  la  vierge  d'Orléans,  dont  la  formule  artistique,  pour 
vivre  à  l'unisson  du  thème  divin,  a  besoin  comme  point  d'appui 
de  ce  qui  donne  la  plus  noble  impression  de  la  force.  Ce  cheval 
de  la  place  des  Pyramides  est  le  cheval  de  Jeanne  d'Arc  parce  qu'il 
donne  une  très  exacte  vision  de  ce  que  fut  l'héroïne  elle-même, 
la  vision  de  l'Idéal  dans  le  Réel. 

Il  est  le  cheval  de  la  Pucelle,  comme  le  cheval  du  connétable 
Clisson  est  le  cheval  du  connétable  par  ses  formes  aiguës  et 
décidées  ;  comme  le  cheval  du  Velasque^  est  la  vraie  monture  du 
roi  des  peintres,  par  la  splendeur  de  ses  modelés;  comme  le  cheval 
du  Grand  Condé  est  bien  celui  qu'il  fallait  trouver  au  bout  de  son 
ébauchoir  pour  monter  ce  prince  du  sang,  homme  de  belle  mine. 
Je  le  répète,  parce  que  j'ai  besoin  de  préciser  ici  à  nouveau  : 
M.  Frémiet  sait  ce  que  tous  les  cavaliers  ne  savent  pas,  et  ce 
qu'ignorent  tous  les  gens  qui  ont  critiqué  l'esthétique  de  sa  cava- 
lerie d'airain.  Il  sait  approprier  la  monture  à  la  physionomie  du 
personnage  en  selle.  Il  n'a  pas  mis  Ve\asqne\  sur  le  cheval  de 
Clisson,  et  il  n'a  pas  commis  la  faute  de  monter  Jeanne  d'Arc  sur 
une  haquenée  de  châtelaine  '.  Il  a  laissé  au  duc  d'Orléans  sa  mon- 
ture de  tournoi,  la  même  qui  servait  à  la  guerre.  On  ne  saurait  lui 
reprocher  d'avoir  un  type  uniforme  pour  les  chevaux  de  ses  statues 
équestres.  Il  ne  les  puise  pas  dans  un  moule  tout  préparé  pour 
servir  à  tout  le  monde  indifféremment,  comme  au  manège.  Le 
moule  est  brisé  dès  qu'il  a  servi,  et  chaque  personnage  monte  son 

1  «  ...  Interrogée  si  avoit  un  cheval  quand  elle  fut  prinse,  et  s'il  estoit  coursier  ou 
hacquenée,  respond  qu'elle  estoit  à  cheval  sur  un  demi-coursier,  et  qu'elle  avoit  cinq 
coursiers  sans  les  trottiers,  où  il  y  en  avoit  plus  de  sept.  »  (Procès  de  la  Pucelle,  p.  482.) 
Jeanne  eut  cependant  une  haquenée,  mais  pas  longtemps.  Elle  l'avait  achetée  de  l'évêque 
de  Senlis,  et  payée  deux  cents  saluts.  Mais  elle  écrivit  à  l'évêque  qu'il  pourrait  ravoir  sa 
haquenée;  Jeanne  ne  la  voulait  point  garder,  «  vu  qu'elle  ne  valait  rien  pour  peiner  », 


i72  L'ARTISTE 

cheval  à  lui,  celui  qui  lui  sied,  qui  lui  ressemble,  qui  le  complète 
et  lui  conserve,  dans  l'histoire  de  l'art,  la  physionomie  qu'il  avait 
dans  l'histoire.  Le  Grand  Condé  monte  un  cheval  inouï  de  carac- 
tère et  de  grandeur.  Il  a  des  airs  d'oiseau  de  proie,  et  ses  oreilles 
pointent  comme  celles  d'un  grand  duc.  Le  cheval  de  Richard- 
Cœur-dc-Lion,  dont  parle  Joinville,  qui  est  resté  proverbial  dans 
les  rangs  des  Sarrasins  où  il  servait  à  faire  peur  aux  petits  enfants, 
devait  être  de  cette  espèce-là.  Ce  n'est  pas  un  cheval,  c'est  un 
aigle.  Il  a  du  griffon  héraldique,  un  griffon  qui  aurait  perdu  ses 
ailes  en  touchant  terre.  Quelqu'un  qui  s'y  connaît  et  a  appris  les 
chevaux  dans  l'entourage  du  comte  de  Chambord,  qui  en  avait  de 
beaux  et  attelait  à  cinq,  regardait  un  jour  avec  moi  ce  petit  bronze 
du  Grand  Condé  à.  la  vitrine  de  son  éditeur:  «Ce  cheval-là,  disait-il, 
ce  n'est  pas  le  cheval  de  tout  le  monde;  il  faut  en  avoir  le  droit 
pour  monter  là-dessus,  être  le  Grand  Turc,  prince  du  sang  de 
France,  ou  général  victorieux.  C'est  le  cheval  d'un  grand  gen- 
tilhomme ». 


Les  fins  experts  qui  ont  maltraité  le  cheval  de  la  Jeanne  d'Arc 
de  M.  Frémiet,  se  tromperaient  grossièrement  s'ils  croyaient 
pouvoir  jamais  monter  un  pareil  animal.  Ils  y  seraient  déplacés, 
disons  le  mot,  déclassés.  Celui-là  aussi  appelle  un  cava-lier  hors 
pair,  quelqu'un  de  rare  et  de  très  supérieur.  Ce  cheval-là  est  un 
très  grand  monsieur,  c'est  un  héros.  Il  lui  faut  un  cavalier  dont 
la  mine  cadre  avec  la  sienne.  Et  ce  n'est  pas  avec  le  chapeau  de 
soie  sur  la  tête,  cette  tiare  économiste,  qu'on  peut  faire  figure  sur 
la  selle  qu'il  porte.  Il  faut  un  casque  ou  une  auréole.  Ce  cheval 
d'armes  est  armé  chevalier,  il  a  conscience  de  son  rôle  et  de  son 
rang.  Il  est  le  cheval  de  Patay,  d'Orléans  ou  de  Reims.  Noir,  en 
Berry,  au  pied  de  la  croix,  «  devant  l'église  tout  près  au  bord  du 
chemin  »,  il  sera  blanc  le  jour  du  sacre.  Jeanne  d'Arc  a  des 
chevaux  de  rechange,  mais  l'art  résume,,  et  celui-ci  les  contient 
tous,  car  ils  étaient  tous  semblables,  tous  issus  des  fortes  races 
de  France,  venues  de  Terre  Sainte  avant  le  monde  chrétien. 
Ces  étalons-là  étaient  les  chevaux  de  la  chevalerie  gauloise,  une 
noblesse  montée  depuis  des  siècles  au  temps  où  les  Francs  étaient 
encore  gens  de  pied.  Quand  l'empereur  Charles  IV  d'Allemagne 
vint  en  France  pour  offrir  à  notre  roi  Charles  V  des  secours  contre 


E.  FRÉMI  ET 


,7.3 


les  Anglais,  avec  lesquels  le  roi  était  en  guerre  par  suite  de 
plusieurs  violations  du  traité  de  Brétigny,  le  roi  envoya  à  l'em- 
pereur et  à  son  fils  Venceslas,  roi  des  Romains,  deux  chevaux  de 
cette  grande  famille  terrienne.  Ces  deux  chevaux  étaient  noirs, 
pour  marquer  aux  yeux  du  peuple  que  l'empereur  et  son  fils 
n'avaient  aucune  espèce  de  domination  en  France.  Le  roi,  en 
revanche,  montait  un  cheval  blanc.  C'est  Bernard  de  Montfaucon 
qui  l'affirme.  L'entrevue  eut  lieu  au  nord  de  Paris,  «  à  my  voie 
du  moulin  à  vent  et  de  La  Chapelle  ».  Et  le  roi,  après  les  saluts 
fraternels,  rentra  à  son  palais,  chevauchant  entre  l'empereur  à 
dextre  et  le  roi  des  Romains  à  senestre.  Ces  bêtes-là  sont  des  bêtes 
somptueuses,  dont  la  grandeur  native  a  été  avilie  par  l'utilitarisme 
de  notre  démocratie  d'ingénieurs,  mais  qui  étaient  placées  jadis 
au  plus  haut  rang,  comme  encore  aujourd'hui  chez  les  Arabes,  en 
raison  de  la  beauté  de  leur  naissance  et  de  la  noblesse  de  leurs 
services.  Celui  de  la  Jeanne  d'Arc  de  la  rue  de  Rivoli  a  la  grande 
mine  de  son  emploi.  Ceux  qui  l'ont  pris  pour  un  cheval  de  ferme 
ne  savent  pas  le  prix  d'un  vrai  cheval,  et  sont  incapables  de  dis- 
tinguer le  cheval  nature,  le  cheval  pur,  du  cheval  asservi  par  les 
travaux,  affaissé  sous  le  joug  des  douleurs  de  la  vie  positive.  Leur 
incapacité  est  pareille  à  celle  de  ces  gens  qui  donnèrent  gratis  aux 
Prussiens,  en  181 5,  Morvic,  le  plus  bel  étalon  qu'on  ait  pu  voir, 
et  que  la  France  avait  payé  soixante  mille  francs,  sans  penser  que 
les  fils  de  Morvic  pourraient  revenir  un  jour  chez  nous,  montés 
par  des  uhlans,  éclaireurs  d'une  nouvelle  invasion.  M.  Frémiet  a 
fait  du  cheval  de  son  monument  de  la  place  des  Pyramides  ce 
qu'il  devait  être,  le  cheval  de  Jeanne  d'Arc,  quelque  chose  comme 
le  collaborateur  d'une  œuvre  extraordinaire,  une  manière  de 
Pégase  chrétien,  un  être  de  choix,  une  créature  d'élite,  destinée  à 
une  opération  supérieure,  une  délivrance,  un  miracle.  Avant  d'être 
devenu  un  cheval  de  trait,  une  bête  de  somme,  le  cheval  fut 
Pégase.  Son  berceau  nous  est  caché  dans  les  nuages  des  apoca- 
lypses lointaines.  Pégase  fut  son  nom  d'origine.  De  tous  temps  les 
peuples  l'ont  considéré  comme  une  créature  d'essence  divine.  Et 
Pégase  est  un  agent  de  l'Esprit.  Il  vole  par  les  airs  et  porte  la 
Poésie  qui  plane  par  ses  ailes.  Il  est  par  là  une  figure  très  pure, 
un  instrument  de  la  conquête  divine1.  Monté  par  Jeanne  d'Arc  ou 


1  Partout  et  de  tous  temps,  chez  les  païens  comme  dans  la  tradition  des  chrétiens,  le 


i74  L'ARTISTE 

Persée,  sa  mission  est  une  délivrance  '.  Il  collabore  au  salut  des 
bons,  victimes  des  méchants.  Le  cheval,  dans  la  réalité,  signifie  la 
force,  la  patience  et  le  courage.  Sorti  de  là,  il  sort  de  lui-même, 
devient  un  monstre,  tout  comme  l'homme  passe  monstre  lorsqu'il 
cesse  d'être  bon  et  manque  à  ses  devoirs  de  reconnaissance  envers 
le  Créateur.  Le  cheval  sorti  de  lui-même,  sorti  de  sa  mission 
d'héroïsme  et  de  bienfaisance,  est  un  monstre  ou  une  inutilité, 
licorne  ou  cheval  de  courses.  Le  cheval  de  courses  passé  au 
laminoir  de  l'entraînement  est  une  parodie.  L'âne  sauvage  de 
^Ctésias,  la  licorne  qui  tue  et  affile  sa  corne  sur  une  pierre  pour 
éventrer  son  ennemi,  est  un  contre-signe,  l'envers  du  cheval.  Le 
monstre  et  la  parodie,  nous  trouvons  les  deux  sous  la  protection 
de  l'Angleterre,  obligée  de  fausser  le  cheval  pour  se  l'approprier. 
L'Anglais  Bedford,  l'homme  odieux  qui  voulait  violer  en  Jeanne 
d'Arc  le  mystère  divin  de  la  virginité,  agissant  pour  le  compte  des 
Anglais,  chevauchait  la  licorne  symbolique  de  l'écu  d'Angleterre. 
Jeanne  la  Pucelle  chargeait  l'Anglais,  montée  sur  Pégase,  pour 
arracher  la  France,  chrétienne  Andromède,  à  la  rapacité  de 
l'éternel  dragon  dévorant. 

Le  cheval  de  la  Jeanne  d'Arc  de  la  place  des  Pyramides  est 
marqué  de  son  signe  originel,  la  pureté  de  la  force  dans  la  beauté. 
C'est  le  cheval  nature,  tel  qu'il  est  descendu  de  l'Apocalypse,  vierge 
de  toute  tare  et  de  tout  joug  autre  que  le  joug  de  l'Esprit.  Le  vent 
de  ses  ailes  effacées  par  le  contact  du  sol  frissonne  dans  ses 
jambes  rebondissantes.  Dire  qu'il  est  fringant,  c'est  parler  pour 
ne  rien  dire.  Un  cheval  de  cette  mine-là  n'est  pas  fringant,  il  est 
magnifique.  Il  ne  piaffe  pas,  il  est  beau.  Il  porte  beau,  non  parce 
qu'on  lui  a  appris  à  porter  beau,  mais  parce  qu'il  est  beau  de 
naissance,  par  destinée,  par  mission.  Cette  beauté  pure,  native,  nous 


cheval  est  l'agent  des  relations  de  l'homme  avec  la  vie  supérieure.  C'est  lui  qui  porte 
Apollon  et  traîne  le  char  du  Soleil,  dans  la  mythologie  gréco-païenne.  Dans  la  Bible, 
nous  retrouvons  le  cheval  attelé  au  char  de  feu  qui  emporte  Elie  au  ciel.  Dans  l'icono- 
graphie, on  rencontre  très  souvent  l'image  du  cheval  pour  représenter  l'âme  humaine,  ou 
comme  emblème  des  apôtres  traînant  le  char  de  l'Eglise.  Le  cheval  blanc  de  l'Apocalypse 
est  le  signe  de  la  victoire.  C'est  lui  que  monte  le  Christ  triomphant,  ainsi  que  cela  se  voit 
dans  une  peinture  du  XIIe  siècle  à  Auxerre  et  dans  un  vitrail  de  l'Eglise  de  Brou. 
A  Auxerre,  le  Christ  est  en  figure  équestre,  tenant  en  main  un  sceptre,  monté  sur  un 
cheval  blanc,  au  centre  d'une  grande  croix  autour  de  laquelle  chevauchent  quatre  figures 
équestres  d'anges.  Ce  Christ  est  l'image  de  l'Eglise  triomphante.  Le  cheval  représente 
l'humanité  de  Notre-Seigneur,  dont  la  figure  humaine  symbolise  la  divinité. 
1  Saint  Georges  délivrant  sainte  Marguerite  est  le  Persée  du  monde  chrétien. 


E.  FREMI  ET 


l7D 


montre  qu'il  est  appelé  aux  plus  hautes  charges  de  son  état  de 
collaborateur  des  meilleures  actions  humaines.  Cette  beauté  lui 
vient  de  la  merveilleuse  répartition  de  ses  forces.  Son  élégance 
est  le  geste  de  sa  souplesse.  En  le  regardant  bien,  on  s'aperçoit, 
si  on  y  voit  clair,  que  Dieu  n'a  pas  donné  le  cheval  à  l'homme 
afin  que  l'homme  avilisse  le  cheval,  afin  que  l'homme  s'enor- 
gueillisse à  l'idée  d'avilir  une  créature  admirable.  L'homme, 
pour  ne  pas  sortir  de  son  rôle,  doit  attendre  des  services 
du  cheval,  rien  de  plus,  en  utilisant  sa  force,  sa  patience  et  son 
courage,  non  en  les  épuisant.  Le  cheval,  trop  abaissé  au  métier  de 
bête  de  somme,  est  l'indice  d'une  humanité  surbaissée,  abrutie  par 
l'esprit  des  affaires.  Quand  Pégase  est  licorne  guerrière,  comme 
dans  la  guerre  de  Cent  ans,  l'homme  est  criminel,  témoin  Bedford 
qui  l'emploie,  ou  assassin  comme  Pierre  Cauchon  qui  lui  apporte 
sa  proie.  Quand  Pégase  est  licorne  domestique,  l'homme  qui 
l'exploite  est  maquignon,  tel  M.  X...,  job-master. 

En  donnant  au  cheval  l'importance  qu'il  a  dans  son  monument 
votif  de  la  rue  de  Rivoli,  M.  Frémiet  a  fait  une  reconstitution 
précieuse.  Il  a  défini,  par  la  beauté  de  son  image,  le  rang  du 
cheval  dans  le  monde  de  la  chevalerie.  A  côté  de  l'héroïsme  du 
chevalier,  il  a  montré  la  splendeur  physique  du  cheval.  C'était 
nous  inviter  à  rechercher  les  effets  de  cette  beauté  extérieure  dans 
les  qualités  intérieures  qui  marquent  la  destinée  du  cheval  depuis 
qu'il  a  été  mis  au  monde  pour  prendre  part  aux  actions  d'éclat  de 
l'être  humain.  M.  Frémiet  risquait,  en  somme,  une  belle  partie. 
Il  jouait  gros  jeu  contre  l'incompétence  absolue  de  ses  contem- 
porains, tous  plus  ignorants  les  uns  que  les  autres  en  la  matière, 
n'ayant  jamais  eu  le  sens  du  cheval  nature  et  ne  connaissant  que 
la  bête  de  rapport,  —  fiacre  ou  sport,  —  la  bête  avilie,  usée  par 
un  service  d'où  l'homme  tire  de  l'argent.  L'éminent  statuaire  ne 
pouvait  avoir  gain  de  cause  contre  les  critiques  qui  ne  manquèrent 
point  de  coasser,  qu'en  donnant  à  s'a  Jeanne  d'Arc  une  monture 
digne  d'elle,  digne  de  l'idée  qu'on  en  doit  concevoir,  digne  d'entrer 
par  sa  splendeur  réelle  dans  l'idéal  de  la  tradition  de  Jeanne  la 
Pucelle.  M.  Frémiet  est  resté  le  maître  de  la  situation  qu'il  avait 
créée  dans  l'art  de  son  temps.  Il  a  imposé  au  public  un  cheval 
comme  on  n'en  connaissait  plus;  il  a  monté  sa  figure  de  Jeanne 
d'Arc  sur  un  animal  d'une  magnificence  de  formes  qui  justifie  la 
mythologie  de  lui  attribuer  une  origine  céleste.  En  un  mot,  ce 


176  L'ARTISTE 

statuaire  a  montré  au  peuple  de  France  ce  que  c'est  qu'un  vrai 
cheval,  un  beau  cheval,  celui  que  j'appelle  le  cheval  nature. 

Du  même  coup,  il  montrait  le  rôle  du  cheval  dans  la  mission 
de  Jeanne  d'Arc.  Ce  qui  ne  nous  venait  même  pas  à  l'esprit  devant 
la   monture    conventionnelle  de   la  Jeanne  d'Arc  de   Foyatier,    à 
Orléans,  nous  emplissait  l'intelligence  devant  le  monument  de 
M.  Frémiet.  Et  l'on  concevait  aussitôt  l'idée  que  Jeanne  d'Arc  est 
par  excellence  une  figure  équestre.  C'est  à  ce  point  qu'il  semble 
que  l'artiste  ait  voulu  éviter  toute  méprise  possible,  comme  pour 
dire  qu'en  faisant  une  statue  équestre  de  la  Pucelle  son  intention 
était  bien  de  faire  une  Jeanne  d'Arc,  et  point  autre  chose.  Jeanne 
d'Arc  à  cheval,  il  semble  que  c'est  presque  plus  une  Jeanne  d'Arc 
qu'une  statue  en  pied.  La  statue  de  Rude  est  un  monument  de 
musée;  celle  de  la  duchesse  d'Orléans  est  une  image  de  paroissien. 
Sans  doute  on  y  reconnaît  bien  l'idée  qu'on  se  fait  de  la  sainte 
héroïne  de  Domrémy.  Prenez  le  plus  humble  des  dessins,  si  c'est 
une  figure  de  femme   à   cheval,  avec   une   bannière,  un  enfant 
l'appellera  Jeanne  d'Arc.  En  langage  artiste,  la  formule  de  Jeanne 
d'Arc  est  une  formule  équestre.  C'est  presque  le  seul  moyen  que 
nous  ayons  de  la  faire  ressemblante,  puisque  son  portrait  n'existe 
pas.  En  tout  cas,  c'est  la  plus  sûre  méthode  d'empêcher  qu'on  la 
confonde  avec  telle  figure  historique  qu'on  voudra  choisir.  Jeanne 
Hachette  est  une  figure  à  pied  ;  la  première  idée  qu'on  en  reçoit, 
c'est  celle  d'une  femme  encadrée  dans  des  créneaux  de  rempart, 
un  hachon  à  la  main.  La  vision  artistique  de  la  Pucelle  d'Orléans, 
la  forme  que  son  souvenir  conserve  à  travers  les  âges,  la  première 
idée  qu'on  en  prenne  dès  que  son  nom  est  prononcé,  c'est  l'idée 
d'une  forme  à  cheval.  Il  faut  un  effort  d'esprit  ou  la  tradition  d'un 
épisode  social  pour  qu'un  artiste  imagine  une  Jeanne  d'Arc  à  pied. 
Hormis  la  Jeanne  d'Arc  de  M.  Allar,  à  Domrémy,  qui  est  à  genoux 
et  dont  les  mains  sont  tendues  vers  ses  trois  apparitions  qui  sont 
là  debout  au-dessus  d'elle,  une  Jeanne  d'Arc  qui  n'est  pas  équestre 
ne  peut  pas  se  passer  d'une  inscription  qui  fixe  l'esprit.  Ouand 
M.  Frémiet  ajouta  à  sa  série  d'études  sur  la  Pucelle  la  statuette  en 
bronze  doré,  à  pied,  tenant  sa  bannière  serrée  sur  sa  poitrine,  en 
marche  comme  à  l'assaut  de  la  bastide  des  Tourelles,  il  écrivit  sur 
le  socle  :  La  Pucelle  d'Orlievs.  A  pied,  elle  n'est  pas  dans  la  pléni- 
tude de  son  symbole.  Elle  relève  de  l'anecdote  ou  du  particulier 
de  sa  vie  privée,  le  repos  ou  la  prière.  Jeanne  déposait  ses  armes 


E.  FRÉMI  ET  i77 

pour  recevoir  les  sacrements.  Pour  la  reconnaître  d'emblée  dans 
une  image  pédestre,  nous  avons  besoin  d'un  attribut,  comme  son 
écusson,  ou  une  légende  qui  précise.  Jeanne  à  pied  n'appartient 
pas  à  la  grande  histoire,  elle  n'est  pas  dans  son  geste  significatif 
d'ange  de  salut.  Il  n'y  a  qu'un  moment  de  sa  vie  officielle  où  l'on 
puisse  concevoir  sa  figure  à  pied,  sans  crainte  de  la  confondre  : 
c'est  lorsqu'elle  est  debout  sur  les  marches  de  l'autel,  à  Reims, 
pendant  la  cérémonie  du  sacre.  A  cet  instant,  elle  est  descendue 
de  son  cheval.  C'est  fini.  Son  œuvre  est  accomplie,  sa  mission  est 
achevée  ;  elle  le  dit  elle-même,  elle  voudrait  partir,  laisser  là  ses 
armes,  s'en  aller  «  servir  ses  parents  ».  Car  désormais  elle  n'est 
plus  assurée  de  la  victoire.  Hors  de  cette  apothéose  du  sacre,  où 
l'esprit  public  se  la  représentera  toujours  debout,  à  la  droite  de 
Charles,  sa  bannière  en  main,  Jeanne  d'Arc  est  inséparable  de  son 
cheval.  Jeanne  est  un  chevalier.  Et  l'idée  de  chevalier  implique 
l'œuvre  équestre.  La  représentation  artistique  de  Jeanne  d'Arc, 
son  relief  dans  l'histoire  de  la  France,  est  liée  à  l'effigie  du  cheval, 
comme  l'effigie  de  Judith  est  inséparable  de  la  couche  d'Holo- 
pherne. 

Jeanne,  effigie  guerrière,  martyre  de  la  guerre,  victorieuse  à  la 
guerre,  puis  prisonnière  de  guerre,  est  une  effigie  à  cheval,  tou- 
jours à  cheval.  Esthétiquement  parlant,  elle  est  aussi  inséparable 
de  son  cheval  que  de  sa  bannière  et  de  son  auréole.  Elle  sera  une 
Jeanne  d'Arc  avec  l'un  ou  l'autre  de  ces  attributs,  mais  elle  ne 
sera  complètement  elle-même,  que  montée  sur  son  cheval  d'armes. 
Ce  cheval  ne  lui  devient  inutile  qu'au  sacre  de  Reims,  parce  que 
là  elle  a  fini  sa  tâche  et  que  «  maintenant  est  exécuté  le  plaisir 
de  Dieu  »,  qui  voulait  que  le  dauphin  vînt  à  Reims  recevoir  son 
digne  sacre.  Mais,  puisqu'elle  reprend  la  campagne,  son  cheval  la 
suivra  jusqu'à  Compiègne,  jusqu'au  moment  où  un  soldat  bour- 
guignon, la  saisissant  à  la  jambe,  l'aura  tirée  à  bas  de  sa  selle. 
Alors  son  cheval  ne  lui  servira  plus  de  rien,  sa  bannière  lui  a  été 
arrachée.  Elle  est  en  route  pour  le  martyre.  Elle  était  sur  le  chemin 
des  croisades,  la  voici  sur  le  chemin  de  la  croix.  Et  le  calvaire  se 
monte  à  pied.  Jeanne  n'a  plus  qu'à  conquérir  son  auréole  dont 
les  rayons  vont  s'allumer  au  feu  du  bûcher.  Le  cheval  et  le  bûcher 
auront  conduit  la  pauvre  sainte  Jeanne  aux  deux  termes  de  sa 
mission.  Le  cheval  la  conduisait  à  la  victoire,  le  bûcher  la  porta 
au  ciel,  sa  vraie  patrie. 

1894.  —  L'ARTISTE.  —  NOUVELLE  PÉRIODE  :  T.  VII  12 


L'ARTISTE 


Jeanne  d'Arc,  statue  pédestre,  ce  n'est  jamais  qu'un  épisode  de 
l'histoire  de  l'art.  M.  Frémict,  qui  a  voulu,  lui  aussi,  tracer  une 
biographie  à  sa  manière  de  la  vierge  de  Domrémy,  l'a  montrée 
dans  différentes  attitudes  de  sa  vie.  Il  a  commencé  par  une  statue 
équestre  qui  signifie  la  mission  dans  sa  totalité,  qui  résume  toutes 
les  attitudes  de  cette  existence  miraculeuse.  Encore,  lorsqu'il 
s'attache  à  un  trait  de  la  vie  de  Jeanne  d'Arc,  choisit-il  un  geste 
qui  est  lui-même  un  trait  caractéristique  plus  qu'un  épisode.  Il  fera 
une  Jeanne  d'Arc  en  prière,  à  genoux,  revêtue  de  son  armure  blanche. 
C'est  la  vierge  inspirée  qui  se  recueille  et  demande  conseil  à  ses 
voix,  implore  le  secours  divin  au  moment  du  danger  comme  après 
sa  blessure  au  siège  d'Orléans.  Un  autre  jour,  la  voici  marchant  à 
l'assaut,  sa  bannière  posée  sur  le  cœur,  les  yeux  au  ciel,  certaine 
de  la  victoire  :  «  Avec  l'aide  de  Dieu,  nous  la  prendrons  »,  dit-elle 
en  marchant  sur  la  bastille  des  Tourelles. 

La  dernière  fois  que  M.  Frémiet  montra  une  Jeanne  d'Arc,  c'était 
celle  qu'on  a  vue  l'an  passé  au  Salon.  C'était  la  bergère  de  Dom- 
rémy surprise  par  ses  voix  qui  semblent  lui  parler  pour  la  première 
fois.  De  prime  abord,  devant  cette  statuette  étrange,  on  se  demande 
si  l'artiste,  entraîné  par  l'esprit  actuel,  n'a  pas  pensé  plus  à  la 
jeune  fille  névrosée  qu'à  la  vierge  inspirée.  La  nuance  est  si  déli- 
cate dans  l'expression  qu'on  hésite  un  moment  devant  le  pitto- 
resque pénétrant  de  cette  statuette  où  se  voit  autant  de  terreur 
que  de  volonté  profonde.  Cependant,  malgré  tout,  l'inquiétude 
vous  abandonne  devant  le  mystère  intense  qui  anime  cette 
figurine,  où  l'artiste  indique  déjà  la  mission  guerrière  par  la  que- 
nouille collée  au  côté  gauche  comme  une  épée.  Cette  quenouille 
sera  bientôt  remplacée  par  cette  vieille  épée  rouillée  que  Jeanne 
sait  se  trouver  sur  la  tombe  d'un  chevalier,  dans  l'église  de  Fier- 
bois.  Non,  cette  bergère-là,  dont  la  quenouille  est  droite  comme 
une  arme  et  dont  le  surcot  de  laine  s'applique  au  corps  comme 
une  cuirasse,  n'est  point  une  bergeronnette  sans  avenir.  C'est  bien 
la  bergère  de  Domrémy,  celle  à  qui  Dieu  confiera  tout  à  l'heure 
la  garde  du  troupeau  de  France.  Cette  jeune  fille-là  n'est  point 
comme  l'ordinaire  des  jeunes  femmes  de  son  âge.  L'artiste  nous 
donne  à  pressentir  que,  si  elle  est  à  pied  en  ce  moment,  demain 
elle  chevauchera  un  destrier  de  guerre  et  sa  vie  se  passera  à  cheval; 


L'ARTISTE 


A   nOMREMY 


E.  FRÉMIET 


179 


c'est  une  vierge  inspirée,  désignée,  sacrifiée,  qui  ne  descendra  de 
son  cheval  de  bataille  que  pour  monter  sur  le  bûcher  du  martyr. 
Demain  elle  montera  à  cheval  pour  sauver  la  France  qui  se 
meurt,  pour  sauver  la  chrétienté  prête  à  s'engloutir  dans  l'hérésie 
qui  monte  depuis  Viclef.  Elle  entrera  dans  la  vie  à  cheval.  C'est 
bien  la  même  que  nous  avons  vue  déjà  sur  la  place  des  Pyramides. 
Ici,  dans  son  costume  de  bergère,  Jeanne  en  est  encore  au  balbu- 
tiement de  sa  destinée.  Nous  savons  le  sens  de  sa  prière,  car  la 
statue  équestre  de  la  rue  de  Rivoli  nous  a  tout  dit  d'un  mot.  Sur 
son  cheval,  avec  son  épée,  sa  bannière,  son  auréole,  cette  Jeanne 
d 'Arc  nous  a  tout  expliqué.  Cette  figure  équestre  résume  son 
action  mystérieuse  et  divine.  C'est  bien  la  vierge  de  Domrémy,  la 
même  que  cette  bergère,  mais  la  même,  d'enfant  devenue  femme, 
de  jeune  fille  passée  héroïne.  Cette  auréole,  cette  bannière,  cette 
épée,  ce  cheval  majestueux  et  fort,  tout  cela  constitue  un  monument 
total,  complet,  définitif.  Il  n'y  manque  rien  pour  traduire  la  victoire 
et  le  martyre.  En  pied,  cette  Jeanne  d'Arc  serait  privée  de  ce  qui  fut 
l'essentiel  de  son  geste  militaire,  le  cheval.  Ce  cheval  est  le  signe 
de  la  mission  divine  confiée  à  une  destinée  humaine,  c'est  le  geste 
de  la  guerre,  la  partie  tangible  du  miracle  de  cette  vie  surnaturelle. 
Équestre,  cette  statue  de  Jeanne  d'Arc  dit  très  bien  ce  qu'elle  veut 
dire.  Elle  représente  ce  que  tout  le  monde  a  vu,  la  Pucelle  en 
marche  contre  un  ennemi  qui  foulait  le  sol,  moins  peut-être  pour 
étouffer  la  France,  que  pour  conquérir  la  France  aux  protestations 
de  Jean  Huss,  l'avocat  de  Viclef.  Ce  cheval  marque  en  plein  le 
geste  en  avant  de  l'extérieur  guerrier  qui  servait  d'armure  à  la 
destinée  de  Jeanne,  agent  de  Dieu  au  service  de  la  cause  du  Christ. 
Il  représente  la  carrière  parcourue  au  pourchas  de  l'Anglais  vaincu, 
le  geste  public,  le  geste  nécessaire  pour  faire  admettre  Jeanne  des 
humains  incrédules  et  fermés  au  sens  caché  des  mystères. 

C'est  à  cheval  que  Jeanne  est  entrée  dans  l'histoire  humaine. 
Elle  est  en  selle,  non  comme  une  écuyère  ou  comme  une  ama- 
zone, mais  comme  une  missionnaire  dont  la  mission  va  s'accomplir 
sur  le  terrain  des  choses  de  la  guerre.  C'est  à  cheval  qu'elle  se  met 
en  route  pour  la  cour,  qu'elle  quitte  Vaucoulcurs.  Son  cheval  avait 
été  acheté  par  son  oncle,  Durand  Laxart,  et  l'équipement  avait  été 
fourni  par  le  menu  peuple.  On  gagnera  Chinon  «  par  le  plus 
court  »,  dit  Jeanne.  Ceux  qui,  accompagnant  Jeanne,  ont  donné 
leur  parole  à  Baudricourt  de  la  conduire  au  roi,  ne  savent  pas  le 


180  .  L'ARTISTE 

chemin.  C'est  le  cheval  de  Jeanne  qui  sert  de  guide  ;  il  passe  devant, 
éclaire  la  route,  devine  les  gués.  C'est  à  cheval  qu'elle  arrive  à 
Chinon,  à  cheval  qu'elle  se  rend  à  Poitiers  pour  subir  les  interro- 
gatoires des  docteurs  venus  de  la  France  entière,  interrogatoires 
qui  ont  tous  disparu,  vendus  ou  volés,  et  dont  il  ne  reste  plus  de 
traces,  en  France  tout  au  moins.  A  Orléans,  nous  la  revoyons 
encore  à  cheval,  le  matin  de  la  victoire.  Rien  ne  peut  mieux  faire 
sentir  le  prodige  et  le  miracle  de  la  mission  que  ce  trait  emprunté 
à  la  vieille  chronique  de  Cousinot  :  «  Si  dist  qu'on  Varmasi  basli- 
vement  et  lui  aydast  à  s  armer.  Et  quand  elle  fut  preste,  monta  à  cheval 
et  courut  sur  le  pavé  tellement  que  le  feu  en  saillait.  »  A  Patay,  elle 
demandera  au   duc    d'Alençon  :  «  Avez-vous  de  bons   éperons, 
gentil  duc?  »  Cela  veut  dire  que  les  siens  à  elle  sont  bien  assurés 
et  qu'on  chargera  :  «  En  nom  Dieu,  chevauchez  ferme  contre  les 
Anglais;  quand  ils  seraient  pendus  aux  nues,  nous  les  aurons.  » 
Oh  !  elle  est  bien  à  cheval,  allez,  la  Pucelle  d'Orléans.  Elle  tient 
bon    en  selle,  et  quand  elle  s'adresse  à  l'ennemi,  à  Gladsdale  ou 
aux   hérétiques  de   Bohême,  elle  parle    du  haut  de  son  trousse- 
quin.  D'ailleurs,  Persée  a  besoin  de  Pégase  pour  délivrer  Andro- 
mède. L'image  équestre  de  Jeanne  d'Arc  apparaît  jusque  dans  sa 
lettre  aux  Hussistes,  cette  lettre  dictée  par  elle  à  son  aumônier, 
frère  Jean  Pasquerel.  Le  ton  de  l'épître  est  ce  qu'on  peut  appeler 
une  lettre  à  cheval,  tant  les  expressions  imagées  ont  leur  mystique 
profonde  toujours  soudée  à   un  geste  réel.  Cette  lettre  est  une 
menace  de  guerre,  un  avertissement  à  des  gens  que  Jeanne  tient 
pour  de  mauvaises  bêtes.  Elle  s'adresse  à  eux  comme  parle  à  un 
cheval  rétif  un  cavalier  sûr  de  soi,  sûr  d'avoir  raison.  S'ils  s'obs- 
tinent à  «  regimber  sous  l'éperon  »,  ils  doivent  s'attendre  à  la  voir 
venir.  Voilà  qui  peut  s'appeler  signer  d'un  coup  de  talon.  Les 
Hussistes  sont  des  bêtes  rétives.  On  verra  à  les  traiter  comme  ils 
ont  traité  les  autres.  D'ailleurs,  quel  que  soit  le  cheval,  rétif  ou 
obéissant,  pris  dans  sa  tradition  supérieure,  il  est  un  animal  pré- 
destiné, un  agent    de  choix  que  l'homme  dirige  à   l'aide  d'une 
petite  étoile.  La  lettre  aux  Hussistes,  qui  regimberont,  qui  auront 
même  leur  jour  de  reprise  contre  Jeanne,  est  paraphée  de  cette 
étoile,  la  mollette  de  l'éperon  de  la  Pucelle. 

Une  statue  en  pied  de  Jeanne  d'Arc  n'aurait  pas  eu  cette  élo- 
quence dans  le  souvenir  et  dans  la  résurrection.  Si  parfaite 
qu'on  la  puisse  rêver,  elle  n'eut  jamais  dépassé  les  préoccupations 


E.  FRÉMI  ET 


181 


du  monde  artiste  ou  du  monde  religieux.  A  cheval,  elle  est  dans 
la  plénitude  de  son   action  héroïque  ;  elle  est  en  route  pour  la 
victoire  qui  la  conduira  au  martyre.  Pour  comprendre  Jeanne  d'Arc 
tout  entière,  telle  qu'elle  survit  dans  l'esprit  populaire,  le  plus  sûr 
gardien  de  la  tradition,  il  en  fallait  une  image  qui  dépassât  les 
particularités  de  la  vie  de  la  Pucelle,  pour  être  quelque  chose 
comme  une  dédicace  à  l'esprit  religieux  d'un   peuple  entier.  La 
statue  équestre  a  une  portée  générale  que  n'aurait  jamais  eue  une 
statue  pédestre.  En  tout  cas,  elle  nous  force   à  nous  demander 
pourquoi   Jeanne    d'Arc   n'est   vraiment  elle-même  que   sur  son 
trottier  de  bataille.  Elle  nous  met  en  demeure  de  nous  interroger 
sur  le  rôle  du  cheval  dans  une  carrière  d'héroïsme  et  de  martyre 
comme  la  mission  de  Jeanne  d'Arc.  Après  quoi,  l'esprit  mis  en 
éveil  par  cette  lettre  aux  Hussistes,  où  il  est  question  d'arracher 
aux  gens  ou  l'hérésie  ou  la  vie,  nous  voulons  savoir  ce  qu'il  y  a 
derrière  ce  geste  haut,  signe  plutôt  que  menace,  qui  caractérise  par 
son  hiératisme  cette  statue  de  la  place  des  Pyramides.  Après  le 
cheval,  voici  l'auréole.  D'où  vient-il  que  Jeanne  d'Arc,  qui  n'est  pas 
encore  sainte  après  quatre  cents  ans,  a  traversé  l'histoire  comme 
une  sainte  et  n'a  jamais  cessé  de  porter  une  auréole?  Le  monu- 
ment de  M.  Frémiet  est  le  plus  complet  de  tous,  car  tout  y  est, 
tous  les  instruments  de  la  Mission  s'y  trouvent,  tels  qu'ils  furent 
dans  la  réalité,  réunis  autour  de  la  personne  de  Jeanne,  le  cheval, 
l'épée  de  N.-D.  de  Fierbois,  la  bannière  et  l'auréole. 


(A  suivre.) 


JACQUES  .DE  BIEZ. 


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QUELQUES  ARTISTES  DE  CE  TEMPS1 


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III 

AUGUSTE  LEPÈRE 

'est-il  pas  curieux  de  constater  parfois  à 
quel  point  les  opinions  sont  convention- 
nelles dans  la  tribu  artistique?  Bien  qu'elle 
professe,  en  toutes  occasions,  le  plus  sou- 
verain mépris  des  routines,  vienne  un 
artiste  dont  la  vision  personnelle  contrarie 
ouvertement  les  idées  reçues,  ses  collègues 
sont  les  premiers  dans  la  foule  à  crier  haro  sur  le  malheureux 
novateur,  quitte,  s'il  finit  par  forcer  l'attention,  à  lui  emboîter 
le  pas  et  à  faire  ce  qu'on  appelle  des  concessions  aux  formules 
nouvelles.  C'est  ainsi  que^  faute  d'esprits  assez  audacieux  pour 
essayer  de  rendre  les  beautés  inaperçues  encore  dans  la  nature 
et  qu'ils  ont  remarquées,  ou  par  suite  d'un  aveuglement  presque 
général,  des  années,  des  siècles  se  passent  sans  que  les  plus 
intéressants  sujets  d'étude  soient  abordés,  et  cela  pour  le  plus 
grand  dommage  des  manifestations  artistiques  d'une  époque.  Les 
savants  disent  que  rien  n'est  indifférent  pour  la  science,  que  son 
œil  à  mille  facettes  est  ouvert  sur  chaque  point  de  l'univers;  de 
même,  rien  ne  devrait  être  indifférent  pour  l'art,  et  chacun 
pourrait  trouver  un  large  champ  d'expérience  parmi  tant  de 
terrains  inexplorés.  Mais  il  est  plus  facile  de  faire  ce  que  fait  le 
maître  ou  ce  que  fait  le  voisin  et  de  partager  sa  gloire  sans  faire 
autrement  travailler  sa  cervelle. 

1  V.  l'Artiste  de  janvier  et  février  derniers. 


QUELQUES  ARTISTES  DE  CE  TEMPS 


i83 


Arrivons  à  l'exemple  qui  nous  intéresse.  La  vie  moderne  a 
changé  la  physionomie  des  villes  :  un  siècle  a  suffi  pour  que 
l'habitation  des  citadins  se  conformât  peu  à  peu  à  la  règle  for- 
mulée par  une  administration  qui  n'a  point  l'habitude  de  demander 
aux  artistes  leur  avis  et  qui  n'éprouve  par  elle-même  aucun  besoin 
de  penser  au  plaisir  des  yeux.  Des  conciliabules  ont  eu  lieu, 
composés  d'ingénieurs,  de  géomètres,  d'architectes,  de  médecins 
membres  des  conseils  de  salubrité,  et  il  a  été  décidé  que  les 
maisons  subiraient  aussi  l'égalisation  que  l'on  avait  imposée  aux 
hommes  ;  elles  durent  renoncer  à  la  fantaisie  de  leur  allure  pour 
adopter  un  uniforme,  abattre  leurs  pignons,  combler  leurs  angles 
rentrants  et  venir  toutes  se  ranger,  comme  des  soldats  bien 
exercés,  le  long  de  l'inflexible  cordeau  de  l'ingénieur.  —  Fixe  !  que 
personne  ne  bouge  !  Je  vois  un  œil  qui  dépasse  l'alignement, 
rentrez  cela  !...  Et  voilà  bien  les  dignes  demeures  des  habillés  de 
noir  que  nous  sommes,  demeures  géométrales,  cubiques,  faites 
pour  des  citoyens  égaux  en  apparence  et  régis  par  le  code  Napo- 
léon qui  date  de  cette  même  époque  dont  le  niveau  fut  l'idéal. 

Mais,  si  bien  disposées  que  fussent  les  commissions  dont  nous 
parlons,  elles  ne  purent  aller  au  bout  de  leur  désir;  il  aurait  fallu 
jeter  bas  les  villes  et  les  reconstruire  sur  un  jalonnement  établi 
d'avance,  avec  toutes  les  rues  parallèles  ou  se  coupant  à  angle 
droit,  comme  cela  se  voit  à  Turin  ou  dans  certaines  villes  améri- 
caines de  construction  récente  ;  au  grand  chagrin  des  géomètres, 
on  dut  accepter  pour  la  ville  de  Paris,  par  exemple,  l'horrible 
dissymétrie  du  plan  général,  nos  aïeux,  dans  leur  ignorance  des 
charmes  de  la  ligne  droite,  ayant  permis  au  hasard  de  mêler  à  sa 
fantaisie  l'écheveau  de  nos  rues.  Force  fut  donc  d'accepter  le  fait 
acquis.  Mais  où  nos  gens  montrèrent  une  coupable  négligence,  ce 
fut  en  oubliant  d'imposer  aux  propriétaires  une  règle  commune 
quant  à  la  hauteur  des  maisons  et  à  la  façon  des  toits  et  des  che- 
minées. Grâce  à  cette  simple  omission,  ce  qu'on  est  convenu 
d'appeler  le  pittoresque  reprend  ses  droits  dans  la  ville  inutilement 
uniformisée,  à  distance  surtout,  et  si  la  courbe  des  rues  s'incline, 
l'inégalité  des  faîtes  et  l'imprévu  des  cheminées  donnent  des 
silhouettes  qui  coupent  de  lignes  bizarres  la  toile  de  fond  des 
ciels,  l'œuvre  des  ingénieurs  s'anéantit,  les  niveaux,  les  lignes 
droites,  les  parallèles  n'existent  plus,  et  pour  qui  ferme  à  demi  les 
yeux  l'illusion  peut  même  venir  d'une  promenade  dans  un  étrange 


184  L'ARTISTE 

ravin  que  surplombent  deux  falaises  gigantesques  aux  cimes 
capricieusement  découpées.  Quelques  arbres,  l'atmosphère  com- 
plètent ce  tableau,  les  masses  lointaines  d'édifices  bleuissent,  le 
soleil  dore  des  parois  entières  et  met  de  magiques  points  de 
lumière  dans  les  vitres,  comme  sur  de  lointains  étangs;  pour  qui 
sait  voir,  le  paysage  parisien  prend  mille  aspects  variés  où  l'artiste 
peut  trouver  d'inépuisables  sujets. 

Pour  qui  sait  voir  !  Il  n'y  pas  longtemps  que  des  yeux  se  sont 
ouverts  pour  ces  choses.  Les  paysagistes  d'il  y  a  trente  ans  les 
fermaient  systématiquement  et  partageaient  les  opinions  conven- 
tionnelles dont  nous  parlions  au  début  ;  il  fallait  aller  bien  loin 
dans  la  campagne  pour  trouver  des  sujets  :  à  Barbizon,  à  Marlotte, 
sur  les  grèves,  dans  les  Pyrénées.  Le  peintre,  de  retour  dans  la 
Grand'Ville,  affectait  de  fermer  les  yeux,  de  regarder  la  pointe  de 
ses  souliers  pour  ne  pas  voir  les  horribles  tas  de  moellons  qui 
l'entouraient  ;  le  mot  paysage  parisien  l'eût  fait  bien  rire.  Une 
légende  se  répandit  de  la  sorte  dans  les  ateliers  :  qu'il  fallait  laisser 
la  vue  de  Paris  aux  marchands  qui  fournissent  les  étrangers  de 
passage. 

Cette  compréhension  du  paysage  parisien,  ce  sont  les  artistes 
dont  nous  parlions  dans  la  précédente  étude,  Edmond  Morin  et 
Vierge,  qui  l'ont  eue  des  premiers,  avertis  peut-être  par  les  impres- 
sionnistes :  la  rue  de  Paris  leur  est  apparue  tout  autre  que  ce 
dessin  d'architecte  qu'on  appelait  autrefois  une  perspective. 
Edmond  Morin  a  fait,  dans  le  Monde  illustré,  une  série  du  vues 
de  Paris,  comprises  par  la  tache,  dont  les  artistes  se  souviennent  ; 
quant  à  Vierge,  il  suffit  de  feuilleter  son  œuvre  pour  voir  tout  le 
parti  qu'il  savait  tirer  de  nos  horizons  familiers.  Mais  un  artiste 
s'est  attaché  entre  tous  à  cette  étude  passionnante  et  a  rendu  le 
paysage  des  villes  dans  sa  perfection  absolue  :  c'est  Auguste  Lepère. 

Lepère  a  débuté  par  la  gravure  sur  bois  ;  son  père,  sculpteur  de 
mérite,  le  plaça  chez  l'anglais  Smeeton  pour  apprendre  ce  difficile 
métier,  où  l'habileté  d'exécution  joue  un  tel  rôle  que  bien  souvent 
elle  anihile  chez  ceux  qui  s'y  adonnent  les  facultés  créatrices  : 
copier  sans  cesse  les  autres,  se  plier  à  toutes  les  manières,  il  n'y  a 
rien  de  tel  pour  tuer  la  personnalité.  Il  convient  donc,  pour  être 
juste  envers  Lepère,  de  remarquer  tout  de  suite  cette  particularité 
que,  malgré  son  œuvre  immense  de  graveur  d'interprétation,  il  est 


QUELQUES  ARTISTES  DE  CE  TEMPS 


i85 


resté  peintre  toute  sa  vie  et  qu'il  a  su  garder  intacte  la  vision  propre 
qu'il  a  des  choses.  Sans  doute,  tout  en  les  gravant,  a-t-il  étudié 
très  attentivement  les  deux  artistes  dont  nous  parlions  tout  à 
l'heure,  mais  il  n'y  a  guère  en  art  de  génération  spontanée,  et  cela 
n'empêche  pas  la  parfaite  individualité  de  notre  artiste.  Rompu  à 
toutes  les  délicatesses  du  métier  de  graveur,  Lepère  put  en  profiter 
pour  s'interpréter  lui-même  et  inaugurer  un  art  nouveau  pour 
ainsi  dire  :  la  gravure  sur  bois  originale.  Ceci  n'est  pas  de  médiocre 
importance  et  demande  quelques  mots  d'explication,  le  lecteur 
étant  peu  initié  d'ordinaire  aux  procédés  de  reproduction. 

Nous  avons  déjà  remarqué,  dans  l'étude  consacrée  à  Jules 
Chéret,  que  presque  tous  les  artistes  imaginatifs  se  sont  tournés 
vers  l'illustration  :  c'est  la  démocratisation  qui  le  veut  ainsi, 
avons-nous  dit;  il  faut  arriver  à  produire  l'œuvre  d'art  à  un  sou, 
l'image  étant  le  seul  champ  ouvert  aux  créateurs  depuis  que  la 
fresque  n'existe  plus  et  que  les  peintres  de  morceau  ont  accaparé  le 
tableau;  eh  bien  !  quel  est  encore  le  meilleur  agent  de  reproduction 
rapide  et  nombreuse  ?  La  gravure  sur  bois.  Rien  ne  peut  donner 
ce  que  donne  le  bois;  le  gillotage  n'est  bon  que  pour  le  trait,  il  ne 
sait  pas  traduire  les  valeurs  ;  les  autres  moyens  sont  trop  coûteux 
ou  trop  inférieurs  ;  du  reste,  aucun  ne  donne  la  puissance  de  noirs 
du  bois,  tous  les  éditeurs  ont  été  forcés  de  se  rendre  à  cette 
évidence.  Mais,...  il  y  a  un  terrible  mais...,  par  le  procédé  de  gra- 
vure sur  bois,  la  composition  de  l'artiste  n'arrive  sous  les  yeux  du 
public  qu'à  l'aide  d'une  traduction,  —  lisez  trahison  pour  la  plupart 
du  temps.  Si  fort  que  soit  le  graveur  en  son  métier,  il  ne  peut 
épouser  absolument  la  personnalité  du  dessinateur,  et  l'ouvrage  de 
ces  collaborateurs  malgré  eux  manque  le  plus  souvent  de  l'en- 
semble nécessaire.  Lepère  a  coupé  court  à  ce  malentendu  en 
dessinant  et  en  gravant  lui-même  ses  bois;  l'œuvre  d'art  qu'il 
confie  à  la  presse  est  sortie  à  la  fois  de  sa  pensée  et  de  sa  main, 
seules  responsables  du  blâme  ou  de  l'éloge. 

Cela  est  précieux,  à  notre  époque  où  le  collectivisme,  si  à  la 
mode  en  politique,  est  au  contraire  de  moins  en  moins  admis 
dans  la  république  des  arts,  et  où,  grâce  à  Dieu,  il  -n'y  a  plus  de 
place  que  pour  les  tempéraments  et  leur  production  originale. 
L'image  devient  ainsi  plus  vibrante,  rend  davantage  l'émotion  du 
peintre  devant  la  nature  et  les  délicates  variations  que  son  rêve 
brode  autour  du  motif.  S'il  sait  se  servir,  comme  Lepère,  de  son 


186  U  ARTISTE 

admirable  outil,  le  livre  ou  le  journal  pourront  donner  à  leurs 
acheteurs  des  pièces  parfaites  auxquelles  il  ne  manque  que  la 
couleur.  Et  encore,  Lepère  n'a-t-il  pas,  dès  h  première  exposition 
des  peintres-graveurs,  chez  Durand-Ruel,  envoyé  de  très  curieux 
bois  en  deux  ou  trois  tons  de  l'effet  le  plus  intense? 

La  reproduction  à  l'infini  de  l'œuvre  d'art  originale  par  le  plus 
beau  moyen  qui  soit,  voilà  donc  ce  que  peut  Lepère;  il  faut  à 
présent  mettre  de  côté  toute  préoccupation  technique  et  étudier  le 
peintre  dans  ses  plus  habituels  travaux.  Peintre  de  figures  et 
paysagiste,  Lepère  est  aussi  et  surtout  le  peintre  des  villes  :  il 
aime  les  vieilles  rues  de  Paris,  grouillantes  de  passants,  les  quais 
si  pittoresques  avec  leurs  chalands,  les  fortifications  garnies  de 
flâneurs  endormis,  avec  leurs  horizons  d'usines  et  de  masures  ; 
il  aime  les  villes  de  province,  les  ports  pleins  de  mâtures  emmê- 
lées, les  faubourgs,  les  vieux  monuments,  les  marchés  où  la  foule 
des  paysans  se  presse  au  milieu  de  la  foule  des  bestiaux;  il  aime 
tout  ce  qui  vit,  tout  ce  qui  remue,  tout  ce  qui  a  de  la  couleur. 
Nul  peintre  ne  rend  comme  lui  la  vie  collective,  l'agitation,  le 
travail  :  il  a  su  dégager  la  poésie  de  la  cité  moderne,  car  il  est  doué 
de  ce  même  sens  de  Ydme  des  choses  que  possède  aussi  l'excellent 
aquafortiste  Félix  Buhot.  Elle  a  beau,  cette  cité,  être  bâtie  par  les 
ingénieurs  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure  et  par  les  architectes 
qui  ont  trouvé  le  comble  de  la  maison  laide,  utile  et  salubre  par 
le  percement  des  fenêtres  symétriques  et  la  rectitude  des  façades, 
Lepère  n'est  point  embarrassé  pour  si  peu  ;  il  vous  fera  de  la  rue 
de  la  Paix  et  de  la  rue  Lafayette  de  ravissantes  estampes,  pleines 
de  mouvement  et  d'intérêt,  et  pourtant  réelles  :  la  magie  de  l'art  ! 

Pourquoi?  Parce  qu'il  est  avant  tout,  lui  aussi,  un  peintre 
poète,  un  fantaisiste  dont  l'esprit  libre  s'attache  bien  plutôt  à 
rendre  l'impression  générale  que  le  détail  oiseux,  objet  de  l'ardente 
préoccupation  de  tous  les  médiocres;  son  œil,  dont  l'éducation 
est  extraordinaire,  sait  choisir  les  lignes  synthétiques  qui  ont  de 
l'importance  et  sacrifier  toutes  les  autres.  Feuilletez  la  collection 
de  ses  bois  originaux  et  dites  qui  est  à  la  fois  plus  audacieux  et 
plus  délicat,  qui  voit  en  même  temps  plus  largement  et  plus 
finement?  Le  regard  est  pris  tout  de  suite  par  la  combinaison  des 
valeurs  qui  vont,  ainsi  que  le  bois  le  permet,  du  noir  intense, 
velouté  ou  brillant,  jusqu'aux  transparences  des  gris  les  plus 
légers  :   les    atmosphères    sont    rendues   à    merveille,    donnent 


QUELQUES  ARTISTES  DE  CE  TEMPS 


'«7 


impression  des  brouillards,  des  brumes,  des  pluies,  des  coups  de 
vent,  des  neiges  menaçantes,  et  aussi  bien  des  claires  embellies, 
du  soleil  qui  incendie  la  ville,  des  gaîtés  printanières.  Il  y  a  des 
pièces  délicieuses  dans  cet  ordre  de  choses  :  la  Seine  au  pont 
d'Auslerlit^,  la  Sainte  Chapelle  vue  du  pont  Saint-Michel,  l'Arrivée  au 
théâtre,  étude  d'ombres  de  l'effet  le  plus  juste,  le  Marché  aux 
pommes,  avec  son  amusante  perspective  de  passerelles,  Sur  le  bou- 
levard, où  le  grouillement  des  lignes  donne  l'illusion  de  la  vie 
fiévreuse  du  centre  de  Paris,  les  Champs-Elysées,  le  Bassin  de  la 
Fillette,  la  Rue  des  Barres,  le  Boulevard  Bonne-Nouvelle,  les  études 
sur  Rouen,  et  par-dessus  tout  la  petite  pièce  Notre-Dame,  vue  du 
chevet,  dont  la  puissance  d'effet  est  inouïe.  Parmi  les  bois  origi- 
naux, encore,  quelles  jolies  pièces  dans  les  Paysages  parisiens  de 
Goudeau  :  la  Montée  de  la  rue  de  la  Lune,  le  Brouillard,  Notre-Dame, 
le  Chaujfjoir  public,  la  Rue  de  la  Montagne-Sainte-Geneviève! 

Puis  les  études  de  campagne  :  Fontainebleau,  Franchart,  une 
des  plus  belles  pièces  de  Lepère,  un  coucher  de  soleil  mourant 
qui  laisse  délicieusement  la  vallée  rocheuse  dans  les  ombres  du 
demi-jour,  les  Brûleurs  de  fougères,  les  Peintres,  une  belle  étude  de 
sous  bois.  Encore  :  Foyage  autour  des  fortifs,  paru  dans  la  Revue 
illustrée,  un  voyage  à  l'entour  de  la  grande  ville,  qui  a  ouvert  les 
yeux  de  bien  des  artistes  et  leur  a  fait  perdre  le  souvenir  du 
chemin  de  Barbizon. 

Il  ne  faut  pas  quitter  ce  chapitre  du  bois  sans  mentionner  les 
belles  pièces  que  Lepère  a  gravées  en  plusieurs  couleurs  ou  en 
camaïeu.  Ces  pièces  sont  d'une  autre  manière,  et  peut-être  sont- 
elles  le  point  de  départ  de  l'évolution  qui  se  fait  chez  lui  en  ce 
moment,  car,  aux  bois  d'une  habileté  surprenante  qu'il  a  exécutés 
dans  la  filière  Edmond  Morin-Vierge,  ont  succédé  des  bois  d'un 
art  plus  sévère,  plus  simple,  où  l'influence  des  nouvelles  tendances 
se  fait  sentir,  en  leur  recherche  de  la  naïveté  savante.  Regardez  la 
planche  intitulée  Etude  à  quatre  mains,  une  des  plus  belles  de  cette 
série  nouvelle  où  Lepère  s'est  inspiré  des  œuvres  de  Cranach, 
d'Albert  Durer,  de  Bloemaert,  d'Ugo  da  Carpi,  etc.  C'est  une 
maîtresse  planche  où  quelques  simples  lignes,  des  à-plat  adroite- 
ment combinés,  suffisent  à  rendre  l'émotion  d'une  jolie  scène 
familiale,  à  dire  l'attention  extrême  de  la  maîtresse  et  de  l'élève 
devant  les  difficultés  du  déchiffrage  au  piano  ;  l'adorable  silhouette 
échevelée  de  la  jeune  fille  est  une  des  choses  les  mieux  venues  de 


188  L'ARTISTE 

l'œuvre  de  Lcpère.  Quelles  jolies  synthèses  de  couleur  et  de 
lignes,  aussi,  les  Rdpeurs  de  tabac,  On  va  goûter,  la  Partie  de  jacquet, 
Marchandes  au  panier,  rue  Montorgucif  ! 

Lepère  est  aquafortiste.  La  vigueur  du  procédé  devait  tenter  aussi 
notre  artiste,  et  il  y  est  devenu  maître  tout  de  suite.  Certaines 
pièces,  comme  le  Coucher  de  soleil  à  Jouy,  Mon  atelier  à  Jouy,  Vieilles 
maisons,  le  Marché  aux  pommes,  Sortie  de  l'école  en  Vendée,  Saint- 
Jean-lc-Mont,  le  Mail,  le  Mâl-de-cocagne  rue  Galande,  etc.,  sont 
parmi  les  meilleures  productions  de  ce  temps;  il  ne  faut  pas 
oublier  le  frontispice  et  les  hors  texte  des  Paysages  parisiens,  dont 
la  fantaisie  ravit  les  rares  et  heureux  possesseurs  de  ce  beau 
volume. 

Lepère  lithographe  aussi  est  digne  d'être  l'objet  de  longues 
études  pour  les  critiques  spécialistes,  qui  ne  s'en  sont  guère 
préoccupés  jusqu'à  présent.  Citons  surtout  la  belle  planche  :  C'est 
un  noyé!  parue  dans  les  Peintres-Lithographes. 

Graveur  sur  bois,  graveur  en  camaïeu,  graveur  à  l'eau-forte, 
lithographe,  Lepère  est  surtout  peintre,  et  peintre  poète.  Qu'im- 
porte l'outil  qu'il  emploie?  Lepère  est  un  des  meilleurs  regardeurs 
de  la  vie  contemporaine  ;  il  laissera  de  notre  temps  une  image 
fidèle  et  intelligente.  Du  calendrier  de  la  Grande  Dame,  que  publie 
M.  Dumas,  trois  Mois  ont  paru  déjà,  qui  révèlent  Lepère  dans  sa 
dernière  manière,  sa  meilleure,  selon  nous.  Voici  Janvier  :  dans  la 
brume  glacée,  les  mendiants  falots  traînent  leur  misère  sur  le  pont 
des  Arts  et  se  hâtent,  fouettés  par  l'acre  brise;  ils  se  mêlent  à  la 
nuit  qui  tombe,  leurs  silhouettes  fantômales  symbolisent  les 
horreurs  de  l'hiver,  le  froid,  la  souffrance,  la  pauvreté,  et  le 
contraste  de  la  vie  loqueteuse  et  de  la  vie  raffinée  qui  se  coudoient 
sans  cesse  dans  la  cité,  contraste  conseiller  des  révoltes  farouches 
qui  grondent  depuis  quelque  temps,  est  donné  par  la  note 
élégante  de  cette  mignonne  Parisienne,  si  parfaitement  emmi- 
touflée dans  ses  fourrures  que  le  froid  ne  peut  autre  chose  sur 
elle  que  d'aviver  les  roseurs  de  son  visage  et  de  la  rendre  plus 
jolie.  Voici  Février,  le  carnaval  que  modernisent  d'ingénieux 
enrubanements  de  serpentins,  des  neiges  de  confetti  ;  Mars,  que 
les  peintres  emplissent  du  bruit  de  leurs  réclames,  etc.  Il  faut  voir 
ces  bois  originaux  pour  goûter  la  saveur  de  la  manière  neuve 
dans  laquelle  ils  sont  traités;  le  souvenir  des  maîtres  anciens 
dont  nous  avons  parlé  n'empêche  pas  leur  allure  toute  moderne, 


QUELQUES  ARTISTES  DE  CE  TEMPS 


189 


et  la  conception  en  est  d'un  symbolisme  si  délicat  qu'elle  confine 
à  la  littérature,  à  la  poésie  même.  Il  y  a  des  peintres  qui  disent 
que  la  poésie  n'a  rien  à  faire  avec  la  peinture  ;  ce  sont  les  peintres 
sans  cervelle,  comme  on  dit. 

Peintre,  peintre  toujours.  A  qui  refuserait  de  reconnaître  le 
peintre  parce  qu'on  lui  montre  seulement  des  bois  ou  des  eaux- 
fortes,  toutes  les  toiles  de  Lepère  sont  là  pour  répondre.  Ses 
tableaux  ont  eu,  au  Champ-de-Mars,  le  succès  qu'ils  méritent;  ils 
ont  attiré  l'admiration  des  artistes  et  des  amateurs,  le  succès  leur 
est  venu  tout  de  suite,  comme  il  le  devait.  Ce  sont  des  notations 
de  l'impression  la  plus  fugitive,  la  plus  subtile.  Deux  sujets,  dans 
le  nombre  :  au  bord  de  la  mer  la  nuit  tombe,  des  femmes  passent, 
chaudement  couvertes  pour  la  promenade  du  soir,  la  note  plus 
claire  de  leur  béret  est  la  dominante  assourdie  d'exquises  teintes 
crépusculaires  harmonieusement  discrètes.  Une  autre  toile  :  l'Au- 
tomne; dans  une  terre  remuée  pour  les  semailles,  le  paysan  s'arrête 
de  labourer,  la  soupe  arrive,  apportée- par  la  femme  et  l'enfant  : 
toute  la  composition,  baignée  de  teintes  rousses,  exprime  le  repos, 
la  paix  mélancolique  de  la  saison  mourante,  et  la  facture  est  si 
peu  théâtrale  ou  conventionnelle  que  l'on  ne  sait  d'où  vient  l'im- 
pression forte  qui  vous  saisit.  C'est  le  pouvoir  de  l'art  sincère  sur 
les  âmes. 

A  force  de  travail,  Lepère  est  arrivé  maintenant  à  la  réalisation 
de  son  rêve  :  il  abandonne  la  gravure  de  reproduction  pour  ne 
traiter  que  les  sujets  qui  l'intéressent;  il  a  installé  chez  lui  une 
presse  à  bras  et  il  se  donnera  la  joie  de  faire  des  volumes  illustrés 
et  gravés  par  lui-même,  et  dont  il  tirera  lui-même  les  planches 
avec  un  soin  d'artiste.  Nous  prédisons  le  plus  grand  succès  à  ces 
livres  qu'un  tirage  à  tout  petit  nombre  fera  très  précieux  pour  les 
amateurs.  Faire  ces  volumes  et  peindre  ce  qui  lui  plaît,  sans  autres 
préoccupations,  voilà  de  quoi  rendre  Lepère  heureux  sa  vie  durant. 
Il  aura  mieux  que  cela  :  la  gloire  et  la  fortune  lui  sont  dues. 


LOUIS  MORIN. 


LES  MAITRES  DE  LA  LITHOGRAPHIE 


CHARLET 


(Suite)' 


'ai  dit  un  mot  déjà  des  relations  qui,  depuis  1 8 1 8,  exis- 
taient entre  Charlet  et  Géricault.  Elles  s'étaient  depuis 
lors  constamment  resserrées  jusqu'à  devenir  une  véri- 
table intimité.  Cependant  il  'serait  difficile  de  découvrir  dans  les 
œuvres  de  l'un  ou  de  l'autre  un  effet  sensible  de  leurs  rapports 
quotidiens.  A  ses  débuts,  Charlet  s'était  incontestablement  souvenu, 
dans  plusieurs  pièces  que  j'ai  signalées,  des  premières  œuvres  de 
Géricault,  mais  cette  influence  n'avait  été  que  passagère  et  super- 
ficielle. En  réalité,  ces  deux  talents  vigoureux  grandirent  côte  à 
côte,  sans  réaction  réciproque.  Tout  au  plus,  en  ces  années  de 
travail  presque  commun,  peut-on  noter  dans  l'inspiration  de 
Charlet  une  tournure  plus  constamment  épique,  plus  exclusi- 
vement pittoresque.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  dernières  pièces  de 
YEx-Garde  n'étaient  même  pas  encore  parues,  quand  les  deux 
artistes,  l'un  entraînant  l'autre,  prirent  le  chemin  de  l'Angleterre, 
avec  un  troisième  compagnon,  l'économiste  Brunet. 

Géricault,  découragé  par  l'insuccès  de  son  Radeau  de.  la  Méduse, 
allait  voir  si  le  public  de  Londres  serait  envers  lui  plus  juste  que 
ses  compatriotes.  Charlet,  qui  n'avait  rien  à  faire  chez  les  Anglais, 


1  V.  ['Artiste  de  février  dernier. 


LES  MAITRES  DE  LA  LITHOGRAPHIE 


!<_,, 


sinon  de  suivre  ses  camarades,  ne  tarda  guère  à  leur  fausser 
compagnie.  Parti  au  commencement  de  1820,  il  était  déjà  revenu 
au  milieu  de  l'été  et  réinstallé  à  Paris,  puisqu'au  Bulletin  de  la 
librairie  du  22  juillet  nous  trouvons,  ainsi  libellée,  cette  mention 
d'une  pièce  nouvelle  :  «  Les  pénibles  Adieux,  chez  Charlet,  rue  des 
Petits-Champs,  28.  »  A  peine  avait-il  fait  en  Angleterre  deux  ou 
trois  lithographies,  dont  la  meilleure  est  la  Nymphe  de  la  Tamise. 

En  revanche  il  avait,  s'il  faut  l'en  croire,  sauvé  la  vie  à  Géricault. 
Je  transcris  dans  le  livre  de  M.  de  La  Combe  cette  anecdote  très 
connue  et  je  ne  sais  pourquoi  contestée.  Vraie  ou  fausse,  elle 
peint  à  merveille  la  tournure  d'esprit  des  deux  héros  de  l'aventure  : 
«  Charlet,  rentrant  à  l'hôtel  à  une  heure  avancée  de  la  nuit, 
apprend  que  Géricault  n'est  pas  sorti  de  la  journée,  et  qu'on  a  lieu  de 
craindre  de  sa  part  quelque  sinistre  projet.  Il  va  droit  à  sa  chambre, 
frappe  sans  obtenir  de  réponse,  frappe  de  nouveau,  et  comme  on 
ne  répond  pas  davantage,  enfonce  la  porte.  Il  était  temps  :  un 
brasier  brûlait  encore  et  Géricault  était  sans  connaissance,  étendu 
sur  son  lit  :  quelques  secours  le  rappellent  à  la  vie.  Charlet  fait 
retirer  tout  le  monde  et  s'assied  près  de  son  ami.  —  «  Géricault, 
«  lui  dit-il  de  l'air  le  plus  sérieux,  voilà  déjà  plusieurs  fois  que  tu 
«  veux  mourir  ;  si  c'est  un  parti  pris,  nous  ne  pouvons  l'empêcher. 
«  A  l'avenir,  tu  feras  donc  comme  tu  voudras,  mais  au  moins 
«  laisse-moi  te  donner  un  conseil.  Je  te  sais  religieux;  tu  sais  bien 
«  que  mort,  c'est  devant  Dieu  qu'il  te  faudra  paraître  et  rendre 
«  compte  :  que  pourras-tu  répondre,  malheureux,  quand  il  t'inter- 
«  rogera?...  Tu  n'a  seulement  pas  dîné!...  »  Géricault,  éclatant  de 
rire  à  cette  saillie,  promit  solennellement  que  cette  tentative 
de  suicide  serait  la  dernière  '.  » 

Quand  un  artiste  en  pleine  activité  de  développement  se  met 
à  voyager,  il  se  produit  généralement  de  deux  choses  l'une  :  ou  de 
nouvelles  perspectives  s'ouvrent  devant  lui,  et  alors,  comme  pour 
Delacroix  visitant  le  Maroc,  comme  pour  Decamps  parcourant  l'Asie- 
Mineure,  le  voyage  est  le  plus  fécond  excitant  intellectuel  ;  ou  au 
contraire  c'est  un  simple  déplacement  qui  n'apprend  rien,  un  temps 
perdu  et  une  désorientation  des  idées.  Ce  dernier  cas  semble  bien 
avoir  été  celui  de  Charlet.  Rentré  à  Paris,  il  publie  tout  de  suite, 
ainsi  que  je  l'ai  dit,  une  planche  assez  importante,  au  moins  par 


1  De  La  Combe,  p.  19. 


i92  L'ARTISTE 

ses  dimensions,  mais  il  a  quitté  Delpech  et  prétend  être  son  propre 
éditeur.  Il  rêve  de  faire  une  suite  nouvelle  dans  le  genre  de 
\' Ex-Garde,  sur  l'armée  de  1809,  qu'il  n'avait  guère  vue,  et  dont  il 
n'avait  aucun  souvenir.  Il  mêle  à  l'exécution  de  cette  série  celle  de 
pièces  de  natures  diverses,  la  plupart  simples  regains  des  inspi- 
rations anciennes.  Il  change  de  logement  et  de  quartier,  il  tâtonne 
enfin  pendant  un  an  ou  deux,  jusqu'à  l'époque  où,  se  remettant 
franchement  au  travail,  en  même  temps  il  entre  dans  une  voie 
nouvelle  et  lance  son  premier  Album. 

Voyons  rapidement  les  principales  productions  de  cette  période 
transitoire.  Le  colonel  La  Combe  s'extasie  sur  les  douze  pièces  de 
Y  Armée  de  1809,  et  se  répand  en  regrets  de  ce  que  cette  suite 
n'ait  pas  été  continuée.  Je  ne  veux  discuter  le  mérite  ni  du 
Sapeur  qui  sert  de  frontispice,  ni  de  celui  n°  2,  la  hache  sur 
l'épaule,  le  poing  gauche  sur  la  hanche.  Très  bien  aussi,  très 
amusants,  dans  leur  courte  et  lourde  stature,  sont  le  Capitaine  de 
Voltigeurs  et  le  Cornet  de  Voltigeurs  en  grande  tenue.  Mais  si  l'on 
compare  même  ces  belles  pièces  à  celles  de  YEx-Gardt,  quelle 
différence  !  Là  une  mesure  infaillible  dans  les  plus  petits  détails, 
une  vérité  saisissante,  un  merveilleux  sentiment  de  la  vie  morale 
et  physique;  ici  un  beau  dessin  sans  doute,  toujours  ferme  et 
franc,  mais  une  exagération  de  rudesse,  un  alourdissement  volon- 
taire de  la  forme,  des  figures  trapues,  étranges,  impersonnelles.  La 
race  de  France  était-elle  donc  si  différente  à  cinq  ou  six  ans  de 
distance  ?  Devant  ces  hercules  barbares  l'impression  de  vérité 
s'atténue,  l'admiration  demeure  hésitante.  L'insuccès  fut  si  complet 
que  Charlet  lui-même,  impatienté  de  voir  qu'on  en  avait  vendu  en 
trois  mois  pour  24  francs,  effaça  ses  pierres  :  les  dernières  n'avaient 
donné  chacune  que  trois  épreuves. 

Les  pièces  détachées  de  la  même  époque  ne  dépassent  guère  en 
nombre  la  douzaine.  J'ai  déjà  cité  les  pénibles  Adieux  :  à  la  porte  d'un 
cabaret  un  lancier,  un  grenadier  et  un  invalide,  après  avoir  bu  copieu- 
sement, on  le  voit  de  reste,  se  jettent  réciproquement  dans  les  bras 
l'un  de  l'autre  ;  le  dessin  est  joli,  sans  rien  de  transcendant  ;  on  juge 
d'après  la  description  de  ce  que  vaut  l'idée.  «  J'attends  de  l'activité  » 
(malgré  le  vieux  domestique  armé  d'une  seringue),  et  «  Toi!.. 
Oui,  moit-o  sont  d'un  esprit  moins  sommaire.  Le  vieux  Blanc  qui 
sommeille  étayé  de  coussins  dans  son  large  fauteuil,  est  fort  bien, 
avec  ses  grosses  mains  jointes,  témoignage  de  sa  force  ancienne, 


LES  MAITRES  DE  LA  LITHOGRAPHIE  i93 

ses  maigres  jambes,  signe  évident  de  sa  décrépitude  présente.  Quant 
aux  deux  conscrits  qui  se  disputent,  leurs  airs  de  jeunes  coqs  sont 
vraiment  plaisants  et  leurs  attitudes  saisies  sur  le  fait,  malgré  l'ou- 
trance voulue  que  Charlet  leur  a  donnée.  Les  Conscrits  prenant  les 
armes  pour  la  corvée  du  quartier  sont  jolis  aussi.  Charlet  a  eu  soin 
de  mettre  quelque  variété  dans  ce  type  gamin  qu'il  donne  presque 
uniformément  à  ses  jeunes  soldats.  Est-il  vrai  que  les  recrues  de 
l'Empire  fussent  de  tels  enfants  ?  Il  devait  le  savoir,  l'ancien 
employé  de  mairie  qui  les  inscrivait  au  temps  des  dernières  levées. 
J'imagine  pourtant  que,  dans  le  nombre,  on  rencontrait  des 
visages  moins  imberbes,  et  que  tous  n'étaient  pas  ainsi  jetés  dans 
le  même  moule.  Ici,  du  reste,  la  disposition  de  la  scène  est  ingé- 
nieuse, et  la  figure  du  vieux  sous-officier  lisant  sa  liste  d'appel,  tout 
à  fait  originale.  L'Ouvrier  endormi  est  une  grande  pièce  célèbre  et 
recherchée  à  cause  de  sa  rareté.  On  n'en  connait  que  trois  épreuves, 
la  pierre  ayant  été  effacée  au  cours  des  essais  parce  que  Motte  n'en 
voulait  pas  donner  3o  francs  à  l'auteur.  Un  vieil  ouvrier  terrassier 
s'est  assoupi  sur  un  banc  de  pierre  ;  un  camarade  du  même  âge 
que  lui,  entouré  d'autres  ouvriers  plus  jeunes,  s'approche,  et  d'une 
main  respectueuse  entrouvre  son  habit,  sous  lequel,  à  l'endroit  du 
cœur,  est  suspendue  la  croix  d'honneur.  La  scène  est  énergique  et 
grande,  l'exécution  d'une  rudesse  un  peu  lourde. 

'e  dirai  de  même  d'une  autre  pièce  inspirée  d'une  idée  presque 
semblable.  Un  ancien  militaire,  travaillant  à  la  terre,  a  été  accosté 
par  trois  jeunes  soldats  de  la  Garde  Royale.  Au  milieu  de  leur 
conversation  il  découvre  sa  poitrine  et  leur  montrant  sa  croix  : 
«  Je  l'ai  gagnée  à  Friedland!  »  leur  dit-il.  Ceux-ci  se  découvrent 
avec  respect.  L'Ouvrier  endormi  a  cependant  quelque  chose  de  plus 
simple  et  par  conséquent  l'effet  en  est  plus  saissant.  Les  Réjouis- 
sances publiques  trahissent  peut-être  un  souvenir  de  l'école  anglaise1. 
Il  s'agit  d'une  distribution  de  vin,  un  jour  de  fête,  aux  Champs- 
Elysées.  Une  foule  grouillante  de  gens  échafaudés  les  uns  sur  les 
autres  cherchent  à  se  faire  jour  jusqu'au  distributeur,  qui  se  tient 
dans  une  tribune,  assisté  d'un  gendarme  ;  1  apreté  de  l'exécution, 
celle  de  l'idée  font  penser  aux  violences  de  Hogarth.  Le  Siège  de 
Saint-Jean-d'Acre  est  de  1822.  On  sait  que  Charlet  refit  sa  planche 

1  Charlet  a  traité  une  seconde  fois  le  même  sujet  sous  le  même  titre,  l'année  suivante. 
Cette  planche,  de  très  grandes  dimensions  et  en  largeur,  est  crayonnée  avec  une  violence 
extrême.  Elle  est  aussi  fort  intéressante. 

1894.   —  L'ARTISTE.  —  NOUVELLE  PÉRIODE  :  T.  VII  l3 


194  L'ARTISTE 

deux  ou  trois  fois,  sans  compter  l'état  malencontreux  qui  parut 
dans  l'ouvrage  d'Arnault,  après  retouches  de  Champion.  C'est  que 
Charlet  abordait  là  un  sujet  nouveau  pour  lui  et  particulièrement 
difficile:  il  entreprenait  de  peindre  ce  qu'il  n'avait  jamais  vu,  la 
bataille.  Qu'on  étudie  de  près  sa  composition,  et  l'on  trouvera  qu'il 
ne  pouvait  guère  s'en  tirer  mieux.  Elle  est  à  la  fois  expressive  et 
variée,  sans  que  rien  fasse  tort  à  la  cohésion  de  l'ensemble,  non 
plus  qu'à  l'équilibre  des  masses  ;  aux  divers  plans  les  groupes  se 
détachent,  nettement  caractérisés  ;  à  gauche,  quelques  grognards 
aux  martiales  physionomies  ;  à  droite,  les  trois  tambours  battant  la 
charge  ;  au  milieu,  les  généraux  s'entretenant  avec  calme  pendant 
que  le  magnifique  élan  de  la  colonne  escalade  la  brèche  ;  les  larges 
lignes  d'un  paysage  de  mer  et  de  remparts,  servant  de  fond  au 
tableau,  en  rehaussent  l'effet. 

Toutes  les  pièces  qui  précèdent  sont  imprimées  par  Motte,  et  anté- 
rieures aux  Albums.  Les  suivantes,  imprimées  par  Villain,  sont  con- 
temporaines des  premiers  Albums,  mais  on  ne  peut  les  séparer  de  leurs 
aînées  parce  qu'elles  sont  encore  issues  de  la  même  veine.  Comme 
les  Réjouissances  publiques,  l'Ecole  du  balayeur  rappelle  par  1  apreté  du 
style  les  caricaturistes  du  Nord.  Au  contraire,  «  Fous  croise^  la 
baïonnette  sur  les  vieux  amis,  vous  n'êtes  donc  plus  Français!  »  respire 
une  joviale  humeur  tout  épanouie.  «  Foilà  pourtant  comme  je  serai 
dimanche!  »  résume  une  philosophie  de  balayeur  qui  n'est  pas  moins 
drôle.  «  Adieu, fils,  je  t'ai  revu,  je  suis  satisfait!  »  joint  la  simplicité 
de  la  forme  à  la  noblesse  de  l'idée.  Le  premier  coup  de  feu  et  Le 
second  coup  de  feu  présentent  l'ivresse  de  la  poudre  sous  des  aspects 
un  peu  bien  nature.  Mais  chacun  sait  que  Charlet  n'a  jamais  posé 
pour  l'homme  de  goût  :  la  vérité  vraie  et  même  trop  vraie  lui  suffit  ; 
or,  la  figure  de  son  jeune  soldat  est  vivante.  Une  composition 
presque  sans  reproche  est  celle  qui  a  pour  titre  :  Le  laboureur  nourrit 
le  soldat  :  le  soldat  défend  le  laboureur.  Elle  a  l'énergie,  l'ampleur,  le 
caractère  des  belles  pages  de  Charlet,  ainsi  que  cette  autre,  où 
l'émotion  tendre  se  mêle  si  bien  au  rire:  «  Elle  a  le  cœur  français, 
l'ancienne!  ».  La  vieille  qui  tend  une  tasse  du  bouillon  de  son  pot 
à  un  grenadier,  et  que  le  soldat,  pour  la  remercier,  s'apprête  à 
embrasser,  la  légende  veut  qu'elle  ait  les  traits  de  la  mère  de 
Charlet.  Je  n'ai  qu'à  citer  :  «Je  suis  innocent  »,  dit  le  conscrit.  —  «  Par 
le  flanc  droit  »,  répond  le  caporal,  et  les  deux  pièces  qui  se  font 
pendant  :  «  Au  commandement  de  :  Halte  !  »  etc.,  et  a  Au  commandement 


LES  MAITRES  DE  LA  LITHOGRAPHIE 


i95 


de:  Pas  d'observations  !  »  etc.  Elles  sont  tellement  connues  que  tout 
le  monde  se  les  rappelle.  Il  n'y  a  pas  de  meilleurs  exemples  du 
dessin  de  Charlet  en  ses  qualités  ordinaires,  et  de  son  esprit  en  ses 
bons  jours. 

Enfin,  avant  de  nous  engager  dans  la  description  des  Albums,  il 
convient  de  signaler  encore  quatre  costumes  militaires,  datés  de 
1822,  d'importance  exceptionnelle  et   de  valeur  hors   ligne.  Les 
deux  premiers,  à  la  plume,  continuent,  mais  sous  une  forme  autre- 
ment heureuse,  la  rude  inspiration  de  Y  Armée  de  1809.  Le  Dragon 
d'élite  (armée  d'Espagne},  avec  sa  barbe  hirsute  et  son  expression 
presque   sauvage,   est  d'une  fierté   superbe.   Les  deux  costumes 
d'infanterie  se  rapprocheraient  plutôt  de  l'Ex-Garde.  Le  Carabinier 
et  le  Voltigeur  ont  toujours  été  mis  au  nombre  des  plus  beaux 
ouvrages  de  Charlet.  Peut-être  même,  à  vrai  dire,  n'a-t-il  rien  pro- 
duit de  plus  accompli.  Ce  sont  eux  qui  ont  les  honneurs  de  l'expo- 
sition permanente  dans  la  petite  salle  du  Cabinet  des  Estampes. 
A  propos  d'eux,  M.  H.  Delaborde  a  écrit  ces  lignes  parfaitement 
justes  :  «  Géricault  n'aurait  pas  exprimé  en  des  termes  plus  sai- 
sissants l'énergie  de  l'âme  et  la  force  physique  ;  Horace  Vernet 
n'aurait  pas  surpris  avec  plus  de  clairvoyance  ni  rendu  avec  plus 
de  finesse  certaines  habitudes  héroï-comiques,  certaines  allures  à 
la  fois  gauches  et  martiales  de  ces  deux  corps  faits  pour  l'action 
et  qui  s'en  souviennent   jusque   dans  le   calme.  En  tout  cas,  ni 
Vernet,  ni  Géricault  ne  se  seraient  trouvés  en  mesure  d'établir  une 
harmonie  aussi  complète  entre  des  éléments  qui  semblent  s'exclure, 
de  mélanger  aussi  bien   l'arrière-pensée  spirituelle    et  l'intention 
grandiose,  l'ampleur  dans  le  sentiment  de  l'ensemble  et  l'extrême 
délicatesse  dans  l'exécution  des  détails.  Vérité  du  geste,  imitation 
achevée  de  la  forme,  expression  sans  équivoque  d'habitudes  natu- 
relles ou  acquises,  tout  se   concilie  ici   et  se  retrouve  dans  les 
différentes  parties  de  l'œuvre.  Figures  réellement  admirables  l'une 
et  l'autre,  qu'il  ne  convient  pas  seulement  de  mettre  au  nombre 
des  meilleurs  ouvrages  de  Charlet,  mais  qu'il  faut  compter  aussi 
parmi  les  spécimens  les  plus  importants  de  la  lithographie,  parmi 
les  témoignages  les  plus  propres  à  nous  renseigner  sur  cet  art 
spécial   et    sur  l'étendue  des    moyens    pittoresques    dont   il    lui 
appartient  de  disposer1.  » 


1  Revue  des  Deux-Mondes  du  i"  octobre  i863  (T.  XL VII,  p.  565). 


i96  L'ARTISTE 

L'ère  nouvelle  s'ouvre  pour  Charlet  dans  les  derniers  mois  de 
1822.  C'est  à  cette  date  qu'il  entre  en  rapports  avec  l'éditeur  Gihaut, 
alors  à  ses  débuts,  et  qu'il  lance  son  premier  Album.  C'est  à  partir 
de  ce  moment  que,  dans  cette  voie  qu'il  fraye  à  Bellangé,  à  Raffet, 
à  une  foule  d'autres,  tout  de  suite  il  trouve  le  succès  complet  et 
définitif.  En  un  an  ou  deux  son  crayon  fut  aussi  populaire  que  la 
Muse  chansonnière  de  Béranger.  Tous  deux  flattaient  les  mêmes 
sentiments,  éveillaient  les  mêmes  échos.  Tous  deux  allèrent 
ensemble,  ainsi  qu'on  le  disait  alors,  jusque  sous  le  chaume. 

Le  premier  Album  de  Charlet  a  pour  titre  :  Recueil  de  croquis  à 
l'usage  des  petits  enfants.  La  légende  veut  qu'avant  de  l'entreprendre, 
notre  artiste  se  soit  arrangé  pour  vivre  une  huitaine  de  jours  au 
milieu  des  enfants  de  Villain,  son  imprimeur,  jouant  a  tous  leurs 
jeux,  redevenant  lui-même    un   enfant    pour  les  mieux  peindre. 
Et  de  fait  les  onze  pièces  de  ce  cahier  sont  toutes  des  scènes  enfan- 
tines. Ce  qu'il  faut  remarquer,  c'est  qu'on  les  jugerait  mal  à  ne 
considérer  que  leur  valeur  intrinsèque.  On  a  tant  dessiné  l'enfance 
depuis,  on  l'a  reproduite  dans  un  esprit  si  différent,  que    nous 
sommes  disposés  à  trouver  ces  images,  vieilles  de   soixante-dix 
ans,  bien   superficielles.  En   1822  elles  durent  paraître  sous  un 
autre  aspect.  L'art  avait  totalement  oublié  les  enfants  depuis  un 
demi-siècle.    Les  dessins  de    Charlet   eurent  donc  ce   mérite   de 
paraître  tout  nouveaux.  Ils  en  avaient  un  autre  que  nous  pouvons 
apprécier  encore  :  on  était  au  temps  où  Victor  Hugo  dans  la  poésie, 
Bonington,  Roqueplan  dans  la  peinture,  allaient  mettre  à  la  mode 
une  certaine  façon  romantique  de  comprendre  les  enfants.  Charlet 
se  tient  en  dehors  de  ces  attendrissements.  Ses  enfants  ne  sont 
ni  de  jolies  poupées  vêtues  de  soie,  ni  des  anges  terrestres;  ce 
sont  de  bons  petits  diables  qui  jouent,  qui  crient,  qui  se  battent, 
qui  font  des  niches.  Plus  ils  sont  enragés  garnements,  plus  ils  lui 
plaisent,  à  condition  qu'ils  aient  toujours  bon  cœur.  Bien  que  les 
Croquis  A  l'usage  des  petits   enfants   ne   renferment    aucune   pièce 
supérieure,  citons  :  Les  petits  garnements,  —  La  bonne  petite  fille, 
—  «  Vainqueurs  et  vaincus,  tout  est  fricot  pour  le  diable.  » 

Les  Croquis  lithographiques  de  1823  n'ont  entre  eux  aucun  lien, 
sinon  d'avoir  été  publiés  ensemble  et  de  porter  des  numéros. 
Plusieurs  sont  fort  médiocres;  quelques-uns  sont  excellents  à  des 
titres  divers.  Devant  la  porte  d'un  cabaret,  ayant  pour  enseigne  : 
«  Au  désir  de  la  paix  »,  deux  jeunes  soldats  se  sont  pris  de  querelle 


LES  MAITRES  DE  LA  LITHOGRAPHIE 


'97 


et  en  venaient  aux  coups  ;  un  ancien  les  sépare  en  leur  disant  : 
«  Vous  êtes  deux  braves,  ça  ne  finira  pas  comme  ça  ».  Son  geste,  qui 
rappelle  en  caricature  celui  d'une  des  Sabines  de  David,  est  à  la 
fois  incorrect  et  frappant  de  vérité.  Mêmes  qualités  dans  «La  froid 
pique! »  :  un  petit  soldat,  j'allais  dire  un  enfant,  qui  monte  la  garde 
aux  avants-postes,  et  que  l'air  matinal  transit  sous  ses  lourds 
vêtements  d'uniforme  ;  mêmes  qualités  encore,  mais  avec  quelque 
prétention  de  plus,  dans  :  «  Laisse^  m'en  donc  un,  mon  ancien  »,  deux 
soldats,  un  vieux  et  un  jeune,  qui  tirent  sur  l'ennemi  ;  le  conscrit, 
grisé  par  la  poudre,  réclame  sa  part  de  bataille.  «  Le  Guide  est  à 
gauche  »  est  une  gracieuse  scène  enfantine.  Le  guide,  c'est  un  caniche 
noir  qui  se  tient  debout,  l'arme  au  bras,  en  ligne  avec  trois  ou  quatre 
marmots  faisant  l'exercice;  la*  gaieté  souriante  du  vieil  invalide 
qui  commande  la  manœuvre  nous  fait  sourire  à  notre  tour.  «  Seriez 
vous  sensible?»  ne  nous  plaît  pas  moins.  Devant  l'étalage  d'un 
marchand  de  lithographies  un  chasseur  à  cheval  de  la  Garde 
montre  à  une  jeune  bonne  un  Amour  qui  va  décocher  une  flèche. 
L'attitude  des  deux  personnages  est  parlante  et  la  pièce  pourrait  se 
passer  de  légende. 

Les  croquis  lithographiques  de  1824  abondent  également  en 
scènes  franchement  saisies,  tour  à  tour  émues  ou  plaisantes,  et 
souvent  les  deux  à  la  fois.  «  Tu  as  la  respiration  trop  long  »,  dit  un 
soldat  polonais  à  son  camarade  qui  lève  la  gourde  d'une  façon  inquié- 
tante pour  le  propriétaire.  «J'en  mangerai  dix  comme  toi!  »,  crie  un 
petit  tambour,  haut  comme  un  gamin,  à  un  grand  diable  de 
conscrit  qu'il  a  fait  reculer  jusqu'au  mur.  «  Un  homme  qui  boit  seul 
n'est  pas  digne  de  vivre  »,  murmure  un  hussard  peu  solide  sur  ses 
jambes,  en  regardant  d'un  air  de  mépris  un  autre  soldat  attablé 
sans  compagnon  à  la  porte  d'une  guingette.  Voilà  de  l'observation 
gaie  et  du  vrai  comique.  Voulez^vous  quelque  chose  de  plus  fin  ? 
Le  régiment  va  partir:  l'amie  du  grenadier  Renaud  (  Ier  bataillon  3e 
compagnie),  un  châle  brodé  sur  les  épaules,  un  beau  bonnet  sur  la 
tête,  un  fin  mouchoir  à  la  main,  comme  il  sied  à  une  personne  de 
son  âge,  sensible  et  cossue,  lève  aux  cieux  ses  regards  humides. 
Mais  comment  hésiter  entre  les  liens  du  cœur  et  le  tambour  qui  bat, 
lorsqu'on  porte  l'uniforme  de  la  Garde  avec  trois  brisques  sur  la 
manche  ?  Et,  dans  une  attitude  persuasive,  sans  cesser  d'être  mili- 
taire, condescendant  et  presque  ému  lui-même,  un  peu  ennuyé  avec 
cela,  le  vieux  brave  laisse  tomber  ces  mots,  les  derniers  :  «  Adieu, 


198  L'ARTISTE 

bannisse^  toute  sensibilité...  importune  !  »  Trouverons-nous  mieux  dans 
cet  album  où  presque  tout  serait  à  citer  ?  Voici  encore  dans  des  notes 
différentes,  deux  pièces  de  bien  haut  prix:  la  vieille  vivandière 
vient  de  voir  tomber  à  ses  pieds  un  pauvre  petit  jeune  soldat  ; 
alors  l'indignation  l'a  prise  :  elle  a  ramassé  son  fusil.  «  Oh!  les 
gueux  !  »  s'écrie-t-elle  en  déchirant  la  cartouche.  Elle  a  sur  la  tête 
un  invraisemblable  panier  à  mouches,  et  sa  tenue  de  marchande 
des  quatre  saisons  ferait  rire  en  toute  autre  circonstance.  Le  souffle 
guerrier  emporte  tout,  et  ce  grotesque  même  achève  de  nous 
toucher.  Quel  franc  rire,  en  revanche,  dans  ce  corps  de  garde  de 
gardes-nationaux,  où  la  patrouille  présente  à  l'interrogatoire  du 
chef  de  poste  les  perturbateurs  qu'elle  a  ramassés.  «  Je  m'appelle 
César!  »  répond  un  pauvre  jocrisse  à  qui  l'on  vient  d'arracher  son 
masque,  mais  non  sa  perruque  ornée  d'une  queue  en  trompette. 
Ce  n'est  pas  lui,  à  coup  sûr,  qui  renversera  le  trône  ou  l'autel. 
Les  figures  des  gardes-nationaux  de  tout  grade,  de  tout  embon- 
point et  de  tout  costume,  qui  peuplent  l'endroit,  sont  impayables. 

Inaugurée  par  ce  brillant  album,  l'année  1824  (j'emprunte  avec 
intention  les  expressions  du  colonel  de  La  Combe)  vit  s'accomplir 
l'acte  le  plus  important  de  la  vie  de  Charlet,  son  mariage.  Il  avait 
trente-deux  ans,  et  sa  femme  dix-huit.  Aux  qualités  extérieures 
elle  joignait  toutes  celles  qui  peuvent  faire  le  bonheur  d'un 
homme  :  la  douceur  du  caractère,  l'amabilité,  le  bon  sens.  Ce  fut 
donc  à  la  fois  un  mariage  d'amour  et  de  raison.  M.  de  La  Combe 
a  publié  de  longs  fragments  des  lettres  que  Charlet  adressait  à  sa 
fiancée.  Je  renvoie  le  lecteur  à  son  ouvrage.  L'accent  de  cette 
correspondance  est  vraiment  élevé  et  touchant  ;  il  fait  autant 
d'honneur  à  celui  qui  l'écrivait  qu'à  celle  qui  l'inspirait. 

h' Album  lithographique  de  1825,  exécuté  dans  le  courant  de 
1824,  ne  pouvait  être  aussi  riche  que  les  précédents.  Il  contient 
trois  ou  quatre  jolies  pièces  telles  que:  Un  jour  de  bonheur,  — 
«  Voilà  encore  un  duel,  faut  plumer  les  canards  »,  et  «  Vous  n'auriez 
pas  vu  mon  pauvre  chat?  »,  cette  dernière  charmante  surtout,  avec 
la  figure  du  soldat  assis  qui  retire  sa  pipe  de  sa  bouche  d'un  air  si 
naturellement  innocent.  En  réalité,  nous  n'y  rencontrons  qu'une 
seule  page  supérieure,  celle  qui  porte  pour  légende  :  «  Caporal 
Pitou,  compte^  sur  moi  si  l'on  se  met  en  patrouille!  »  Elle  est  tout  à  fait 
dans  le  genre  de  celle  dont  nous  parlions  il  n'y  a  qu'un  instant  : 
«  Je  m'appelle  César  »  ;  je  ne  sais  pourtant  si  elle  n'est  pas  préfé- 


LES  MAITRES  DE  LA  LITHOGRAPHIE  i99 

rable,  dans  sa  simplicité.  Le  maigre  caporal  Pitou  et  le  garde 
national  ventru,  si  plaisamment  couché  sur  le  lit  de  camp, 
seraient-ils  des  personnages  réels  ?  ce  qui  le  donne  à  penser,  c'est 
que  le  premier  se  retrouve  dans  une  autre  pièce  non  moins  réussie 
de  l'album  de  1826.  «  Il  est  pas  trop  plaisant,  le  sergent  »,  et  que  le 
nom  de  Pitou  figure  sur  une  liste  de  convives,  au  cours  d'une 
lettre  de  Charlet  de  la  même  époque  '. 

Dans  la  série  de  huit  pièces  parues  sous  le  titre  de  Sujets  divers 
(1825),  je  signalerai  comme  amusante  celle  qui  a  pour  légende: 
«  Mademoiselle  Félicité,  je  ne  puis  déployer  l'énoncé  de  mes  sentiments  si 
vous  n'appuyé^  d'une  file  à  gauche».  La  grosse  bonne  assise  carré- 
ment sur  son  banc,  le  caporal  qui  se  découvre  respectueusement 
et,  baissant  les  yeux  d'un  air  timide,  lui  demande  une  place  à  côté 
d'elle  en  ces  termes  saugrenus,  sont  deux  excellentes  caricatures. 
Celle  que  voici  nous  intéresse  à  un  autre  titre  :  deux  lithographes, 
une  pierre  sous  le  bras  chacun,  un  parapluie  pour  deux,  sont  venus 
frapper  à  la  porte  d'une  imprimerie  lithographique;  un  gamin 
passe  sa  tête  à  la  lucarne  et  répond  aux  pauvres  morfondus  : 
«  Si  Vbourgeois  y  est  pas,  les  presses  y  n'en  a  pas.  Voye\  cbe%  le  mar- 
chand de  vins  ».  On  reconnaît  les  portraits  de  Bellangé  et  de 
Philipon. 

Trois  paysages  terminent  la  série,  et  ce  sont  eux  surtout  qui 
vont  nous  arrêter.  Déjà  les  croquis  lithographiques  de  1824  ren- 
fermaient les  Guérillas  navarrais,  et  l'Album  de  182  5  la  Ferme  béar- 
naise, dont  j'ai  intentionnellement  omis  de  parler,  afin  de  réunir 
ces  pièces  d'une  inspiration  pareille  et  d'une  commune  origine. 
Lié  avec  Géricault,  le  colonel  Alexandre  de  Rigny,  ancien  officier 
de  l'armée  impériale,  avait  été  par  lui,  dès  181 9,  mis  en  rapport 
avec  Charlet,  et  tout  de  suite  leurs  relations  étaient  devenues 
fréquentes  et  cordiales.  En  1823,  M.  de  Rigny  fut  désigné  pour  faire 
partie  de  l'expédition  d'Espagne.  Il  fut  convenu  que  Charlet  irait  le 
rejoindre  à  Pampelune  ;  mais,  à  Bayonne,  on  ne  lui  permit  point  de 
passer  outre.  Il  revint  au  bout  d'une  quinzaine  de  jours,  après  avoir 
fait  quelques  études  à  Saint-Jean-de-Luz  et  vivement  admiré  la  nature 
pyrénéenne.  Ce  sont  ces  souvenirs,  plus  ou  moins  arrangés,  qui 
reparaissent  dans  les  lithographies  citées  plus  haut,  dans  la  Surprise, 
dans  le  Bivouac  d'infanterie,  dans  Pousse,  pousse  cadet,  des  Sujets 

1  Lettre  à  Bellangé,  du  16  janvier  1824  (de  La  Combe,  page  34). 


200  L'ARTISTE 

divers  de  1825,  dans  la  Maison  du  Garde-chasse  de  Y  Album  de  1826, 
dans   l'Embuscade  (catal.   de  La  Combe,  n°   681)  de    l'Album  de 
1827.  Pour  bien  comprendre  l'intérêt  de  ces  paysages  il  importe 
de  ne  pas  oublier  la  date  à  laquelle  ils  ont  été  faits  et  publiés. 
C'est  en  1824  qu'eut  lieu  ce  mémorable  Salon  où  parurent  à  la  fois 
tantd'œuvres  marquantes,  et  spécialement  les  toiles  de  Constable. 
C'est  aux  environs  de  cette   même  année  qu'en  général  on  fait 
remonter  les  origines  de  notre  paysage  moderne,  celui  de  Paul 
Huet,  de  Corot,  de  Jules  Dupré,  de  Th.  Rousseau.  Mais  ce  n'est  là, 
évidemment,  qu'une  façon  de  généraliser,  car,  dans  l'histoire  de 
l'art,  rienne  commence  aussi  brusquement.  Pour  qu'une  révolution 
éclate,   il   est  indispensable   qu'elle   soit  déjà   depuis   longtemps 
préparée.  Les  signes  précurseurs  de  celle  dont  nous  parlons  ne 
seraient  pas  difficiles  à  trouver.  Je  compte  précisément  au  nombre 
des    plus    curieux    les    croquis   que  Charlet   avait  rapportés    des 
Pyrénées.  Sans  doute  la  raideur  accadémique  y  domine,  elle  est 
même  d'autant  plus  sensible  tout  d'abord  que  le  dessin  de  Charlet 
est  plein  de  formules  dérivées  des  méthodes  d'enseignement  alors 
en  usage.  Cela  n'empêche  que  là-dessous  on  ne  démêle  une  vue 
nette  de  la  nature  telle  qu'elle  est  et   un  désir  de  la  reproduire 
sincèrement.  L'ampleur  du  feuillage  des  grands  hêtres  a  frappé 
le  jeune  échappé  de  Paris  ;  le  côté  agreste  des  coins  de  bois,  l'im- 
prévu des  chemins  qui  tournent,  le  pittoresque  des  maisons  de 
garde  lui  ont  dit  quelque  chose  qu'il  voudrait  traduire.  Il  est  vrai 
qu'il  en  a  été  de  ces  bonnes  intentions  un  peu  comme  du  grain  de 
l'Évangile.  Elles  ont  germé  hâtivement,  mais  se  sont  desséchées 
vite,  faute  d'un  sol  profond  probablement.  Toujours  est-il  qu'entre 
ces  paysages  et,  par  exemple,  certaines  des  premières  lithographies 
de  Paul  Huet,  des  affinités  non  douteuses  peuvent  être  retrouvées. 

(A  suivre.)  GERMAIN  HEDIARD. 


LES  EXPOSITIONS 


La    Société   des   graveurs  au   burin.    —    Les    dessins, 

AQUARELLES  ET  PASTELS  AU  CERCLE  ARTISTIQUE  ET  LITTÉ- 
RAIRE. —  L'Union  des  femmes  peintres  et  sculpteurs. 


OOOv  ^       x-x  ^-000 

fi       \~\  \v1-t—  &     ROIS  ans  après  sa  première  exposition, 

la  Société  des  graveurs  au  burin  vient 
d'organiser  la  deuxième.  En  vérité,  on 
serait  mal  venu  à  s'étonner  d'une 
intermittence  aussi  prolongée,  sachant 
de  quelle  nécessaire  lenteur  relève  la 
pratique  du  burin.  C'est  à  peine  si 
cette  exposition  a  groupé  une  soixan- 
taine de  cadres,  dont  un  certain  nombre, 
d'ailleurs,-  ont  été  déjà  vus  aux  derniers  Salons.  Mais  il  était  bon 
que  les  burinistes  présentassent  au  public  artiste  l'ensemble  de 
leurs  plus  récentes  productions.  Cet  ensemble  est  d'une  tenue 
vraiment  remarquable;  et,  si  quelques  critiques  s'évertuent  à 
dénoncer  le  prétendu  discrédit  en  lequel  ils  déclarent  que  l'art  du 
burin  serait  tombé  de  nos  jours  au  profit  des  procédés  photogra- 
phiques, il  s'en  faut  que  cette  constatation  soit  à  la  louange  du 
goût  actuel.  En  dépit  de  ces  pessimistes  affirmations,  les  graveurs 
au  burin  continuent  vaillamment  la  noble  tradition  de  leur  art,  et 
de  bons  esprits  se  rencontrent  encore,  qui  apprécient  leurs  œuvres 
et  rendent  à  leur  talent  le  juste  tribut  d'admiration  qu'il  mérite. 

M.  Léopold  Flameng  a  exposé  là  deux  superbes  planches  d'un 
accent  très  personnel,  et  dont  le  Salon  des  Champs-Elysées  eut  la 


202  L'ARTISTE 

primeur  :  la  Glorification  de  la  Loi,  plafond  de  Paul  Baudry  pour 
la  Cour  de  cassation,  et  le  Portrait  de  M.  Pasteur  d'après  la  peinture 
de  M.  Edelfeldt.  Nous  y  retrouvons  également  la  charmante 
M°"  Récamier  de  Gérard,  si  finement  burinée  par  M.  Buland  ;  un  chef- 
d'œuvre  de  Poussin,  les  Bergers  d'Arcadie,  gravé  par  M.  Lamotte; 
Y  Annonciation  de  Léonard  de  Vinci,  par  M.  Boutelié;  une  exquise 
composition  de  Fragonard,le  Baiser,  que  dépare  un  malencontreux 
encadrement  que  le  graveur,  M.  Abot,  à  l'imitation  des  graveurs 
du  xvme  siècle,  a  ajouté  de  son  propre  cru.  La  Vierge  et  l'enfant 
Jésus  d'après  Van  Dyck  trahit  quelque  mollesse  d'exécution  chez 
M.  Danguin  qui,  en  revanche,  a  retrouvé  le  burin  des  bons  jours 
quand  il  a  rendu  de  si  magistrale  façon  le  Portrait  de  Pie  VU  par 
David.  Le  Saint  Sébastien  de  Mantegna  est,  interprété  par  M.  Emile 
Sulpis,  une  planche  purement  admirable.  Entre  divers  sujets 
empruntés  à  MM.  Détaille,  Meissonier  et  Cabanel,  c'est  dans  un 
portrait  d'après  Hynais  que  M.  Achille  Jacquet  a  donné  le  meilleur 
de  sa  méthode  ;  de  même  M.  Adrien  Didier  dans  les  Trois  Grâces 
de  Raphaël,  l'une  des  perles  de  la  collection  de  Chantilly,  dont 
une  gravure  par  Forster  est  célèbre  parmi  les  connaisseurs,  auprès 
de  laquelle  la  planche  de  M.  Didier  fera  certainement  bonne  figure. 

A  vouloir  citer  toutes  les  estampes  d'une  heureuse  venue, 
l'énumération  deviendrait  longue  ;  mais  ce  serait  une  impar- 
donnable lacune  d'omettre,  à  côté  des  graveurs  déjà  réputés,  les 
jeunes  artistes  de  mérite  parmi  lesquels  seront  les  maîtres  de 
demain  :  M.  Burney,  auteur  d'un  beau  portrait  de  Pierre  Corneille 
pour  l'édition  des  classiques  de  Marne;  M.  Emile  Sulpis,  dont  un 
Captif  de  Michel-Ange,  l'un  des  deux  marbres  du  Louvre,  ramène 
le  nom  et  nous  prescrit  une  élogieuse  mention  ;  M.  Quarante,  qui 
a  su  rappeler  la  grâce  de  Prud'hon  en  reproduisant  le  Portrait  de 
Mme  Jarre;  M.  Louis  Journot,  avec  une  excellente  gravure  de  ce 
radieux  chef-d'œuvre  de  l'art  grec,  la  Victoire  de  Samolhrace,  et  un 
très  vivant  Portrait  de  M.  Gladstone,  etc. 

Quelques  dessins  complètent  l'exposition,  soit  originaux,  soit 
d'après  les  maîtres.  Mais  cette  section  aurait  sa  véritable  signifi- 
cation et  un  sérieux  intérêt  si  MM.  les  graveurs,  de  préférence, 
avaient  eu  l'heureuse  pensée  de  nous  montrer  les  dessins  mêmes 
ayant  servi  d'études  préparatoires  aux  gravures  exposées.  Quelle 
excellente  occasion  pour  eux  d'un  victorieux  démenti  à  l'encontre 
de  ceux  qui  prétendent  que,  de  jour  en  jour,  l'envahissante  photo- 


! 


LES  EXPOSITIONS  2o3 

graphie,  sortant  de  son  rôle  modeste  d'indicateur,  tend  à  usurper 

dans  le  travail  du  graveur  la  légitime  prépondérance  de  l'étude 

dessinée  ! 

* 
*    * 

La  série  des  dessins,  aquarelles  et  pastels,  qui  forme,  suivant 
l'usage,  la  deuxième  partie  de  l'exposition  annuelle  du  Cercle 
artistique  et  littéraire,  a  offert  un  ensemble  particulièrement  inté- 
ressant de  morceaux  fort  joliment  traités.  Ce  que  l'on  prise  le  plus 
dans  l'aquarelle,  la  franchise  de  l'exécution,  M.  Gosselin  l'a  montré 
à  souhait  dans  ses  Environs  de  Cannes,  M.  Gallois  dans  ses  Vues  de 
Paris  ;  à  noter  également  les  aquarelles  de  M.  Villain,  qui  sont 
d'une  impression  bien  sincère  ;  celles  de  M.  Allongé,  d'une  habileté 
extrême  mais  où  le  métier  du  professionnel  se  laisse  trop  voir  ; 
les  marines  de  M.  Delastre,  les  paysages  de  M.  Gagneau  et  les 
intérieurs  rustiques  de  M.  Suasso.  Les  jolies  Parisiennes  de 
M.  Moreau-Néret  rappellent  un  peu,  par  l'arrangement  et  la  facture, 
certaines  des  plus  charmantes  aquarelles  de  M.  Besnard.  On  a  fort 
admiré,  et  c'était  justice,  une  série  de  dessins  en  couleurs,  composés 
par  M.  Giraldon  pour  illustrer  les  Trophées  de  M.  de  Hérédia  :  ce 
sont,  en  vérité,  d'exquises  compositions  où  l'auteur  se  révèle 
artiste  inventif  et  délicat,  avec  un  sens  très  délié  de  l'ornemen- 
tation et  une  compréhension  très  sûre  en  sa  diversité,  des  thèmes 
héroïques  que  le  poète  a  traités.  M.  Merson  a  dessiné  avec  son 
habituel  talent  de  composition,  une  série  d'illustrations  des  poèmes 
de  Wagner  (comment  les  inoubliables  lithographies  de  M.  Fantin- 
Latour  ne  découragent-elles  pas  toute  nouvelle  tentative  sur  ce 
sujet?)  et  un  joli  Programme  pour  le  Cercle  artistique  et  littéraire. 
M.  Nozal,  dans  ses  paysages  à  la  gouache,  a  obtenu  de  très  heureux 
effets. 

L'art  de  l'émail  a  été  représenté  à  cette  exposition  par  quelques 
pièces  de  M.  Jean  Georges,  dans  lesquelles  on  ne  saurait  trop 
vanter  la  richesse  de  la  coloration,  la  chatoyante  harmonie  des  tons 
et  l'élégance  de  dessin  des  motifs  d'ornement.  Pourquoi  faut-il  que 
ce  délicat  artiste  applique  une  aussi  précieuse  décoration  et  d'un 
goût  si  raffiné,  à  des  formes  de  vases  aussi  primitives  et  sommaires, 
de  galbe  aussi  insignifiant? 

Le  pastel  représente  ici  une  catégorie  fort  estimable;  ce  sont, 
entre  autres  œuvres,  les  paysages  de  MM.  Iwill,  Brémond,  Guillon, 


204  L'ARTISTE 

Garaud  ;  les  portraits  de  MM.  Laroche,  Desvallières,  etc.;  de  M.  Eugène 
Vidal,  la  Femme  qui  se  coiffe;  de  M.  Edouard  Sain,  Nadia,  etc. 


Chaque  nouvelle  exposition  de  l'Union  des  femmes  peintres  et 
sculpteurs  ramène  invariablement  la  même  constatation  d'une  fai- 
blesse déplorable  dans  la  grande  majorité  des  envois.  «  Si  un  choix 
plus  rigoureux,  —  écrivions-nous  il  y  a  trois  ans, —  avait  présidé  à 
l'admission  des  envois  qui  figurent  à  cette  exposition,  on  peut 
affirmer  qu'il  eût  été  facile  de  constituer  un  ensemble  d'œuvres 
vraiment  intéressant,  avec  les  éléments  qui  s'y  rencontrent,  dégagés, 
bien  entendu,  de  tout  ce  qui  est  sans  valeur  d'art  aucune;  or,  cette 
dernière  catégorie  est  malheureusement  un  peu  trop  nombreuse  ici, 
comme  elle  l'est,  d'ailleurs,  dans  toutes  les  expositions  de  même 
sorte,  ouvertes  aux  amateurs.  C'est  pourquoi  nous  ne  saurions  trop 
souhaiter  que  cette  association  d'artistes  féminins,  qui  commence 
à  pouvoir  prétendre  à  une  certaine  importance,  se  détermine,  si 
elle  a  quelque  souci  de  son  renom,  à  une  sélection  plus  sévère.  » 

Ces  réflexions  n'ont  rien  perdu  de  leur  actualité.  Le  cas  de 
l'association  s'aggrave  de  la  persistance  qu'elle  met  à  ne  point 
éliminer  de  ses  expositions  l'énorme  contingent  des  toiles  qui  ne 
méritent  pas  d'être  présentées  au  public.  Nous  nous  bornerons  à 
signaler,  de  M1,e  Mary  Campfrancq,  une  nouvelle  venue,  des  études 
de  paysages,  claires,  lumineuses,  dénotant  une  vision  personnelle 
et  d'une  exécution  très  franche  ;  les  Ramasseuses  de  pommes  de 
terre,  de  Mme  Marie  Loire;  une  jolie  étude  de  nu,  au  pastel,  par 
Mlle  Guérin  ;  les  aquarelles  de  Mllc  Carpentier,  de  fins  pastels  de 
Mllc  Deurbergue,  les  natures  mortes  de  Mmc  Dubron  ;  des  minia- 
tures de  M,le  Piœrron  et  surtout  celles  deMme  Debillemont  qui  sont 
d'exquises  œuvres  d'art  ;  les  fleurs  et  les  paysages  de  M,lc  Taconet, 
la  Liseuse  de  Mme  Delacroix-Garnier,  la  Poésie  de  Mmc  Comerre- 
Paton,  des  pastels  vivement  crayonnés  par  Mmc  Frédériquc  Yallet, 
des  portraits  par  Mmes  Huillard,  Métra,  Houssay,  etc.;  la  Petite 
écolière  de  Mlle  Mercier,  d'agréables  marines  de  MllcArosa  et  quelques 
toiles  rustiques  de  M,lc  Braunerova,  dont  l'une,  la  Maison  du  garde, 
est  d'un  fort  joli  sentiment. 

Parmi  les  sculptures,  il  faut  remarquer  une  élégante  statuette  en 
marbre,  la  Source,  par  Mmc  Laurc  Coutan,  une  Naïade,  bas-relief  de 
M"c  Fresnaye,  et  surtout  le  bas-relief  en  plâtre  de  Mmc  Croce-Lan- 


LES  EXPOSITIONS  2o5 

celot,  la  Femme  et  ses  destinées,  composé  avec  une  parfaite  entente 
de  l'ornementation  et  où  les  groupes  de  figures,  symbolisant  les 
diverses  phases  de  la  vie,  ne  le  cèdent  en  rien  à  la  partie  décora- 
tive :  c'est  là,  sans  contredit,  l'œuvre  la  plus  valable  de  cette 
exposition. 

PIERRE  DAX. 


Les  Œuvres  de  Victor  Vignon 


hez  Bernheim  jeune,  8,  rue  Laffitte,  au  premier.  Deux 
salles  pleines  de  tableaux  dont  les  douces  colorations 
semblent  faites  pour  ce  demi-jour  discret  :  c'est  là 
que  vous  pourrez  entrer  en  communion  plus  intime 
avec  ce  poète  délicat  auquel  il  faut  prêter  une  oreille  attentive, 
car  il  n'est  point  de  ceux  qui  font  le  boniment  à  la  porte  de  leur 
boutique,  ou  qui  raccrochent  la  foule  à  coups  d'étrangetés 
savamment  combinées.  Vignon  est  de  la  race  presque  disparue 
des  paysagistes  qui  vivent  à  la  campagne,  uniquement  soucieux 
de  leur  art,  et  qui  ne  connaissent  ni  l'antichambre  des  ministres, 
ni  le  salon  des  journalistes  en  vogue.  Le  charme  intense  de  ses 
toiles  est  peut-être  la  résultante  de  cette  vie  champêtre  et  solitaire, 
où  le  peintre  a  gardé  les  deux  qualités  les  plus  rares  aujourd'hui, 
la  simplicité  et  la  sincérité.  Son  œuvre,  qui  n'est  pas  faite  pour  les 
luttes  tapageuses  des  Salons,  ne  servira  pas  d'exemple  aux  outran- 
ciers,  mais  les  sensitifs  partageront,  devant  ces  toiles,  les  fines 
émotions  de  ce  peintre  que  passionnent  si  visiblement  les  har- 
monies de  la  couleur  et  de  la  lumière. 

Vignon  fut,  en  1869,  l'un  des  plus  jeunes  élèves  du  père  Corot: 
la  fréquentation  de  cet  admirable  artiste  lui  fit  tout  de  suite  com- 
prendre qu'il  n'est  de  grand  paysagiste  que  parmi  les  personnels, 
et,  s'il  suivit  avec  intérêt  le  mouvement  impressionniste,  son 
parfait  bon  sens  lui  fit  mépriser  les  exagérations  des  surenché- 
risseurs de  cette  école  qui,  si  jeune  soit-elle,  a  déjà  ses  poncifs. 
Il  ne  profita  des  exemples  des  peintres  du   plein  air  que  pour 


2o6  L'ARTISTE 

éclaircir  sa  peinture  et  apporter  toute  son  attention  aux  vibrations 
de  l'atmosphère.  Son  art  est  bien  à  lui,  son  talent  est  fait  de  l'étude 
directe,  obstinée  de  la  nature;  il  rend  avec  franchise  l'impression 
reçue,  sans  ressouvenirs  d'autrui,  sans  parti  pris  banal,  et  il  sait, 
—  mérite  précieux,  —  s'arrêter  à  temps,  ne  jamais  travailler  pour 
finir  au  point  de  vue  bourgeois;  il  y  a  telles  de  ses  études,  par 
exemple  la  Chaumière  (n°  73),  dont  la  saveur  fruste  est  exquise. 
Mais  si  Vignon  sait  arrêter  une  étude,  il  sait  aussi  terminer  un 
tableau  sans  que  la  fatigue  se  fasse  sentir  ou  que  les  touches 
conventionnelles  viennent  à  son  secours  :  voyez  l'Effet  de  neige  à 
Nesle  (n°  34),  les  Masures  à  Anvers  (n°  5y~),  Maison  â  Four  (n°  77), 
et  bien  d'autres  ;  l'inspiration  n'a  pas  abandonné  le  peintre 
jusqu'au  complet  achèvement  du  tableau,  et  sa  science  est  telle 
qu'il  en  a  rendu  avec  un  égal  bonheur  toutes  les  parties. 

C'est  à  cette  exposition  que  l'on  peut  le  mieux  se  rendre  compte 
de  la  vérité  de  ces  toiles  :  éloignez-vous  du  panneau  et  considérez- 
en  cinq  ou  six  d'ensemble;  l'effet  général  de  chacune  est  tout  à 
fait  différent,  et  chaque  ciel,  par  exemple,est  de  forme  et  de  couleur 
tellement  dissemblables  des  autres  ciels,  qu'il  faut  bien  reconnaître 
que  chacun  d'eux  est  étudié  avec  la  plus  parfaite  bonne  foi.  Grave 
défaut  pour  les  marchands  ou  les  acheteurs  vulgaires,  qui  veulent 
que  chaque  artiste  ait  une  note,  une  seule,  toujours  la  même  ! 
Grande  qualité  pour  nous,  et  qui  nous  fait  aimer  entre  tous  ce 
peintre  véridique,  attendri,  modeste,  et  dont  un  richissime  amateur 
devrait  désirer  toutes  les  toiles,  puisqu'elles  sont  variées  et  diverses 
comme  la  nature  elle-même. 

Il  est  permis  d'avoir  des  préférences  ;  les  nôtres  sont  pour  les 
toiles  où  Vignon  représente  un  village  aux  toits  rouges  dispa- 
raissant derrière  des  rideaux  d'arbres  grêles  ;  ce  motif  doit  être  un 
de  ceux  qu'il  préfère,  et  il  en  dessine  merveilleusement  les  difficiles 
perspectives.  Citons  particulièrement  Faux-sur-Oise  (n°  78).  Une 
série  nous  charme  encore  tout  particulièrement,  celle  des  falaises  : 
dans  le  n°  4,  Sur  les  falaises,  près  de  Dieppe,  l'impression  est  rendue 
par  rien  du  tout,  quelques  touches  d'une  habileté  consommée  sur 
les  lignes  synthétiques  d'un  dessin  de  maître. 

Car  il  ne  faut  pas  oublier  de  mentionner  chez  Vignon  les 
qualités  de  dessinateur.  La  Soupe  de  la  Bigoudinc  suffit,  avec  ses 
eaux-fortes,  à  montrer  quel  dessinateur  il  est  ;  le  nom  de  Chardin 
vient  à  la  bouche  de  tous  ceux  qui  examinent  les  frustes  croquis 


LES  EXPOSITIONS 


207 


de  nature  morte  qu'il  a  gravés  sur  zinc  dans  ses  moments  de 
loisir  :  il  y  a,  en  effet,  des  affinités  lointaines  entre  le  talent  de 
Vignon  et  celui  du  peintre  adorable  de  la  Pourvoyeuse  ;  souhaitons 
que  le  trop  modeste  artiste  apprécie  plus  qu'il  ne  le  fait  le  mérite 
de  son  dessin  et  que  sa  prochaine  exposition  nous  montre  un  plus 
grand  nombre  d'études  de  personnages  ;  il  est  de  taille  à  rendre  la 
vie  champêtre  sous  tous  ses  aspects,  il  peut  être  le  Degas  de 
la  chaumière. 

LOUIS  MORIN. 


LE  MOIS  DRAMATIQUE 


Comédie-Française.  —  Cabotins  !  pièce  en  quatre  actes,  en  prose,  de  M.  Edouard  Paille- 

ron,  de  l'Académie  française. 
Théâtre -Libre.    —     Une  journée  parlementaire,    pièce   en    trois    actes,    en    prose,    de 

M.  Maurice  Barrés. 
Odéon.  —  Le  Ruban,  comédie  en  trois  actes,  de  M.  Georges  Feydeau. 


ui  ne  sait  que  le  monde,  comme  l'œuvre 
de  La  Fontaine,  est 

Une  ample  comédie  à  cent  actes  divers 
Dont  la  scène  est  l'Univers...? 

Or,  on  ne  joue  pas  la  comédie  sans 
comédiens;  et  parmi  ces  comédiens,  il  y 
en  a  forcément  quelques-uns  de  bons,  de 
sincères,  de  véritablement  artistes,  et  il  y 
en  a,  non  moins  fatalement,  beaucoup  de 
mauvais,  sans  sincérité  et  sans  talent,  qui 
remplacent  le  mérite  absent  par  l'intrigue,  par  la  réclame,  par  le  tapage 
fait  autour  d'eux.  Ce  sont  les  cabotins. 

Cabotins  de  l'art,  cabotins  de  la  politique,  cabotins  de  la  morale,  cabo- 
tins du  monde,  du  demi-monde,  du  quart  du  monde,  cabotins  d'en  haut, 
cabotins  du  milieu,  cabotins  d'en  bas,  vous  dont  l'origine  se  perd  dans  la 
nuit  du  chaos,  dont  la  race  toujours  féconde  a  traversé  les  siècles  et  fourni 
de  bruyants  spécimens  à  toutes  les  latitudes  de  la  terrestre  planète,  et  à 
d'autres  encore,  vous  enfin  qui  pullulez  en  cette  fin  de  siècle  et  défilez 
triomphalement,  au  premier  plan  de  toutes  les  scènes  dé  l'actualité, 
réjouissez-vous!  Vous  n'avez  pas  été  réduits  en  poussière  par  les  foudres 
vengeresses  de  M.  Pailleron;  vous  n'avez   pas  môme  été  égratignés  par 


LE  MOIS  DRAMATIQUE 


209 


les  traits  de  sa  mordante  satire;  à  peine  avez- vous  été  effleurés.  M.  Pail- 
leron  vous  a  traités  en  ami,  en  indulgent  ami. 

Félicitez-vous  de  ne  vous  être  pas  rencontrés  en  face  d'un  Aristophane, 
d'un  Molière  ou  d'un  Balzac.  Leurs  verges  vous  eussent  fouettés  avec 
autrement  de  vigueur  et  d'âpreté,  et  c'est  par  tous  les  pores  de  votre 
vanité  flagellée  qu'auraient  ruisselé  votre  égoïsme,  votre  sottise  et  votre 
ridicule.  Pour  une  fois,  vous  auriez  versé  des  larmes  autres  que  des 
larmes  dites  de  crocodile  ! 

Demandez  un  peu  à  Créon  ou  au  bonhomme  Démos,  à  Tartuffe  ou  à 
Harpagon,  au  père  Goriot,  au  baron  de  Nucingen,  ou  bien  même  à 
Lucien  de  Rubempré?  Ils  vous  diront  comment  ces  maîtres  de  la  satire 
ont  mis  à  nu  leurs  travers  et  leurs  vices,  comment  ils  ont  fouillé  jusque 
dans  les  plus  intimes  replis  de  leurs  cœurs,  comment  il  les  ont  étudiés, 
analysés,  disséqués,  et  comment  ensuite  ils  ont  rassemblé  leurs  débris,  les 
ont  rendus  au  mouvement  et  à  la  vie,  anatomistes  merveilleux,  philoso- 
phes pleins  de  profondeur,  artistes  créateurs,  restituant  avec  usure  les 
emprunts  faits  par  eux  à  la  nature  et  au  monde,  et  enrichissant  l'Art 
d'œuvres  originales,  de  types  immortels  plus  saisissants,  plus  vrais  que  la 
réalité  même  ! 

Cabotins!  Ah!  si  l'œuvre  n'avait  pas  menti  à  son  titre,  à  quel  plus 
intéressant  spectacle  nous  eussions  certainement  assisté!  Pour  nous  tou- 
cher, pour  nous  prendre  de  toutes  parts,  il  n'eût  point  été  nécessaire  de 
recourir  à  l'artifice  démodé  d'un  mélodrame  sentimental,  s'amalgamant 
tant  bien  que  mal,  —  mal  plus  que  bien,  —  avec  une  comédie  de  mœurs. 
Il  eût  suffi  de  vous,  cabotins,  non  pas  seulement  pour  alimenter  une 
pièce,  mais  dix,  mais  vingt.  Car,  pour  le  véritable  auteur  comique,  vous 
êtes  le  précieux  filon  d'or,  vous  constituez  la  mine  inépuisable,  vous  que 
l'on  rencontre  partout,  que  M.  Pailleron  et  d'autres  avec  lui  appellent 
cabotins,  mais  qu'on  nomme  encore,  selon  l'argot  des  divers  milieux, 
hommes  sans  principes,  hommes  habiles,  hommes  sans  préjugés,  faiseurs, 
•  rastaqouères,  fumistes,  etc.  Votre  famille,  comme  celle  de  certaines 
plantes  malfaisantes,  se  divise  en  un  nombre  infini  de  variétés.  En  vous 
choisissant  comme  sujet  de  comédie,  certes,  M.  Pailleron  avait  eu  la 
main  heureuse,  mais  il  n'a  pas  su  ou  voulu  profiter  de  son  bonheur. 

Faut-il  vous  soumettre  à  nouveau  au  doux  supplice  que  vous  a  infligé 
la  malice  trop  clémente  de  M.  Pailleron  et  raconter  par  le  menu  toutes 
les  péripéties  de  sa  pièce  en  partie  double,  comme  les  livres  d'un  hon- 
nête industriel? 

Les  critiques  qui  l'ont  tenté  ont  été  obligés  de  s'y  reprendre  à  deux 
fois;  ils  ont  exposé  d'abord  la  comédie  puis  le  mélodrame,  ou  bien 
d'abord  le  mélodrame  puis  la  comédie.  Or,  recommencer  un  travail  déjà 
fait  m'épouvante,  et  je  suis  atrocement  inférieur  quand  on  me  fait  les 
honneurs  du  bis.  Donc  résumons  tout  d'un  bloc. 

Des  jeunes  gens,  artistes,  littérateurs,  journalistes,  médecins,  tous 
méridionaux,  habitent  urte  même  maison  qu'ils  appellent  «  la  botte  à  l'ail  » 


1894.  —  L'ARTISTE.  —  NOUVELLE  PÉRIODE  :  T.  VII 


14 


2io  L'ARTISTE 

et  ont  fondé  une  société  d'admiration  mutuelle  «  la  Tomate  ».  Ces  jeunes 
gens  s'appellent  Pégomas,  Cardevent,  Saint-Marin,  Lavrejol,  Caracel, 
Brascomié.  Chez  eux  fréquentent  deux  vieux  artistes;  le  premier,  un 
vaincu,  un  endolori,  a  nom  Grigneux;  l'autre,  un  vainqueur,  un  jovial 
sceptique,  se  nomme  Hugon.  Les  membres  de  la  Tomate  et  leurs  deux 
amis  fréquentent  de  leur  côté  chez  un  M.  de  Laversée,  riche  rentier, 
ridiculement  sot,  qui  se  croit  du  talent  parce  qu'il  est  le  neveu  d'un 
oncle  qui  en  avait,  et  aspire  à  l'Institut.  Ce  M.  de  Laversée  a  une  jeune 
femme,  une  fille  qui  n'est  point  sa  fille,  mais  qu'il  a  recueillie,  un  secré- 
taire. Sa  femme,  une  intrigante,  a  pour  amant  le  Saint-Marin  de  la 
Tomate;  la  jeune  fille,  Valentine,  aime  le  sculpteur  Cardevent,  de  la 
même  Tomate;  le  secrétaire  enfin  est  Pégomas,  l'âme  pensante  et  agis- 
sante de  cette  Tomate  de  malheur. 

Le  seul  héros  de  la  comédie  de  mœurs,  c'est  lui,  c'est  Pégomas,  le  roi 
des  cabotins.  Il  mène  tout,  il  anime  tout.  M.  et  Mmc  de  Laversée,  person- 
nages de  second  plan,  sont  affreusement  pâles  à  côté  de  lui;  quant  à  ses 
autres  amis  de  la  Tomate,  ils  s'éclipsent,  comme  de  vulgaires  étoiles,  aux 
rayons  de  ce  soleil  toujours  resplendissant. 

Pégomas  tourne  et  retourne  à  plaisir  son  patron  de  Laversée;  celui-ci 
n'est  qu'un  pantin  dont  il  tire  les  ficelles  avec  une  incroyable  dextérité. 
Ainsi  il  lui  persuade  que  le  meilleur  moyen  d'arriver  à  l'Institut  est  d'être 
d'abord  député;  en  conséquence,  il  le  décide  à  poser  sa  candidature,  puis 
quand  tous  les  frais  de  l'élection  sont  faits,  il  se  fait  élire  à  sa  place.  Les 
prouesses  de  cet  exhubérant  et  prodigieux  Pégomas,  voilà  toute  la 
comédie  de  mœurs.  C'est  peu,  trop  peu. 

Les  héros  du  mélodrame  sont  le  sculpteur  Cardevent,  un  véritable 
artiste  celui-là,  pas  cabotin  pour  un  liard,  M"c  Valentine,  le  vieil  endolori 
Grigneux,  qui  se  trouve  être  le  père  ignoré  de  Valentine,  et  la  mère  de 
Cardevent.  La  jeune  Valentine  a  été  compromise  dans  le  salon  plus  que 
léger  de  Mme  de  Laversée;  aussi  la  mère  Cardevent  s'oppose-t-elle  à  son 
mariage  avec  son  fils;  mais,  après  les  péripéties  de  rigueur,  c'est  elle  qui 
jette  la  jeune  fille  dans  les  bras  du  sculpteur.  Le  tout  saupoudré  de  tirades 
ultra-sentimentales,  dans  le  goût  de  celles  qui  faisaient  larmoyer  les  beaux 
yeux  de  nos  grand'mères,  quand  elles  étaient  jeunes.  Et  voilà  le  mélo- 
drame. 

Et  Coquelin  Cadet,  dites-vous,  que  fait-il  dans  tout  cela?  car  il  y  a  un 
personnage  de  la  pièce  qui  s'appelle  Coquelin  Cadet,  joué  par  Cadet  lui- 
même.  Ah!  oui,  Cadet!  eh  bien,  il  vient  débiter  un  monologue  dans 
une  soirée  donnée  par  les  de  Laversée  aux  membres  de  la  Tomate.  Ce 
monologue  est  une  complainte  :  La  complainte  dit  pauvre  esculteur,  ah!  que 
malheur! —  Remarquons  en  passant  que  l'Académie  française  se  rallie  à 
Yortografe  fonétic  !  —  C'est  égal,  Cadet  jouant  Cadet,  c'est  bien  un  peu 
du...  cabotinage.  C'est  le  mot  du  jour.  Puisque  la  Comédie-Française  en 
vient  là,  pourquoi  ne  pas  avoir  profité  de  la  soirée  des  de  Laversée  pour 
nous  faire  entendre,  comme  disent  les  programmes,  les  principaux  artistes 


LE  MOIS  DRAMATIQUE  211 

des  théâtres  et  concerts  de  Paris?  M"c  Yvette  Guilbert  eût  certainement 
prêté  son  gracieux  concours. 

Quant  à  la  progression  de  l'intérêt  dans  cette  œuvre  bizarre,  en  voici 
l'échelle  exacte  :  le  premier  acte  vous  amuse,  le  second  ne  vous  amuse 
plus,  le  troisième  vous  ennuie,  le  quatrième  vous  horripile.  Les  person- 
nages ?  ils  sont  tous  de  vieilles  connaissances.  On  les  a  vus  chez  Daudet, 
chez  Dumas,  chez  les  de  Goncourt,  chez  Murger.  Dès  qu'ils  arrivent,  on 
est  tenté  de  lever  son  chapeau  et  de  les  saluer  par  leurs  noms  d'autrefois. 
Par  bonheur,  l'entrain  superbe,  merveilleux,  de  M.  de  Féraudy,  qui 
joue  l'infatigable  et  roublard  Pégomas,  sauve  le  spectacle.  Costume,  voix, 
accent,  jeu,  attitude,  tout  est  admirable  de  naturel  et  de  vérité.  M.  de 
Féraudy  vous  entraîne,  vous  enlève,  vous  emporte.  Il  va,  il  vient,  il 
combine,  il  discute,  il  écrit,  il  dicte,  il  pérore,  et  son  activité  dévorante, 
sa  verve  méridionale,  sa  faconde  intarissable  vous  préservent  de  l'ennui 
et  vous  arrachent  les  applaudissements.  La  création  du  rôle  de  Pégomas 
fait  le  plus  grand  honneur  à  l'éminent  artiste. 

Félicitons  aussi  MM.  Leloir,  qui  a  incomparablement  composé  le  plai- 
sant personnage  de  l'ineffable  de  Laversée;  Clerh,  remarquable  dans  son 
rôle  de  vieux  juif,  exploiteur  d'artistes;  Worms,  dans  Pierre  Cardevent, 
rôle  ingrat;  Truffier,  Georges  Berr,  Pierre  Laugier,  jeunes  et  vieux 
bohèmes.  M.  Got  est  mal  à  l'aise  dans  le  sentimental  Grigneux.  Les 
dames  ne  pouvaient  guère  compter  sur  leurs  rôles  pour  les  mettre  en 
vedette;  tout  cela  est  gris,  triste,  effacé;  contre-coup  fatal,  leur  jeu  l'a 
été  aussi.  Une  jolie  scène  pourtant  entre  Mme  de  Laversée  (Mlle  Brandès) 
et  Valentine  (M"e  Marsy)  au  second  acte  a  pu  nous  convaincre  qu'elles 
ont  toujours  l'une  et  l'autre  même  charme  et  même  talent. 

Oui,  il  y  a,  en  effet,  ainsi  quelques  scènes  qui  émergent  de  l'œuvre, 
comme  les  enragés  nageurs  de  Virgile  à  la  surface  du  vaste  gouffre.  Au 
premier  acte,  l'arrivée  des  cabotins  dans  l'atelier  de  Cardevent;  au 
second,  la  scène  citée  entre  Mme  de  Laversée  et  Valentine;  au  troisième, 
l'improvisation  de  Pégomas  devant  la  statue  de  l'oncle  de  Laversée;  au 
quatrième,  la  scène  où  le  même  Pégomas  décide  M.  de  Laversée  à  se 
désister  en  sa  faveur.  C'est  là  du  bon  comique.  Mais  jamais,  ni  dans  la 
situation,  ni  dans  le  dialogue,  rien  de  nouveau,  rien  d'original. 

Je  ne  suis  pas  collectionneur;  mais  si  je  l'étais  et  si  la  fantaisie  me 
prenait  de  collectionner  les  œuvres  de  M.  Pailleron,  et  bien,  là,  franche- 
ment, j'en  retrancherais  Cabotins!  car  si  je  gardais  cette  pièce,  il  me 
semble  que  ma  collection  en  serait  déparée. 

On  s'explique  sans  peine  que  la  censure  ait  interdit  la  représentation 
de  la  pièce  de  M.  Maurice  Barrés,  Une  Journée  parlementaire,  et  que  l'au- 
teur ait  été  ainsi  obligé  de  s'adresser  à  M.  Antoine,  si  heureusement  privi- 
légié, pour  mettre  son  œuvre  en  face  du  public.  Le  scandale  naguère 
allumé  par  la  triste  affaire  de  Panama  paraît,  en  effet,  loin  d'être  éteint. 
On  dirait  que  le  feu  couve  encore  sous  la  cendre,  et  que  par  moments 


212  L'ARTISTE 

il  s'en  échappe  des  étincelles  pétillantes,  signe  indéniable  de  l'intensité 
persistante  d'un  foyer  d'incendie  toujours  menaçant.  Il  semble  qu'on  n'ait 
pas  fait  au  feu  une  part  assez  large  et  que  le  terrible  fléau  lésé  cherche  à 
se  venger  de  ceux  qui  ont  voulu  le  réduire  à  la  portion  trop  congrue. 

Mais,  au  fond,  là  n'est  point  la  question  pour  nous.  Critique  drama- 
tique, nous  restons  et  devons  rester  aussi   insensible  au   triomphe  de   la 
flamme    vengeresse    qu'à  celui   des  sauveteurs  parlementaires  qui   l'ont 
combattue  et  la  combattent  avec  tant  d'âpreté,  à  l'aide  de  tous  les  procé- 
dés et  ingrédients  ignifuges  de  la    politique   en    honneur.    Il   nous  suffit 
d'avoir  constaté  et  indiqué  les  causes  de  l'interdiction   d'une  œuvre  évi- 
demment gênante  pour  le  gouvernement  d'hier,  pour  celui  d'aujourd'hui 
et  probablement  même  pour  le  gouvernement  de  demain,  et  en  tout  cas 
susceptible  d'exciter  des  passions  et  des  haines  à  peine  endormies.  On  l'a 
bien  vu,  du  reste,  aux  quelques  représentations  données  par  le  Théâtre- 
Libre.  On  a  applaudi  et  on  a  sifflé;  on  a  crié  :  «  Vive  Barrés!  »  et  aussi 
«A  bas  Barrés!  ».  On  s'est  même  quelque  peu  injurié  dans  les  couloirs. 
Ces    disputes   n'avaient,   hélas!    rien    de    commun  avec   les    batailles 
d'Hernani,  alors  que   classiques  et  romantiques,    nobles  et  désintéressés 
dans  leurs  querelles  les  plus  vives,  luttaient  si  fièrement  entre  eux  et  s'in- 
vectivaient à  propos  d'un  vers,  d'un  hémistiche,  d'un  rejet,  d'une  expres- 
sion, d'une  forme,  pour  l'amour  de  l'Art!   Sifflets  et  applaudissements,  à 
la  représentation  à' U>ie  journée  parlementaire,  avaient  des  causes  tout  autres 
que  la  médiocrité  ou  la  valeur  littéraire  du  drame  représenté,  et  M.  Mau- 
rice Barrés,  en  observateur,  en  analyste  qu'il  est,  n'a  certainement  pas  dû 
s'y  tromper. 

Le  héros  de  la  pièce,  Thuringe,  député  de  talent,  récemment  marié  à 
une  femme  qui  a  divorcé  pour  l'épouser,  a  jadis  vendu  un  de  ses  votes  et 
son  influence  parlementaire  au  profit  d'une  compagnie  financière,  pour 
cent  mille  francs.  La  lettre  par  laquelle  il  souscrivait  à  ce  honteux  marché 
a  été  égarée;  une  photographie  de  ce  document  se  trouve  entre  les  mains 
du  directeur  d'un  journal,  le  Contrat  social,  qui  a  commencé  une  cam- 
pagne et  annoncé  pour  le  lendemain  la  publication  du  fac-similé  de  la 
lettre  accablante,  sans  nommer  encore  Thuringe,  mais  en  le  désignant 
assez  clairement  pour  que  nul  ne  s'y  soit  trompé. 

Ces  renseignements,  Thuringe  nous  les  donne  lui-même,  dès  le  début 
de  la  pièce.  Chassé  par  l'insomnie  et  l'inquiétude  des  bras  d'une  femme 
aimante  et  aimée,  il  s'est  réfugié  avant  l'aurore  dans  son  cabinet  de  tra- 
vail. Il  est  là  anxieux,  grelottant  de  fièvre  et  d'incertitude,  accablé,  pitoyable 
dans  son  impuissance,  son  désespoir,  ses  angoisses. 

Le  premier  mari  de  sa  femme,  un  M.  Gaudechart,  qui  s'est  fait  depuis 
le  divorce  l'ennemi  acharné  de  Thuringe,  est  venu  se  loger  en  face  de  son 
hôtel.  On  aperçoit  ses  fenêtres  également  éclairées  et  il  est  bien  pour 
quelque  chose  dans  la  campagne  ouverte  contre  Thuringe,  ce  Gaudechart, 
qui  s'est  flatté  d'illuminer  le  jour  de  la  ruine  de  son  rival. 

Rien  n'arrache  Thuringe  à  ses  perplexités.  Il  s'efforce  pourtant  de  faire 


LE  MOIS  DRAMATIQUE 


2l3 


bonne  contenance  devant  sa  femme,  son  secrétaire,  et  les  quelques  visites 
qu'il  reçoit.  Aux  reporters  inlerviewers  il  répond  que  le  Contrat  social  ne 
publiera  aucun  document  parce  qu'il  n'en  existe  aucun,  que  sa  maison  et 
sa  conscience  sont  le  temple  même  de  la  sécurité.  Néanmoins,  il  charge 
son  collègue  et  ami  Legros  de  voir  le  rédacteur  du  Contrat  social  ;  on  pour- 
rait peut-être  s'entendre. 

Ce  n'est  pas  un  simple  rédacteur,  mais  le  directeur  même  du  Contrat 
social,  M.  Forestier,  qui  accourt  à  l'appel  de  Thuringe.  Très  philosophe, 
très  sceptique,  très  humain,  ce  directeur  propose  à  Thuringe  sinon  la  paix 
au  moins  un  armistice  s'il  consent  à  lui  livrer  deux  de  ses  collègues,  deux 
gouvernementaux.  Thuringe  hésite  d'abord;  mais  enfin  c'est  une  planche 
de  salut  qui  s'offre  à  lui,  une  planche  pourrie,  il  est  vrai;  il  la  saisit 
néanmoins.  Thuringe  a  été  jadis  chef  de  cabinet  d'un  ministre  nommé  Le 
Barbier,  qui  a  trafiqué  de  concert  avec  un  autre  député  appelé  Isidor.  Les 
documents  sont  en  la  possession  de  Thuringe;  il  va  les  faire  photogra- 
phier et  il  en  livrera  la  photographie  dans  l'après-midi  au  rédacteur  du 
Contrat  social.  Dans  le  journal  du  lendemain  ces  documents  paraîtront  en 
lieu  et  place  de  la  lettre  annoncée  de  Thuringe. 

Au  second  acte,  nous  nous  trouvons  dans  le  salon  de  la  Paix,  au 
Palais-Bourbon.  Immense  brouhaha;  c'est  jour  de  séance  sensationnelle. 
Un  député  doit  interpeller  sur  les  révélations  du  Contrat  social.  A  son 
arrivée,  Thuringe  est  laissé  à  l'écart  par  les  Le  Barbier,  les  Isidor  et  tous 
ses  autres  collègues,  à  l'exception  du  fidèle  Legros.  En  séance,  c'est 
Thuringe  lui-même  qui  répond  à  l'interpellation;  son  assurance,  son  élo- 
quence triomphent  de  toutes  les  suspicions;  quand  il  revient  dans  le  salon 
de  la  Paix,  journalistes  et  députés  l'acclament  et  s'empressent  pour  lui 
serrer  la  main,  sa  femme  vient  l'embrasser;  et  lui  part  pour  l'Elysée  où  il 
doit  conférer  avec  le  Président  de  la  République. 

Le  troisième  acte  nous  ramène  dans  le  cabinet  de  travail  de  Thuringe. 
Son  angoisse  le  poursuit.  Sa  visite  à  l'Elysée  ne  lui  a  pas  rendu  la  tran- 
quillité espérée.  Le  Président  a  été  comme  toujours  «correct»,  mais  ne 
s'est  pas  formellement  engagé  à  imposer  silence  à  Gaudechart  qui,  voyant 
le  Contrat  social  lui  échapper,  se  rabat  pour  continuer  ses  attaques  contre 
Thuringe  sur  un  journal  réactionnaire,  l'Etoile  blanche.  Le  fidèle  Legros 
vient  exaspérer  l'anxiété  de  Thuringe.  Le  Président  obtiendra  le  silence 
de  Gaudechart  à  une  condition,  dit-il,  c'est  que  le  Contrat  social  ne 
substitue  personne  à  Thuringe  dans  sa  campagne  de  révélations  infa- 
mantes. Or,  les  documents  sur  Le  Barbier  et  Isidor  sont  livrés;  le  pacte 
conclu  avec  Forestier,  directeur  du  Contrat  social,  a  été  exécuté,  et  il  est 
désormais  impossible  à  Thuringe  de  se  tirer  de  l'impasse  où  il  s'est  engagé. 
Le  Barbier  et  Isidor  viennent  à  leur  tour,  ils  pressent,  ils  menacent  l'in- 
fortuné Thuringe;  ils  vont  chez  Gaudechart  dont  ils  n'obtiennent  rien; 
ils  soupçonnent  la  trahison  dont  ils  sont  l'objet.  Thuringe  se  voit  perdu  ; 
sa  femme  refuse  de  fuir,  il  ne  lui  reste  donc  que  le  suicide  que  ses  col- 
lègues d'ailleurs  lui  conseillent  avec  un  cynisme  révoltant.    Dans  une 


2.4  L'ARTISTE 

scène  atrocement  poignante,  Isidor  donne  à  Thuringe  son  revolver  avec  la 
manière  de  s'en  servir  pour  ne  pas  se  manquer;  Thuringe  appelle  sa 
femme;  c'est  elle  qui  pourra  témoigner  que  son  mari  n'a  pas  été  assas- 
siné; mais  avant  même  l'arrivée  de  la  malheureuse,  Thuringe  s'est  enfui 
dans  une  pièce  voisine.  Tandis  qu'elle  demande  où  est  son  mari  à  ses 
collègues  en  train  de  fouiller  dans  les  dossiers  pour  en  retirer  les  papiers 
compromettants,  une  détonation  retentit  :  Thuringe  s'est  suicidé.  Sa 
femme  affolée  enfonce  la  porte,  voit  le  cadavre  de  son  mari,  revient  et 
s'adressant  aux  députés  que  ni  la  détonation  ni  ce  désespoir  n'ont  pu 
interrompre  dans  leur  prudente  besogne  :  «Hors  d'ici!  s'écrie-t-elle,  vous 
êtes  tous  des  canailles!  » 

Le  rideau  tombe  sur  ce  mot  cruel.  En  face,  les  fenêtres  de  Gaudechart 
sont  illuminées. 

Quoi  qu'on  ait  pu  en  dire,  la  pièce  est  sobre,  nette,  vigoureuse,  d'une 
psychologie  intense,  d'une  psychologie  vécue.  Et  cette  psychologie  est  tout 
entière  en  action,  ne  se  sépare  jamais  du  drame,  qui  vous  étreint,  vous 
emporte,  vous  passionne.  Est-ce  à  dire  que  tout  soit  parfait  dans  ce  spec- 
tacle en  raccourci  d'une  réalité  trop  voisine  de  nous  pour  la  juger  saine- 
ment? non,  certes.  Il  y  a  bien  des  lacunes,  et  l'auteur  a  trop  sacrifié  son 
art  et  la  forme  de  l'œuvre  au  sujet.  Mais,  telle  qu'elle  est,  considérée  au 
seul  point  de  vue  dramatique,  cette  œuvre  se  tient,  intéresse  et  nous  con- 
duit au  but  voulu  par  son  auteur. 

Elle  nous  y  conduit  même  trop  et  c'est  en  quoi  consistera  mon 
reproche.  M.  Maurice  Barrés  a  fait  preuve  de  finesse  dans  son  observation, 
de  vérité  et  de  profondeur  dans  son  analyse,  mais  aussi  d'une  sévérité 
trop  rigoureuse,  trop  cruelle  dans  sa  critique. 

Nul  de  nos  parlementaires  n'a  été  aussi  vil,  aussi  odieux  que  son  Thu- 
ringe et  ses  amis.  Nous  avons  eu,  hélas!  des  pots-de-viniers,  —  excusez- 
moi  du  barbarisme!  —  mais  non  pas  des  traîtres!  Nul  n'a  compromis  ou 
vendu  ses  amis  pour  se  sauver  lui-même.  Les  accusés  se  sont  défendus 
comme  ils  l'ont  pu,  mais  sans  jamais  en  exposer  d'autres  qu'eux.  Baïhaut, 
trop  clairement  désigné  dans  Thuringe,  s'est  contenté  de  s'accuser  lui- 
même  et  n'a  rejeté  sur  aucun  autre  la  faute  qu'il  expie  si  cruellement 
aujourd'hui.  Cette  expiation  elle-même,  la  confession  publique  de  la  fai- 
blesse d'un  jour,  ne  devaient-elles  pas  désarmer  M.  Maurice  Barrés?  Com- 
ment a-t-il  pu  piétiner  tant  de  misères,  tant  de  douleurs,  tant  de  deuils, 
sans  entendre  la  voix  de  la  pitié,  sans  éprouver  le  besoin  de  déchirer  la 
page  commencée  et  d'employer  son  talent  à  une  œuvre  qui  n'ajoutât  pas 
des  larmes  à  des  larmes,  des  angoisses  à  des  angoisses,  des  hontes  à  des 
hontes  ? 

Je  sais  des  gens  de  cœur,  Monsieur  Barrés,  qui  ne  vous  ont  pas 
applaudi,  dans  la  crainte  que  leurs  bravos  ne  retentissent  jusque  dans  la 
cellule  d'Etampes  aux  oreilles  du  prisonnier  pénitent,  aux  oreilles  surtout 
de  ces  femmes  infortunées  qui  meurtrissent  tous  les  jours  leurs  pieds  aux 
cailloux  du  chemin  qui  les  conduit  vers  lui  ! 


LE  MOIS  DRAMATIQUE 


2l5 


Quelqu'un  qui  me  paraît  posséder  à  un  degré  très  relatif  le  sentiment 
de  la  pudeur,  c'est  le  désopilant  vaudevilliste  M.  Georges  Feydeau.  Com- 
ment, le  voilà  promu  au  grade  enviable  et  si  envié  de  chevalier  de  la 
Légion  d'honneur,  au  premier  de  l'an  dernier,  et  tout  aussitôt  il  fait  repré- 
senter sur  la  scène  de  l'Odéon,  —  une  scène  subventionnée,  officielle, 
s'il  vous  plaît,  —  sa  pièce  du  Ruban,  où  l'on  décore  à  tort  et  à  travers, 
où  cette  distinction  devient  prétexte  à  drôleries,  à  traits  plaisants,  à  facé- 
ties, qui  n'eurent  jamais  rien  de  commun  avec  le  respect  qui  lui  semble 
dû. 

Mais  laissons  les  grincheux  se  fâcher  et  prudhomiser  s'ils  en  ont  envie. 
Pour  moi,  j'approuverai  toujours  le  gouvernement  quand  il  décorera 
ceux  qui  me  font  rire.  Or,  on  rit,  et  follement,  à  la  représentation  du 
Ruban. 

M.  Dailly  est  un  si  drôle  de  Paginet,  dans  sa,  naïve  rondeur  de  Perri- 
chon  au  petit  pied.  Ah!  oui,  car  j'oubliais  de  vous  dire  que  ce  Paginet 
c'est  Perrichon  qui  s'est  fait  médecin.  Par  des  travaux  extraordinairement 
savants,  dans  lesquels  il  démontre  la  non-existence  du  microbe,  il  s'ima- 
gine mériter  la  décoration,  et  il  l'obtient,  grâce  surtout  à  un  jeune  M. 
Plumarel  qui  fait  la  cour  à  sa  nièce,  Simone.  Ce  Plumarel  est  neveu  du 
ministre;  d'où  son  influence. 

Perrichon,  —  Paginet,  veux-je  dire,  —  une  fois  décoré,  ne  veut  plus 
donner  sa  nièce  à  Plumarel.  Pensez  donc!  On  dirait  :  M.  Paginet  a 
donné  sa  nièce  à  M.  Plumarel  parce  que  M.  Plumarel  a  fait  décorer  M. 
Paginet.  «  Mais  je  suis  décoré,  moi,  parce  que  je  suis  un  savant,  un  médecin 
remarqué  et  remarquable,  je  détrône  Pasteur  et  son  microbe,  etc.  » 

Simone,  —  c'est  la  toute  charmante  Mlle  Rose  Syma,  admirable  dans 
ce  rôle  d'ingénue,  —  n'est  pas  étrangère  à  ce  perrichonisme  ;  elle  y 
pousse  même  son  savant  oncle,  car  elle  n'aime  point  Plumarel  mais  un 
certain  Dardillon  qu'elle  a  fait  entrer  dans  la  maison  comme  préparateur. 

Mais  voilà  qu'il  y  a  erreur!  Ce  n'est  pas  Paginet  qui  est  décoré;  c'est 
sa  femme,  Mme  Paginet,  directrice  de  l'Œuvre  maternelle  des  Enfants 
naturels. 

Désenchantement  de  Paginet,  obligé  de  renvoyer  à  sa  femme  les  hom- 
mages qui  d'abord  s'adressaient  à  lui.  Rappel  de  Plumarel,  neveu  du 
ministre.  «  Ce  cher  M.  Plumarel,  ce  bon  M.  Plumarel,  ah!  oui,  il  se 
mariera  avec  ma  nièce!  Et  je  n'ai  qu'une  parole,  moi!  Portez  donc  votre 
bouquet  de  fiançailles,  mon  ami!...  » 

Sur  ces  entrefaites,  Paginet  surprend  Dardillon  aux  genoux  de  sa  nièce. 
C'était  bien  le  moment,  ô  maladroit  Dardillon  !  Le  malheureux  préparateur 
est  mis  à  la  porte  incontinent  par  le  docteur  légitimement  courroucé. 
Dardillon  sort  désespéré  et  va  se  jeter  sous  les  roues  d'une  voiture  dont 
les  chevaux  se  sont  emportés  :  la  mort  mettra  fin  à  ses  tortures. 

Mais  cette  voiture  est  précisément  celle  du  ministre.  Dardillon,  au  lieu 
de  se  tuer,  arrête  par  sa  folie  les  chevaux  emballés  et  sauve  ainsi  la  vie.au 
ministre  qui  fait  demander   le  nom  de  son  héroïque   sauveur.    Ahuri, 


2l6 


L'ARTISTE 


étourdi  par  sa  chute,  Dardillon  répond  inconsciemment  :  «  Docteur 
Paginet.  » 

Le  ministre  n'a  rien  de  plus  pressé  que  d'envoyer  la  décoration  au  doc- 
teur qui  d'abord  ne  comprend  goutte  à  la  lettre  de  remercîments  qui 
accompagne  le  brevet;  mais  à  son  arrivée,  Dardillon  tout  éclopé  met 
Paginet  au  courant  de  son  histoire.  Paginet  comprend  alors  et  triomphant 
achète  au  prix  de  la  main  de  Simone,  qui  y  consent  bien  volontiers,  le 
silence  éternel  de  Dardillon.  M.  Plumarel  est  honteusement  chassé. 

La  pièce  abonde  en  incidents  drôles,  en  situations  comiques,  et  le 
public  se  laisse  aller  sans  peine  à  un  rire  franc  et  sonore.  Le  souvenir  de 
Perrichon  qui  nous  hante,  le  manque  de  nouveauté  du  sujet  et  des  prin- 
cipales scènes,  le  défaut  d'originalité  et  de  profondeur  dans  l'observation 
nous  ont  bien  d'abord  ôté  un  peu  de  plaisir;  mais  nous  avons  fini  par 
rire  de  bon  cœur  avec  tout  le  monde.  Et  puis,  vraiment  y  avait-il  moyen 
de  résister  au  jeu  si  comique  et  si  fin  de  MM.  Dailly,  Duard,  Clerget, 
Darras  et  Baron,  et  à  la  grâce  si  câline  de  M"e  Syma? 

CAMILLE  BAZELET. 


LE  MOIS  MUSICAL 


PROPOS  D'ART,  DE  CARÊME  ET  DE  PRINTEMPS 


Les  Requiem  et  le  Requiem  d'Hector  Berlioz,  i83-  (Concert  Colonne,  1878  et  1894).  — 
Le  drame  antique  et  le  drame  musical  moderne  :  fragments  des  Maîtres-Chanteurs  de 
Nuremberg,  1868,  nouvelle  version  française  d'Alfred  Ernst  (Concert  d'Harcourt). 
—  La  Symphonie  du  Printemps,  de  Robert  Schumann,  etc.  (Concerts  Lamoureux).  — 
Les  Saintes-Mariés  de  la  Mer,  de  Paladilhe,  etc.,  au  Conservatoire.  —  L'histoire  de 
la  musique  de  1440  à  i83o,  à  la  Salle  d'Harcourt  —  Premières  :  VAlceste  de  Gluck; 
Hulda,  opéra  en  4  actes  de  César  Franck,  à  Monte-Carlo  ;  Fidès,  pantomime,  à 
l'Opéra-Comique  ;  Thaïs,  à  l'Opéra.  —  Problèmes  et  paysages,  idées  et  sensations. 
Profils  perdus  :  chefs  d'orchestre  et  mélomanes. 


'iviane,  qui  lisait,  conclut  :  1 

—  Parsifal  :  magnifique  renouveau  de  la  croyance  qui 
refleurit  dans  l'aride  pensée  d'un  âge  positiviste  ;  ce  beau 
«  prétexte  de  rêve  »  sera  peut-être  considéré  comme  le  chef- 
d'œuvre  du  siècle.  Dans  Parsifal,  dès  le  Prélude,  la  lente  mélodie  wagné- 
rienne,  la  grande  mélodie  a  quelque  chose  d'épars,  de  mystérieusement 
épandu  comme  les  ailes  pieuses  des  grands  soirs  :  lointain  de  légende  qui 
a  de  mystérieuses  affinités  avec  notre  juvénile  réveil  d'idéal. 

—  Oui,  Parsifal  après  la  Neuvième,  un  parlant  contraste,  répondit 
Ariel,  jusque-là  distrait.  Beethoven  et  Wagner,  le  sublime  vivant  et  le 

sublime  éthéré 

...Maintenant,  depuis  que  l'insensible  résurrection  de  la  lumière 
enchante  l'heure  blonde  et  bleue  où  le  gaz  attristait  prématurément 
l'ombre  plaintive,  le  five  o'clock  improvisé  remplace  la  candide  orgie 
musicale  de  nos  déjà  lointains  dimanches  soirs.  A  contre-jour,  le  petit 
salon  blême  devient  le  miroir  d'un  vague  soleil  harmonieusement  découpé 
sur  le  front  sévère  des  vieilles  murailles,  et  tandis  que  Gustave  Moreau  y 
noterait  l'orgueil  des  lignes,  un  Whistler  devinerait,  sous  la  transparence 
violetée  des  rideaux,  toute  une  symphonie,  azur  et  or.  Les  amis  de 
Viviane  subissent  le  charme  en  dilettantes  plutôt  qu'ils  ne  l'analysent  en 


218  L'ARTISTE 

peintres,  et  cela,  grâce  au  ciel  !  La  peinture,  entre  amateurs,  ne  fait  que 
trop  de  ravages.  Mais,  c'est  égal,  en  ce  demi-jour,  la  causerie  prend  une 
allure  tout  autre  :  le  tour  change,  le  pli  se  déplace  ;  et,  cependant 
qu'Elaine,  virginale,  disperse  silencieusement  avec  un  sourire  de  frêles 
vieux  Chine  authentiques,  où  tremble  la  rousseur  fluide  du  thé  brûlant, 
les  riens  s'échangent,  librement  enthousiastes  ou  moqueurs: 

Puck.  —  Et  notre  état  d'âme,  frères  et  sœurs  ?  Que  si,  d'abord,  nous 
nous  enquérions  poliment  de  ses  nouvelles  ?  Parler  avec  un  ami,  c'est 
penser  tout  haut,  a  dit  je  ne  sais  plus  quel  fin  compatriote  de  mon  père 
géant  Shakespeare.  Et  le  pressentiment  du  renouveau  fertile  en  violettes, 
en  romances  et  en  folies,  ne  réveillerait-il  pas  le  poète  dans  le  politicien 
le  plus  endurci  ? 

Viviane.  —  Chut  !  l'enfant  terrible.  Vous  oubliez,  monsieur,  qu'ici  la 
politique  est  interdite.  Nous  sommes  assez  fous  pour  vouloir  rester 
sages.  Ne  gaspillons  jamais  l'heure  brève.  Fille  de  Goethe,  ma  très 
humble  philosophie  est  celle  du  bon  arbre  du  bon  Poète  : 

Moi,  je  ne  mêle  pas  de  spectre  à  mes  rameaux  ! 

Queen  Mab.  —  Surtout  quand  ils  bourgeonnent Révérence  parler, 

vous  pontifiez,  Viviane.  Que  ne  dites- vous  aussitôt  que  vous  professez  l'art 
pour  l'art  ?  Moi  aussi,  d'ailleurs.  L'art  pour  l'art,  c'est-à-dire  l'art  pour 
l'âme,  en  dehors  de  toutes  les  intentions  nobles  et  autres,  qui  le 
détournent  volontairement  de  son  but  :  le  Beau.  Ecoutez,  sous  les  doigts 
d'Ariel,  tels  l'avant-dernier  dimanche  chez  Lamourcux,  valser  poétique- 
ment les  Sylphes  de  Berlioz,  les  petits,  à  côté  du  grand  cadavre  héroïque 
de  Siegfried,  sublime  toujours,  qu'emportent  les  preux  germains  sous  le 

frisson  des  nuages  ourlés  de  lune Ce  qui  m'intéresse  dans  un  regard, 

c'est  la  qualité  de  noir  ou  de  bleu,  le  ton  fin,  l'onde  pensante  qui 
correspond  éloquemment  à  telle  catégorie  d'impressions  ;  ce  qui  me 
captive  dans  une  voix,  c'est  le  timbre,  poignant  ou  frivole,  qui  révèle  tel 
fragment  d'âme;  ce  qui  me  passionne  chez  Berlioz  ou  chez  Wagner,  c'est 
Berlioz,  c'est  Wagner  lui-même,  et  volontiers  j'abandonne  aux  prédicateurs 
sans  causes  le  soin  de  vous  prêcher  le  reste 

Viviane.  —  Amie,  le  Crispin  médecin  de  M.  Truffier  n'a  point  tort  : 
il  ne  faut  pas  parler  de  corde  dans  la  maison  d'un  pendu  (rien  des 
spectres  de  tout  à  l'heure);  et  si  je  n'osais  vous  interrompre,  vous  nous 
réciteriez  sans  crier  gare  une  de  vos  très  longues  lettres  d'esthétique, 
hélas  !  aggravées  par  l'étourderie  notoire  de  notre  commun  secrétaire. 

Puck.  —  Je  constate  sans  regret  que  l'amitié  des  fées  a  la  griffe  aussi 
dure  que  l'amitié  des  femmes. 

Viviane.  —  Assurément,  ma  chère,  ce  qui  vaut  mieux  que  toutes  les 
théories,  ce  qui  les  illumine,  ce  qui  leur  suggère  le  petit  diamant  qu'elles 
recèlent,  c'est  l'inspiration  fugitive  qui  descend  du  ciel  en  nos  yeux  pour 
remonter  de  nos  yeux  vers  le  ciel.  Regardez-moi  ce  minuscule  étang  de 
turquoise,  le  bleu  vert  du  soir  nimbé  d'or  rose.  Voilà  mon  livre. 


LE  MOIS  MUSICAL 


219 


Ariel.  —  Alors,  madame,  vous  devez  admirablement  vous  entendre 
avec  le  jeune  Walther  von  Stolzing  qui,  près  de  l'âtre  familial,  dans  le 
blanc  silence  des  matins  de  neige,  retrouve  les  gazouillantes  lumières 
d'avril  à  travers  l'œuvre  jaunie  du  vieux  poète  son  aïeul,  Herr  Walther 
von  der  Vogelweide.  O  romantique  !  vous  êtes  pour  le  génie  contre  les 
magisters.  L'hirondelle  ignore  la  cage.  Mais  tous  les  ans,  depuis  l'enfance, 
au  renouveau  des  splendeurs,  un  problème  me  hante,  et  j'admire  le 
calendrier  tentateur  qui  fait  malicieusement  coïncider  le  printemps  avec 
le  carême,  le  jeûne  avec  l'émoi,  la  prière  avec  le  désir,  le  tiède  épanouis- 
sement de  la  fleur  et  de  la  chair  avec  le  deuil  de  l'âme  errante  aux 
Oliviers  funèbres.  Le  Bois  Sacré  rieur  verdit  au  flanc  du  Golgotha. 
Songez-y  :  c'est  terrible. 

Le  poète  mystique.  —  Dieu  n'éprouve  que  ceux  qu'il  aime.  Et  son 
nouvel  apôtre,  Richard  Wagner,  a  réconcilié  les  contraires  dans  sa 
merveilleuse  invention  :  V Enchantement  du  Vendredi-Saint.  Parsifal  cherche 
en  vain  le  linceul  d'ombre  qui  devrait  noircir  l'horizon  ;  le  vieux 
Gurnemanz  lui  apprend  le  céleste  charme,  la  rosée  féconde  de  nos  pleurs 
qui  fait  refleurir  la  nature  et  l'espérance.  La  création  ne  peut  voir 
l'Homme-Dieu  cloué  sur  la  croix  des  esclaves,  elle  ne  peut  entendre  son 
dernier  soupir  d'immense  amour;  mais  une  divination  l'agite,  et  le 
soleil,  qui  vous  semble  en  ce  jour  une  représaille  des  idoles  antiques, 
n'est  que  le  sourire  d'une  action  de  grâces. 

Le  poète  païen.  —  Illusion  sublime  que  notre  Victor  Hugo  eût 
applaudie!  Je  vois,  confrère,  que  vous  ne  partagez  point  l'avis  de 
M.  Hugues  Rebell  :  le  christianisme  de  Wagner  n'est  qu'un  décor1.  Et, 
pourtant,  l'éternelle  et  redoutable  antinomie  que  nous  offre  la  beauté  du 
monde,  je  la  découvre  au  cœur  même  de  Richard  Wagner.  Comment, 
par  exemple,  le  philosophe-poète,  le  poète-musicien  a-t-il  pu  si  sponta- 
nément écrire  l'ardent  nirvana  de  Tristan  et  Yseult,  dédié  à  l'athée 
Feuerbach,  à  égale  distance  de  Lohengrin  et  de  Parsifal,  ces  archanges  de 
l'Art?...  Et  l'on  sait  avec  quelle  furia  de  sincérité  farouche,  Y  artiste 
Wagner  composa  ce  gigantesque  nocturne.  Qui  nous  révélera  tout  le 
secret  intérieur  du  philtre*  ?  A  Zurich,  en  i85c),  en  l'amertume  banale  de 
l'exil,  Richard  Wagner  achève  le  duo  colossal  de  cette  tragédie  classique 
à  l'étrange  métaphysique  amoureuse,  sa  Bérénice  à  lui,  profonde  aspiration 
vers  la  Nuit  inconsciente  dans  le  Jour  maudit.  Œuvre  unique,  où  la 
fièvre  espère  le  non-être,  œuvre  d'âme  et  de  pensée  qui  chante  l'ivresse 
du  nirvana  en  définissant  la  réalité  des  amours  humaines,  œuvre 
légendaire  et  naturaliste,  schopenhauerienne,  amère  et  vibrante,  frénétique 
et  morne,  comme  darwinienne,  où ,  murmurent  le  passé,  le  songe,  la 
passion,    la    vie    sinistre,    le  surnaturel    essor,    le    nord    charmeur,    et 


1  A  propos  du  Cas  Wagner  de  Nietzsche  (Ermitage,  janvier  1893,  page  68). 

2  Cf.  les  travaux  de  Mr  H.  St.  Chamberlain  ;  consulter  l'intéressant  volume  de  Georges 
Servières  :  Richard  Wagner  jugé  en  France,  1886. 


220  L'ARTISTE 

l'incantation  nocturne  et  la  glauque  mer,  —  mais  qui,  dans  la  largeur  de 
sa  robuste  humanité,  reflète  non  moins  éloquemment  la  «  crise  philoso- 
phique »  de  ce  siècle,  lyrique  adorateur  des  forces  fatales  : 

Comme  un  Dieu  fatigué  qui  déserte  l'autel, 
Rentre  et  résorbe-toi  dans  l'inerte  matière... 

La  pâle  et  lointaine  Yseult  trahit  Wagner  pensif  en  célébrant,  oh  !  si 
mélodieusement,  la  volupté  de  mourir.  L'âme  de  l'exilé  qui  interrompit, 
pour  Tristan,  les  Niebelungen,  fit  à  peu  près  cet  aveu  :  «  Croyez-moi,  il 
n'y  a  point  de  félicité  supérieure  à  cette  spontanéité  de  l'artiste  dans  la 
création,  et  je  l'ai  connue,  cette  spontanéité,  en  composant  mon  Tristan. 
Peut-être  la  devais-je  à  la  force  acquise  dans  la  période  de  réflexion  qui 
avait  précédé...  »  Ainsi  parle  le  musicien;  et  le  philosophe  ajoute:  «  En 
écrivant  Tristan,  je  me  plongeai  avec  confiance  dans  les  profondeurs  de 
l'âme,  et,  de  ce  centre  intérieur  du  monde,  je  vis  s'épanouir  sa  forme 
extérieure...»  —  De  là,  cette  pâleur  extasiée  d'Yseult!  Le  10  juin  1 865, 
à  Munich,  grâce  à  Louis  II  (soyons  pédants),  Tristan  et  Yseult  enfin 
passa,  mais  le  parti  ultramontain  voyait  d'un  fort  mauvais  œil  le  nirvana 
bouddhique  et  la  dédicace  à  Feuerbach.  L'opinion  courante  était  alors 
que  «  les  théories  athées  de  M.  Wagner  scandalisaient  le  catholicisme  ». 
Et,  comment  donc,  intellectuel  mystère,  énigme  sœur  du  printemps 
viride,  c'était  l'auteur  de  Lohengrin  que  l'on  désignait  ainsi  ?...  Je  ne  sais 
ce  que  l'analyse  britannique  du  très  regretté  M.  H.  Taine  aurait  pensé 
d'un  pareil  problème.  Mais  le  cas  est  unique.  En  1 865,  qui  aurait  prévu 
le  Parsifal  de  la  vieillesse  en  prière  ?  On  me  répond  que  notre  Zola  fit  le 
Rêve,  mais  cette  contre-épreuve  ne  me  satisfait  qu'à  moitié.  Trois  ans 
après  le  séraphique  Lohengrin,  Wagner  esquissait  à  Londres,  dans  la 
Walkùre,  le  vernal  enivrement  des  libres  amours.  Et  voici  deux  œuvres 
d'une  même  architecture  extérieure,  frontons  sonores  au  péristyle  des 
légendes  si  diversement  mystiques  :  le  Prélude  de  Lohengrin,  et  le  Prélude 
de  Tristan  et  Yseult,  l'un  faisant  redescendre  à  travers  une  triomphale 
blancheur  le  beau  Graal  d'émeraude  où  saigna  la  pourpre  divine,  l'autre 
exaltant  sous  la  tristesse  du  ciel  vide  l'envol  fugitif  vers  la  cime 
inaccessible.  Mystère  !  L'âme  d'un  maître  est  un  univers  qui  a  ses 
secrets  comme  l'autre.  Aujourd'hui,  Bayreuth  est  une  cathédrale;  le 
christianisme  esthétique  de  l'ami  de  Feuerbach  opère  des  conversions, 
presque  des  miracles.  Wagner  est  un  magistral  enchanteur  :  qu'il 
transfigure  la  folie  de  la  croix  ou  l'ivresse  des  êtres,  le  parfum  de  son 
œuvre  est  inoubliable.  Et  tout  se  concilie,  ou  tout  change.  (De  même,  il 
y  a  quelques  années,  au  temps  des  romans,  qui  pouvait  prédire  que  les 
Béatitudes  du  noble  intransigeant  César  Franck  obtiendraient  les  bravos 
des  jeunes?)  Wagner,  comme  Goethe,  est  un  génie  compréhensif  qui 
meurt  au  chevet  d'une  pensée  chrétienne  :  de  la  lumière,  de  la  lumière! 
et  le  Graal  resplendit,  miséricordieux.  Donc,  aux  clartés  premières  de  mars 
comme  aux  mourantes  lueurs  d'octobre,  je  m'efforce  de  croire  à  V  Unité  : 


LE  MOIS  MUSICAL  221 

Le  Mystère  au  chant  pur  est  le  maître  des  choses  : 
Cette  incantation,  voix  étrange  de  l'Art, 
Dont  tressaillaient  tes  nerfs  exquis,  divin  Mozart, 
Sourd  du  silence  ému  des  baisers  ou  des  roses. 

Un  orchestre  invisible,  émané  du  brouillard, 
Murmure  éloquemment  dans  les  soirs  grandioses 
La  volupté  de  l'ombre  et  des  paupières  closes  : 
Amoureuse  et  prêtresse  ont  le  même  regard. 

Du  sanctuaire  obscur,  des  bois  ou  de  l'alcôve 
Un  chaste  enivrement  chante  vers  la  nuit  mauve  : 
Le  coeur  adore  un  dieu  vivant  dans  l'être  cher  ; 

Et,  pâle  sœur  de  la  prière  vertueuse, 
L'étreinfe  épanouit  au  gouffre  de  la  chair 
L'angélique  parfum  d'une  âme  affectueuse. 

Le  poète  mystique.  —  Ah  !  monsieur,  combien  je  souhaiterais  que  le 
louable  dessein  de  votre  hégélianisme  frivole  vînt  assouvir  la  faim  de 
mes  doutes!  Votre  dilettantisme  est  contagieux:  pourtant,  malgré  le 
frisson  des  renouveaux,  il  siérait  de  se  «  démétaphoriser  »,  comme  disait 
Don  Japhet,  et  d'aborder  le  sphynx  sans  voiles.  Chair,  Esprit,  duel 
éternel,  que  le  christianisme  n'a  point  aboli,  conflit  terrible  que  l'art  d'un 
Wagner  sait  embellir  sans  l'expliquer,  et  qui  revit  palpitant  dans  l'âme 
d' Athanaël,  le  cénobite  amoureux  fou  de  Thaïs. 

Viviane.  —  Ce  vendredi  soir,  la  première  :  tous  nos  meilleurs  vœux 
l'accompagnent  !  Ariel,  je  vous  prierai  de  m'analyser  la  partition  '. 

Ariel.  —  Madame,  la  prière  d'une  fée  est  un  ordre. 

Le  poète  mystique.  —  Thaïs,  ou  la  vengeance  de  Vénus  :  si  la  mode 
des  sous-titres  n'avait  pas  rejoint  les  vieilles  lunes,  celui-là  résumerait 
peut-être  sans  trahison  l'ondoyante  et  subtile  philosophie  de  l'artiste 
littéraire.  Le  livre,  de  contours  si  purs,  est  parmi  les  plus  poignants.  Il 
fait  penser.  C'est  une  des  rares  œuvres  d'art  de  notre  barbarie  pédante. 
Le  sourire  imposant  d'Isis  y  brille  sous  son  voile  d'ironie.  Or,  voici  déjà 
les  pâles  nuances  de  la  triste  améthyste  qui  lentement  surmontent  les 
derniers  reflets  des  derniers  rayons  :  et  jamais  je  n'ai  plus  vivement  revécu 
le  raffinement  pittoresque,  la  mélancolie  sensuelle,  la  pieuse  dépravation 
de  l'époque  alexandrine,  double  comme  le  cœur  humain,  que  par  ces 
soirées  commençantes  de  semaine  sainte,  vaguement  fraîches  et  nuageuses, 
où  nos  élégances  «  se  ruent  aux  plaisirs,  aux  tourbillons,  aux  fêtes  »,  le 
front  penché  vers  la  terre,  dans  l'oubli  du  ciel.  Alors,  je  redeviens 
Athanaël  quittant  le  saint  désert  de  la  Thébaïde  pour  Alexandrie,  la 
merveille  célébrée  dans  les  romans   d'amour,    Athanaël  loyal  qui  rêve 

1  Thaïs,  comédie  lyrique  en  3  actes  et  7  tableaux,  de  MM.  Louis  Gallet  et  J.  Massenet, 
d'après  le  roman  d'Anatole  France.  La  première  est  du  vendredi  16  mars  1894  ;  interprètes  : 
MM.  Delmas  et  Alvarès,  Mlles  Sibyl  Sanderson,  Héglon,  Marcy,  Beauvais  ;  Mlle  Mauri. — 
La  partition  chez  Heugel. 


222  L'ARTISTE 

l'impossible  :   la  conversion  de  Thaïs,  hanté  par  le  souvenir  de  la  déesse 

impudique  aux   yeux  de  violettes,    de  la  beauté  blonde  qu'il  admirait 

autrefois  gamine  vicieuse  et  pauvre,  aujourd'hui  reine.  Le  voici  dans  la 

ville-lumière,  parmi  les  séductions  des  paroles  mièvres  et  des  tuniques 

mauves,    en    plein   théâtre,    apercevant  de    très  loin   l'exquise   passante 

imperceptible,    «  le  petit  grain  de  riz  »   cause  des  larmes  et  des  ruines. 

Athanaël  aborde  Thaïs  :  mais  qui  résisterait  à  la  brise  de  suave  éloquence 

émanée  des  rives  du  Jourdain  ?  La  prêtresse  de  Vénus  ricane  d'abord,  et 

puis  sanglote,  et,  brûlant  son   palais,   s'achemine  vers  le  cloître.  Dieu  a 

parlé.    Mais,   nouveau   saint  Antoine,  ta  tentation  commence!    «  Thaïs 

va  mourir  !  »  murmurent  des  voix  :  éperdu,  l'apôtre  court  dans  l'ombre, 

l'amant  se  révolte,  l'orgueilleux  succombe,  et  maintenant,  dans  l'intervalle 

des    ultimes   prières    extasiées   de   la    sainte   qui   est   son    œuvre,    c'est 

l'anachorète  qui  bégaye   audacieusement  les  syllabes  fébriles  du  terrestre 

amour.  «  Un  vampire  !  un  vampire  !  »  s'écrie  la  candeur  épouvantée  des 

Filles  Blanches  ;  «  Pitié  !  »  soupire  un  des  soprani  du  ciel.  Qui  veut  faire 

l'ange  fait  la  bête  :   conclurait  le  bon  sens  gaulois  d'un   solitaire   qui, 

respectueux  de  la  nature,  déchiffra  d'abord    la  passion,  la  science  et  le 

monde.    Oui,   mais   toujours  l'énigme  :    pourquoi   le  mal  ?  pourquoi    la 

fange  ?  pourquoi    le    palimpseste   immortel  ?   L'univers   ne    serait-il    pas 

l'ouvrage  de  deux  artistes  jaloux,  de  deux  rivaux, 

L'un  sculptant  l'idéal  et  l'autre  le  réel  ? 

Deviendrais-je  manichéen  ?  Ariel,  rejouez-moi  le  Charme  du  Vendredi- 
Sainl  ! 

Puck.  —  Rassurez-vous,  cher  maître:  le  bon  Dieu  n'aura  pas  eu  le 
courage  de  damner  votre  aller  ego.  L'enfer  n'est  point  réservé  à  l'amour 
même  coupable.  «  L'amour  est  une  vertu  rare  »  :  Erôs  maudit  ses  icono- 
clastes ;  mais  le  Bon  Pasteur  pardonne  à  ses  infidèles.  Aimer  Thaïs  la 
courtisane  et  la  sainte,  c'est  adorer  la  beauté,  c'est  obéir  à  la  loi,  c'est 
sacrifier  à  la  vie  ;  et  ne  sommes-nous  pas  les  roseaux  pensants  du 
printemps  immense  ?  Est-ce  nous  qui  créons  le  drame  et  choisissons  le 
décor  ?  Et,  pour  l'artiste,  l'essentiel  est  avant  tout  d'écrire  de  la  bonne 
musique. 

Morgane.  —  Vous  l'avez  dit. 

Le  poète  païen.  —  Rarement  ascétiques ,  les  anciens  divinisaient  la 
volupté  ;  et  la  flore  orchestrale  de  J.  Massenet  est  experte  en  savantes 
caresses.  Le  portraitiste  de  Manon  sait  l'éternel  féminin.  Mais  vous 
rappelez-vous  l'époque  préhistorique  où  tel  défunt  procureur  accusait 
Flaubert  de  «  couleur  lascive  »  pour  avoir  mêlé  l'extase  fervente  aux 
langueurs  des  souvenirs  profanes1  ? 

Le  poète  mystioue.  —  Priez  pour  l'an  1 894,  Sainte  Thaïs  !  L'art  est  le 
miroir  de  la  vie  :  la  chair  nous  circonvient  et  Satan  nous  angoisse. 

'Procès  de  Madame  Bovary,  1857. 


LE  MOIS  MUSICAL 


223 


Queen  Mab.  —  Doctor  mysticus,  pour  pacifier  définitivement  des 
scrupules  qui  vous  honorent,  je  vous  conseillerai  un  voyage  idéal  à 
Nuremberg,  en  la  compagnie  des  braves  Maîtres-Chanteurs  '.  Le  printemps 
là  encore,  épandu  comme  la  fuite  du  ruisseau  qui  chante,  épanché  dans 
un  merveilleux  orchestre  touffu  comme  la  forêt  verte,  délicat  comme  l'air 
bleu,  robuste  comme  le  grand  soleil,  sonore  et  frais,  toujours  grand;  le 
panthéisme  éblouissant  du  mélodieux  Avril,  qui,  dès  l'ardente  et 
scholastique  Ouverture,  bruit,  se  glisse,  serpente,  s'anime,  rêve,  badine, 
s'enlace  à  la  rigidité  hautaine  du  contre-point  traditionnel,  à  la 
germanique  lourdeur  des  vieux  magisters. 

Morgane.  —  N'est-ce  pas  cette  luxuriante  Ouverture  (que  d'aucuns 
trouvent  massive),  qui  s'appelait  au  bon  temps  jadis  de  Pasdeloup  «  la 
lutte  des  classiques  et  des  romantiques  »  ? 

Queen  Mab.  —  C'est  elle-même  !  Résumé  de  la  comédie  héroïque, 
miroir  de  la  moycn-âgeuse  Allemagne,  sombre  et  jeune,  aux  architectures 
profondes,  elle  débute  maesloso  par  le  thème  imposant  des  Maîtres  de  la 
Guilde. 

Viviane.  — ■  Et  puis  ce  délicieux  thème  du  premier  Choral,  à  la  Saint- 
Jean  d'été,  qui  soupire  la  grâce  du  précurseur,  avant  le  rhythme  solennel 
des  Bannières  qui  accompagnera  le  défilé  pesant  de  la  Communauté,  le 
matin  du  concours,  au  bord  de  la  Pegnitz,  parmi  les  rondes  des 
apprentis  valseurs,  dans  la  joie  de  la  lumière!  La  conclusion  de  ï Ouver- 
ture, conclusion  de  l'œuvre,  du  Wagner  épique,  raconte  la  gloire  du 
dramaturge  musicien,  du  créateur  d'un  art  nouveau  que  nos  illusions 
musicales  stigmatisèrent  longtemps  comme  un  harmoniste  sans  idées, 
antechrist  du  vacarme.  N'est-ce  point  J.-B.  Rousseau  qui  nommait  déjà 
son  compatriote  et  contemporain  Rameau  «  distillateur  d'accords 
baroques  »  ?  Inintelligence  rétrospective,  aussi  arriérée  que  les  sifflets  du 
Cirque  d'Hiver,  royaume  du  chauvinisme.  L'histoire  est  lente,  comme  la 
justice.  Aujourd'hui,  ce  sont  nos  amours  musicales  d'il  y  a  vingt-cinq  ans 
qui  nous  paraissent  plates,  bourgeoises,  artificielles,  impossibles,  aussi 
«  romance  »  que  les  lorettes  de  Gavarni  ;  c'est  le  passé  qui  a  tort,  auprès 
de  la  grandiloquence  de  ce  langage  nouveau,  souple  et  large,  et  si 
mélodique,  oui,  mélodique,  mais  autrement.  Aujourd'hui,  féru  de 
musique  sérieuse,  le  bon  public  parisien  vient  littéralement  s'écraser  à  la 
Salle  d'Harcourt,  même  le  samedi,  aux  soirs  pittoresques  de  répétition 
générale,  pour  applaudir  de  verve,  un  peu  à  tort  et  à  travers,  et  même 
pendant  l'évolution  du  discours  sonore,  hélas!  —  pour  applaudir 
l'audace  du  chef  d'orchestre,  et  la  grandeur  de  l'œuvre,  et  la  vaillance 
improvisée  du  résultat,  malgré  des  incertitudes  de  mouvements  et  de 
nuances.  Perpétuel  devenir  !  La  foule  routinière,  tels  les  bons  Maîtres, 
s'est  enfin  laissé  conquérir  par  le  Walther  novateur  qui,  dédaigneux  des 


1  Concerts  d'Harcourt,  mars  1 894  :  fragments  des  3  actes  ;  bravos  pour  les  ensembles, 
M.  Gibert  et  MIlu  El.  Blanc.  —  La  première  eut  lieu  à  Munich,  le  dimanche  21  juin  1868. 


224  L'ARTISTE 

«  lois  de  la  tablature  »,  marie  le  poème  à  la  note,  l'idée  au  chant,  la 
strophe  au  rhythme,  glorifiant  l'avril  et  la  jeunesse  devant  l'assemblée 
pédante,  dans  l'église  de  Sainte-Catherine;  et,  maintenant,  subjuguée  par 
le  génie  qu'elle  conspuait  d'abord,  hypnotisée  par  cette  forme  nouvelle, 
si  ample  et  si  douce,  et  qui  plane,  telle  notre  enchanteresse  lumière,  la 
foule  «croit  revivre  ce  qu'il  a  chanté».  En  sa  variété  complexe,  cette 
forme  est  si  homogène  qu'à  travers  les  trois  actes  des  Maîtres-Chanteurs , 
un  fanatique  n'a  vu  qu'un  seul  thème,  infiniment  diapré.  Walther  a 
conquis  les  Maîtres,  Wagner  a  conquis  les  Français.  Ce  qui  nous  manque 
aujourd'hui,  peut-être,  c'est  le  bon  sens  du  poète  cordonnier  Hans  Sachs 
qui,  d'abord,  en  découvrant  le  suave  lyrisme  du  Chant  de  présentation  et 
du  Chant  d'épreuve,  a  deviné  l'aurore  de  l'inspiration  personnelle,  mais  qui, 
après  la  victoire  de  Walther,  rappelle  à  l'avenir  ce  que  tout  créateur  doit 
fatalement  à  l'obscure  et  populaire  germination  du  passé  :  «  Honneur  aux 
Maîtres  d'art  !  »  Sous  le  parfum  des  étoiles  d'été,  l'homme  simple  ranime 
en  sa  mémoire  le  flot  mélodique  qu'il  aime  sans  pouvoir  le  comprendre 
encore,  qu'il  entend  sans  pouvoir  l'étreindre,  le  babil  d'oiseau,  terreur 
des  vieillards,  qui  semble  réfractaire  à  toute  mesure  :  Hans  Sachs  éprouve 
ici  la  loyale  indécision  de  nos  premiers  wagnériens  français.  Mais  comme 
la  tradition  clame  puissamment  transformée  dans  le  Prélude  du  III'  acte, 
tristesse  et  gloire,  présage  voilé  du  Choral  majestueux  qui  salue  le 
«  Rossignol  de  Wittemberg  »  et  son  poète,  Hans  Sachs,  parrain  de 
Walther  et  patron  de  la  Réforme  !  comme  elle  se  fait  caressante  au 
Quintette  du  Baptême,  voluptueuse  candeur  des  âmes  amies  qui  fêtent 
«  l'Explication  du  doux  rêve  matinal»,  le  Chant  d'amour  et  d'avenir,  le 
Preislied  enthousiaste  par  lequel  Walther  victorieux  obtiendra  la  main 
d'Evchen  !  L'Art  s'unit  à  la  Nature,  la  liberté  à  la  tradition  (car  la  jeune 
Eva  est  la  fille  du  maître-orfèvre  Veit  Pogner).  Et  en  me  délectant  de  ces 
rhythmes  impétueux,  de  ces  timbres  suaves,  je  comprends  pourquoi 
Catulle  Mendès  poète  fut  un  des  apôtres  de  Richard  Wagner. 

Ariel.  —  Jeunesse  et  printemps,  synonymes,  s'éveillent  dans  la 
strophe  de  Walther  célébrant  la  femme  au  double  profil  sublime,  l'inspi- 
ratrice et  l'amante,  l'Eve  et  la  Muse,  Parnasse  et  Paradis.  Le  Preislied  me 
fait  trouver  la  nuit  bleue  plus  pure  ;  je  retourne  du  concert  au  réel,  avec 
une  belle  âme  chantante,  et  qui  se  croit  plus  impondérable. 

Puck.  —  Bonne  école,  mon  très  cher  !  Mais  n'admirez-vous  pas 
l'ironie  de  cette  remarque  :  que  l'œuvre  destinée  à  consacrer  l'art  de 
l'avenir  marque  un  retour  à  la  forme  régulière  du  chœur  et  du  quintette, 
des  ensembles  et  de  l'air  ?  Qu'en  dites-vous,  wagnériens  ?  Walther 
déclame  des  morceaux,  tel  Siegmund1. 

Viviane.  —  Oui,  mais  beaucoup  plus  libres  que  les  chants  de  Maîtres 
et  les  cavatines  d'opéra.  Au  fond,  c'est  toujours  bien  la  grande  forme 
unitaire,  le  fleuve  polyphonique  déroulé  sous  les  voix.  Et  le  sujet  même, 

1  Le  lied  du  Printemps  de  la  Walkûre  (acte  I,  3  ). 


LE  MOIS  MUSICAL 


22D 


—  un  concours  de  chant,  —  réclamait  ces  prétendues  concessions.  Vous 
saisirez  mieux  ces  détails,  en  suivant  la  version  originale  et  neuve  du 
traducteur,  si  scrupuleusement  moulée  sur  la  période  musicale  et  poétique, 
sur  la  vers-mélodie  de  Richard  Wagner.  La  nature  est  une  musique 
muette  :  qui  sentira  l'Avril  aimera  Walther. 

Ariel.  —  Puisque  le  printemps  nous  préoccupe,  je  voudrais  taquiner 
respectueusement  Viviane  sur  sa   passion    pour  un   certain'  Larghetto  '  ! 
Comme   l'orchestre   Lamoureux   en   a    bien  dit  naguère  la    morbidesse 
fluide  et  la  délectation  morose  !  ô  ce  demi-mot  des  bois  dans  l'envelop- 
pement   du    quatuor  !    et   cette   caresse   des    violoncelles,    ces    pizzicati 
fumeux  !  Voici  la  saison  charmante  où  Yseult-Materna  expirait  mélodieu- 
sement dans    notre   Cirque  ensoleillé.    En    s'anéantissant    dans  la  grâce 
douloureuse  de  Schumann,  du  printemps  vécu  par  Schumann,  c'est  une 
joie  que  d'oublier  tout  ce  qui  n'est  pas  elle,  de  ne  plus  apercevoir   les 
fausses  pâmoisons  des  pseudo-dilettantes,  de  surprendre  des  impressions 
sœurs  en  des  physionomies  naïves,  de  reposer  ses  yeux  sur  l'orchestre 
captif  d'un  geste  magistral,   sur  cette  gamme  sévère  d'habits    noirs  que 
féminisent  discrètement  les  silhouettes  noires  des  deux  harpistes.    Quel 
meilleur  commentaire  d'un  bel  accord  que  le  lait  éblouissant  de  la  nuque 
sous   l'ondulation    des  cheveux  pâles  ?   Et    les    doigts   fuselés,    la    main 
douillette  sur  les  cordes  aériennes,  les  notes  limpides,  le  velours  mat  et 
la  harpe  blonde,  avec,  furtivement,  le  reflet  dur  d'un  petit  pied  verni  sur 
les  pédales  :  si  j'étais  peintre,  je  fixerais  ce  moment  dans  l'or. 

Le  poète  mystique.  —  Paulo  majora  canamus  :  l'ombre  descend,  le 
ciel  se  couvre.  «  Contemplez  la  terre  et  le  ciel  »,  vous  glisserait  un  sage2; 
«  partout,  torride  ou  glacée,  la  nature  ne  vous  montrera  rien  que 
l'amour  et  que  la  mort.  C'est  pour  cela  qu'elle  sourit  aux  hommes  et 
que  son  sourire  est  parfois  si  triste.  »  Votre  Schumann  avait  ce  pressen- 
timent :  car,  en  artiste,  il  admirait  le  Requiem  d'Hector  Berlioz,  le  drame 
d'outre-tombe  que  l'âme  délicate  doit  sentir  plus  intimement  quand  tout 
aime  et  que  tout  chante.  Après  l'avril  de  1868,  le  «  De  profanais  »  de 
1837.  Deux  âmes,  deux  époques,  deux  races.  Pour  assister  dignement 
au  «  Dernier  Jour  du  Monde  »,  l'auditeur  moderne  doit  se  refaire  une 
sensibilité  berliozienne,  orageuse,  amère,  intense,  éprise  «  d'horrible 
grandeur  »,  de  cataclysme  et  d'inconnu.  Schopenhauer  définit  avec 
précision  la  musique  l'art  suprême,  parce  qu'elle  exprime  la  vie  dans  ses 
apparences  multiformes  et  ses  significations  profondes  :  il  fallait  un  poète 
pour  écrire  ce  pieux  Sanctus  à  peine  murmuré,  après  le  rêve  colossal  du 
réveil  des  morts.  Gilbert  et  Michel-Ange  n'ont  pas  entendu  la  pompeuse" 
épouvante  des  surnaturelles  fanfares,  le  Tuba  mirum  aux  quatre  orchestres 
de  cuivres,  à  l'effondrement  universel  de  huit  paires  de  timbales  éper- 
dument  blousées  sous  les  cris  du  chœur,  au  large  et  lent  crescendo  sonore 

1  De  la  ITC  Symphonie,  en  si  bémol  (1841  ),  dite  du  «  printemps  »,  en  Allemagne. 
*  Anatole  France,  Vie  littéraire,  I,  page  363,  fin  ;  (Le  Temps,  décembre  1887). 


1894.   —  L'ARTISTE.  —  NOUVELLE  PÉRIODE  :  T.   VII 


i5 


226  V  ARTISTE 

de  terrifiante  lumière  après  les  demi-teintes  oppressées  du  Dies  ira.  C'est 
une  fresque  unique.  En  la  restituant,  Colonne  a  ranimé  les  belles  fièvres 
romantiques  de  notre  adolescence.  Dans  le  si  douloureux  Lacrymosa,  par 
exemple,  certaines  figures  musicales  ont  paru  vieillies,  factices,  décoratives, 
qui  l'eût  dit  ?  presque  italiennes  !  Mais  relisez  le  Victor  Hugo  des  Chants 
du  Crépuscule  et  condamnez  Berlioz.  «  Sortons  du  temps  et  du  chan- 
gement, et  aspirons  à  l'éternité  »  :  ainsi  parle  la  hauteur  d'un  tel  effort. 

Puck.  —  Pourtant,  monsieur,  l'Ouvreuse  ne  se  montre-t-elle  pas  plus 
artiste  en  préférant  à  ce  Tuba  mirum  de  fresque  vaticane  la  beauté  sobre 
d'un  Mozart  et  les  trois  trombones  qui  soulignent  tragiques  l'entrée  du 
Commandeur  ?. 

Le  poète  mystique.  —  Berlioz  était  un  peintre,  un  voyant,  un  tempé- 
rament sans  aïeux  :  à  sa  vision  d'apocalypse,  il  fallait  une  réalisation  sans 
égale.  A  Pathmos,  je  veux  dire  au  casino  de  Bade,  en  1862,  frère  d'Ham- 
let,    précurseur  d'Athanaël,  il  «  montait  »  le  Requiem,   en  grommelant, 
sarcastique  :    «   Oui,   faisons-les   rire  »,  ces  jeunes  beautés,   ces  femmes 
hardies,  ces  millionnaires  satisfaits,  faisons-les  rire  «  en  leur  chantant  le 
redoutable  poème  d'un  poète  inconnu  dont  le  barbare  latin  rimé  du  moyen- 
âge  semble  donner  à  ses  menaces  un   accent   plus   effrayant1».   Berlioz 
novateur  a  peint  «  le  tableau  musical  du  jugement  dernier,  qui  restera 
comme  quelque  chose  de  grand  dans  notre  art  »  :  mais,  en  la  pénombre, 
quelles   trouvailles  de  génie,  la  psalmodie  craintive  du  Kyrie,  l'angélique 
solo  du  ténor,  les  sonorités  de  YHostias  et  preces  ou  du  Sanctus,  ces  timbres 
de  flûtes  superposées  aux  trombones,  ces  gammes  sourdes  des  timbales, 
ces  coups  de  cymbales  estompés,   pianissimo,  qui  dramatiseront  la  panto- 
mime à'Andromaque,  au  IIe  acte  de  la   Prise  de   Troie,  où  Berlioz  transfi- 
gure  Spontini,  contemporain  du  père  Ingres.  La  mort   dans  la  musique 
inspira  tout   différemment  le  concentré  Schumann  - ,  le    théâtral  Verdi, 
l'austère  Cherubini,  le  séraphique  Mozart,  et  Saint-Saëns,  et  Brahms,  si 
sobrement   funèbre  !  Bientôt  le  Conservatoire  nous  révélera  la  divination 
chrétienne  de  Gounod  expirant,  comme  son  Mozart,  en  chantant  la  mort. 
Le  poète  païen.  —  Sous  le  règne  des  anciens  dieux  du  marbre  calme, 
Gluck  et   les  tragiques  avaient   purement  mais  énergiquement   exprimé 
l'énigme  glaciale  du  trépas.  Invoqué  par  Alceste,  le  Styx  est  terrible.  L'ac- 
tualité dure  vingt  ans,  m'a  dit  un  maître  :  mais  le  génie  la  prolonge  à 
travers  le  néant   des  heures.    Je  ne  sais  ce  que  le  «  climat  nouveau  » 3 
nous  promet  intellectuellement;  mais  il  est  hygiénique  d'oublier  dans  la 
société  du  Beau  les  faits  divers.  Mmc  Pauline  Savari  abuse  du  laudanum, 


1  A  travers  chants,  page  287;  cf.  Lettres  intimes,  années  l832  et  i83-;  Mémoires,  I, 
46  et  47. 

*  Requiem  (op.    148),  i853  :  exécuté  par  YF.ulerpe,  le  mardi  27  février  1894;  ire  audi- 
tion intégrale  à  Paris. 

•  Expression    de    Maurice    Barrés  pour  caractériser    le  mouvement  contemporain   (le 
Journal  du  16  mars  1894). 


LE  MOIS  MUSICAL 


227 


et,  loin  de  parler  d'AlcesIe,  le  reporter  annonce  un  suicide.  Et  n'est-ce  pas 
un  signe  redoutable,  l'anarchie  morale  qui  fait  le  même  accueil  carnava- 
lesque à  M.  Brunetière  et  à  Phryné  ?  Dégénérescence  !  L'interview  nous 
détériore  :  j'ose  lui  préférer  la  véhémence  lyrique  de  Hulda,  la  sereine 
intransigeance  du  bon  père  Franck1.  Confrère,  je  vous  approuve  :  dans 
la  forme  ou  dans  l'âme,  dans  l'art  ou  dans  la  vie,  selon  nos  tendances  et 
nos  origines,  guettons  l'éternel. 

Le  poète  mystique.  —  Moi,  j'excuse  votre  sensualisme,  car  vous  êtes 
un  païen  mystique. 

Morgane.  —  Puck,  dressez  l'oreille!  Ces  messieurs  me  paraissent  sin-« 
cères,  car  ils  finissent  par  où  Vadius  et  Trissotin  commencent  ! . . . 

Le  poète  païen.  —  Merci  du  rapprochement,  mademoiselle  !  Mais  les 
roses  de  votre  prudhonien  sourire  me  désarment.  Admirer,  c'est  pardon- 
ner. Soyons  «  sages  avec  sobriété  »,  mon  cher  mystique.  Oui,  voici 
bientôt  la  semaine  vernale  et  pieuse 

Où  Leuconoé  goûte  éperdument  les  charmes 
D'adorer  un  enfant  et  de  pleurer  un  dieu  2  ; 

et  ces  premiers  transports  des  premières  chrétiennes,  je  les  pressens  déjà, 
je  les  évoque  dans  les  plaintes  harmonieuses  d'Alexandrie  et  de  Byblos, 
dans  les  oraisons  féminines  de  deuil  et  d'allégresse  qui,  longtemps,  sous 
le  ciel  oriental,  saluèrent  la  mort  ou  la  résurrection  d'Adonis,  le  bel 
éphèbe  étincelant,  frère  du  soleil,  dont  le  sang  colore  et  le  ciel  et  les  fleurs. 
Réconcilions-nous  en  l'affection  du  Beau  qui  épure  :  et,  puisque  le  rare 
exemple  d'un  critique  intelligent  rapproche  Faîtière  douleur  à'Antigone  de 
la  poignante  humanité  de  la  Walkyrie  J,  identifions  la  Grèce  à  la 
vivante  lumière-: 

Blanc  poète  d'Athène  au  cothurne  d'or  pur  ! 
Dans  le  bois  d'oliviers  que  l'Ilissos  arrose, 
La  Muse  des  beaux  sons  posa  sa  bouche  rose 
Sur  ton  front  lumineux,  plein  du  drame  futur  : 

C'est  ce  baiser  divin,  plus  riant  qu'un  fruit  mûr 
(Qu'a  reçu  Phidias  au  temple  de  Pandrose), 
Qui  fit  de  ton  génie  égal,  jamais  morose, 
Un  matin  de  printemps  attique  aux  plis  d'azur. 

Sous  l'ombrage  odorant  des  platanes,  des  cèdres, 
A  quinze  ans,  au  milieu  des  Lysis  et  des  Phèdres, 
Tu  semblais  un  Ërôs  descendu  dans  un  chœur  ; 


1  Première,  à  Monte-Carlo,  le  4  mars  1894  :  Raoul  Gunzbourg  directeur,  Léon  Jehin 
chef  d'orchestre.  Un  succès  posthume. 

2  Vers  d'Anatole  France.  —  L'antithèse  des  deux  religions  sert  de  base  à  V oratorio  de 
Paladilhe,  les  Saintes-Mariés  ;  à  Fidès,  drame  mimé  en  1  acte  de  MM.  Roger-Miles,  Rossi 
et  Street,  où  excelle  la  Laus. 

3  Antigone  et  la  Walkyrie,  par  Alfred  Ernst  (Revue  de  Paris,  n°  III). 


228  V  ARTISTE 

Et  vieillard,  comme  un  Zeus  d'ivoire  sur  un  socle 
Qui  meut  l'immensité  de  son  sourcil  vainqueur, 
Sublime,  tu  créais  des  hommes,  ô  Sophocle  ! 

Viviane.  —  Votre  thé  refroidit,  mon  cher  poète. 

Pour  transcription  conforme  : 

RAYMOND   BOUYER. 


ILS  DORMENT... 


Ils  dorment.  —  Autour  d'eux  le  printemps  peut  fleurir, 

Et  les  oiseaux  chanter,  et  l'aurore  renaître, 

Et  tout  ce  qui  n'est  plus  peut  recommencer  d'être, 

Et  tout  ce  qui  vivait  achever  de  mourir. 

Inconscients  des  jours,  des  mois  et  des  semaines, 

A  tout  jamais  guéris  des  tendresses  humaines, 

Indifférents  et  forts  dans  leurs  cercueils  fermés, 

Délivrés  de  leur  âme  à  jamais  solitaire, 

Pour  des  siècles  sans  fin,  ils  dorment  dans  la  terre, 

N'aimant  plus  même  ceux  dont  ils  restent  aimés. 


Pourquoi  pleurer  sur  eux?  Leur  part  est  la  meilleure. 

Que  peut  leur  importer  l'heure  qui  suivra  l'heure  ? 

Leur  cœur  est  à  l'abri  du  rêve  aventureux. 

S'ils  n'ont  plus  nos  espoirs,  ils  n'ont  plus  nos  alarmes  ; 

Ils  n'ont  pas  les  baisers,  mais  ils  n'ont  pas  les  larmes  ; 

Les  soucis  sont  pour  nous,  le  repos  est  pour  eux. 

Dans  l'absolu  néant  qui  les  berce  sans  trêve, 

Ils  dorment  leur  sommeil  sans  réveil  et  sans  rêve, 

Eux  seuls  sont  sans  désir,  sans  crainte  et  sans  remords, 

Nul  chagrin  ne  leur  pèse.  —  Ils  sont  heureux,  les  morts. 


FERNAND  FOUQ.UET. 


.       i       i       .       .       .       i       i       ,       ,'i       ,       i       ,       .       .       il,       .T.       ,       , 


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V 


MANUEL  DE  L'AMATEUR   DE    LIVRES 

DU  XIX'  SIÈCLE 

Par  Georges  Vicaire.  —  Préface  de  Maurice  Tourneux 


>oici  un  livre  de  haute  et  savoureuse  érudition,  présenté  par 
un  érudit  éminent.  Ce  premier  fascicule  est  déjà,  à  lui  seul, 
tout  un  volume,  autant  par  le  chiffre  de  ses  pages  que  par 
la  masse  énorme  de  renseignements  qu'il  renferme.  L'ou- 
vrage complet  ne  démentira  donc  pas  son  titre.  Le  Manuel 
de  l'Amateur  de  livres  sera   réellement  le  Brunet  du  xixe  siècle. 

Tout  le  monde  n'a  pas  le  droit  de  critique  sur  un  pareil  livre  :  de 
notre  part,  il  y  aurait  là  quelque  présomption.  Nous  laisserons  donc  à 
d'autres  le  souci  d'y  chercher,  peut-être  sans  les  rencontrer,  les  imper- 
fections inévitables  dans  toute  œuvre  bibliographique.  Et  puis,  que  dire 
de  nouveau  après  la  spirituelle  et  savante  préface  de  Maurice  Tourneux  ? 
Aussi  n'est-il  guère  permis  à  un  profane  que  de  philosopher  un  peu  sur 
ce  Manuel  et  d'en  chercher  la  signification. 

En  réalité ,  ce  livre  est  le  bilan  littéraire  de  notre  siècle  ;  c'est  le 
choix  préalable  dans  l'amas  colossal  de  la  production  moderne.  Dans 
ce  premier  choix,  la  postérité  fera  le  sien  et,  si  l'on  juge  du  présent  par 
le  passé,  il  y  aura  bien  de  l'imprévu  dans  cette  sélection  définitive.  Ne 
nous  faisons  pas  d'illusions  :  nos  petits-fils  auront  pour  nos  préférences 
le  parfait  dédain  que  nous  professons  pour  les  opinions  de  nos  aïeux.  Tous 
nos  jugements  seront  revisés  lestement,  sans  que  nous  puissions  prévoir 
dans  quel  sens.  La  critique  contemporaine  serriblera  nulle  et  non  avenue, 
ou  on  ne  la  citera  que  pour  la  railler.  Cependant  il  y  a  beaucoup  à  parier 
qu'elle  n'exhumera  pas  de  noms  inconnus  à  Georges  Vicaire.  Son  Manuel 
contient  non  seulement  tout  le  bon  de  notre  littérature,  mais  encore  tout 
le  valable. 

Ce  choix  futur  ne  se  fera  pas  sans  de  grands  sacrifices,  car  la  produc- 
tion, chez  les  écrivains  de  notre  siècle,  a  été  d'une  incroyable  intensité. 
Ils  ne  sont  pas  rares  ceux  dont  les  œuvres  occupent,  sur  les  rayons  d'une 
bibliothèque,  autant  de  place  que  Voltaire,  et  la  postérité  n'aime  pas  les 
longs  ouvrages.  Elle  ne  retient  que  le  livre  essentiel,  ou  typique  ou 
parfait  :  elle  veut  un  homme  et  un  volume. 


MANUEL  DE  L'AMATEUR  DE  LIVRES 


23  i 


Les  hommes  du  xixe  siècle,  on  les  voit  bien,  à  peu  près  :  Lamartine, 
Victor  Hugo,  de  Vigny,  Stendhal,  Balzac,  Musset,  Théophile  Gautier, 
etc.  ;  mais  le  livre  de  chacun  d'eux,  quel  sera-t-il  ? 

Le  Manuel  de  Georges  Vicaire  ne  le  prévoit  pas,  car  il  ne  juge  pas  :  il 
constate.  Il  n'émet  pas  d'opinions  ;  il  accepte  celles  qu'il  trouve.  Cependant 
il  y  a,  à  la  fin  de  chaque  article  et  entre  parenthèses,  quelque  chose  qui 
ressemble  déjà  à  un  jugement.  C'est  le  prix  de  chaque  ouvrage,  tel  qu'il 
s'est  établi  par  les  ventes  où  il  a  passé.  Il  y  a  de  très  lointains  rapports, 
il  est  vrai,  entre  la  valeur  vénale  d'un  livre  et  son  mérite  littéraire  ;  il  y 
a  même  parfois  contradiction.  Cependant,  en  général,  on  ne  paie  jamais 
très  cher  un  recueil  de  sottises  ;  on  ne  recherche  pas  avec  passion  les 
éditions  originales  d'une  élucubration  inepte.  Il  y  a  donc  là,  sinon  un 
jugement  littéraire,  du  moins  l'opinion  actuelle  des  amateurs  sur  les 
maîtres  contemporains.  Remarque  curieuse,  cette  estime  se  renferme 
dans  des  proportions  modestes. 

Mais  le  chapitre  qui  ne  sera  pas  le  moins  intéressant,  plus  tard,  sera 
le  chapitre  des  découvertes,  le  chapitre  des  inconnus  ou  plutôt  des 
méconnus.  On  en  trouvera  tous  les  éléments  dans  le  catalogue  Vicaire. 
Dans  aucun  siècle,  la  situation  n'a  paru  meilleure  pour  les  écrivains. 
Jamais  l'information,  la  curiosité  toujours  éveillée,  les  enquêtes,  les  inter- 
views, tout  l'arsenal  du  journalisme  quotidien  et  de  la  critique  n'ont  paru 
plus  propices  à  l'éclosion  et  à  la  divulgation  du  talent.  Et  jamais,  pourtant, 
la  médiocrité  débordante  n'a  autant  submergé  les  hommes  de  valeur.  Il 
n'y  a  guère  de  méconnus  dans  les  siècles  passés,  sous  l'oppression  monar- 
chique :  sous  la  tyrannie  implacable  de  la  liberté,  les  hommes  de  talent 
sont  réduits  au  silence,  écrasés,  anéantis.  La  littérature  contemporaine 
aura  probablement  la  même  destinée  que  la  peinture  romantique.  Nos 
musées,  nos  collections  sont  formés  de  refusés  des  anciens  Salons  ;  les 
bibliothèques  futures  ne  contiendront  peut-être  que  les  dédaignés  d'au- 
jourd'hui. 

Georges  Vicaire  a  généreusement  accueilli  tous  ces  irréguliers,  ces 
auteurs  candides  qui,  écrivant  seulement  lorsqu'ils  avaient  quelque  chose 
à  dire,  par  cela  même  ne  furent  jamais  des  professionnels.  C'est  parmi 
eux,  probablement,  que  nos  descendants  iront  chercher  leur  homme  et 
leur  livre.  Ce  ne  sera  pas  un  petit  honneur  pour  le  Manuel  de  Georges 
Vicaire  que  de  les  avoir  mentionnés. 

G.    S. 


CHRONIQUE 


ézenas,  on  le  sait,  va  élever  un  monument  à  Molière. 
Le  comité  constitué  dans  ce  but  a  voulu  choisir,  pour 
ouvrir  une  souscription  nationale,  destinée  à  en  couvrir 
les  frais,  la  date  du  i  b  janvier,  anniversaire  du  grand 
comique.  Le  président  du  comité,  M.  Montagne,  maire  de  Pézenas,  et  le 
secrétaire,  M.  Alliés,  adressent,  en  ces  termes,  un  appel  chaleureux  à 
tous  ceux  qui  ont  le  culte  du  Maître  : 

«  La  ville  de  Pézenas  veut  élever  un  monument  à  Molière.  Elle  n'a 
pas  eu  l'honneur  d'être  son  berceau.  Elle  n'a  pas  le  regret  d'avoir  vu 
discuter  sa  tombe.  Sa  prétention,  infiniment  plus  modeste,  est  celle 
d'avoir  été  l'étape  heureuse  qui,  dans  l'odyssée  de  son  errante  et  parfois 
douloureuse  jeunesse,  marqua  le  tournant  du  chemin,  le  lever  d'un  soleil 
plus  doux  qui  devait  finir  en  apothéose. 

«  Siège  fréquent  de  la  tenue  des  Etats-Généraux  du  Languedoc,  la  ville 
de  Pézenas  peut  affirmer,  avec  des  documents  d'archives,  trois  et  même 
quatre  séjours  successifs  de  Molière  et  de  sa  troupe.  Il  y  connut  la  douceur 
des  premiers  succès,  des  bravos  nourris,  des  mains  tendues,  de  la  bienvenue 
riant  dans  tous  les  yeux.  Daniel  de  Cosnac  et  l'abbé  de  Voisin  nous  ont 
conté  l'arrivée  à  la  grange  des  Prés,  l'intimité  qui  s'établit  entre  Molière 
et  Armand  de  Bourbon,  prince  de  Conti.  Ce  qu'il  faudrait,  c'est  la  plume 
de  Gautier,  pour  décrire,  en  ce  château  séculaire  des  Montmorency,  la 
vie  juxtaposée  de  Poquelin,  de  Béjart,  de  M""  du  Parc  et  de  Brie,  et  du 
poète  Sarazin,  de  cette  A.  R.  de  vingt  ans,  de  Mrae  de  Calvimont,  la 
favorite.  D'ailleurs  le  populaire  ne  témoignait  pas  moins  d'affection,  en  ce 
coin  ensoleillé  du  midi,  à  Molière,  ce  dieu  exilé.  La  foule  devinait  et 
célébrait  en  lui  le  maître  du  rire  gaulois,  sain,  franc  et  loyal. 

«  Le  Poète  parti,  elle  voua  un  culte  à  sa  mémoire.  Toute  un  légende 
germa  ses  fleurs,  enveloppa  le  souvenir  de  cet  hôte  illustre  et  regretté. 
Le  mouvement  actuel  est  le  fruit  de  cette  légende. 


CHRONIQUE  233 

«  Après  deux  siècles  et  demi,  Molière  va  revivre  dans  le  marbre,  au 
milieu  de  cette  petite  cité  languedocienne  qui  a  conservé  le  cadre  de 
pierre  familier  à  ses  yeux,  avec  ses  logis  de  la  Renaissance,  l'hôtel  de 
M.  d'Alfonce,  baron  de  Clairac  et  d'Entraigues,  où  se  donnait  la  comédie, 
la  chapelle  des  Pénitents-Noirs,  où  les  États  discutaient  les  appointements 
de  la  troupe,  la  boutique  du  barbier  Gelly,  un  ancêtre  provincial  de  Figaro. 

a  A  ce  sujet  confessons  nos  hésitations.  Le  plus  beau  titre  de  Pézenas 
devant  l'histoire  est  d'avoir  donné  un  fauteuil  à  Molière,  alors  que  les 
Quarante  le  lui  refusaient.  De  là  vient  sans  doute  la  large  sympathie  que 
nous  a  donnée  l'auteur  du  41e  fauteuil.  Fallait-il  donc  asseoir  Poquelin 
dans  ce  siège  légendaire  où  il  écoutait,  recueillait  les  éclats  de  rire  nichés 
dans  les  barbes  que  faisait  tomber  le  rasoir  du  bonhomme  Gelly  ?  Nous 
l'aurions  voulu.  Mais  une  question  de  tact  et  de  mesure  nous  a  arrêtés. 
Molière  appartient  à  Paris,  Pézenas,  sous  peine  de  rappeler  la  fable  de 
«  la  Grenouille  et  le  Bœuf  »,  doit  se  contenter  d'un  buste. 

«  Du  moins  nous  avons  voulu  que  ce  buste  ne  languit  point  seul  ;  et 
nous  l'avons  accompagné  d'une  riante  figure  féminine,  celle-là  même  qui 
perpétue  et  fixe  dans  l'œuvre  de  Molière  le  souvenir  de  Pézenas.  Lucette, 
bavarde  et  hardie  comme  une  cigale  méridionale,  appétissante  et  jolie 
comme  une  grappe  bleue  sous  les  pampres  d'automne  ;  Lucette,  cette 
incarnation  de  la  langue  d'oc  dans  le  théâtre  moliéresque,  lui  offrira 
une  gerbe  de  fleurs  agrestes  :  iris  des  collines,  immortelles  des  sables  de 
la  Peyne,  menthe  sauvage  des  bords  de  l'Hérault.  Et  de  l'autre  côté  du 
socle,  la  fantaisie  de  l'éminent  statuaire  auquel  nous  avons  confié  l'exécu- 
tion de  cette  œuvre,  M.  Antonin  Injalbert,  a  assis  un  vieux  Faune,  un 
satyre  philosophe  et  railleur,  qui,  de  son  stylet,  semble  encore  noter  les 
réflexions  satyriques  du  maître  immortel,  du  père  de  la  Comédie. 

«  Seulement  le  tout  n'est  pas  d'avoir  des  droits  à  ériger  d'une  main 
pieuse  un  monument  à  un  grand  homme,  d'en  fixer  les  lignes  principales 
et,  grâce  au  talent  incontestable  d'un  de  nos  premiers  sculpteurs  français, 
être  assurés  de  la  perfection  de  l'œuvre  d'art;  il  reste  encore  le  quart 
d'heure  de  Rabelais,  ce  frère  aîné  de  Molière.  Et  c'est  pour  nous  tirer 
avec  honneur  de  ce  pas  que  nous  tendons  notre  sébile  à  tous  ceux  qui 
avec  nous,  —  et  ils  sont  légion,  —  applaudissent,  lisent  et  relisent 
Molière. 

«  Déjà  les  plus  précieuses  sympathies  sont  venues  nous  encourager, 
nous  aider.  Déjà  les  petits-fils,  les  descendants  légitimes  du  grand  comi- 
que, les  membres  de  ce  Théâtre-Français  qui  est,  au  même  titre  que 
le  Louvre,  une  des  gloires  de  notre  nation,  sont  venus  faire  le  pèlerinage 
de  Pézenas,  payer  de  leurs  personne  et,  par  une  représentation  à  bénéfice, 
verser  une  large  somme  qui  sera  la  pierre  angulaire  du  monument.  A  eux, 
une  longue  reconnaissance  que  nous  ne  saurions  en  termes  trop  chaleureux 
exprimer. 

«  Aujourd'hui,  nous  nous  adressons  aux  amis  inconnus,  à  ceux  que  lie 
avec  nous  la  sympathie  d'une  admiration  commune,  d'un  culte  semblable. 


234  L'ARTISTE 

D'abord  tous  ceux  des  pays  de  langue  romane,  cette  langue  que,  par  la 
bouche  de  Lucette,  nous  savons  que  Molière  apprit  et  parla.  Puis  ceux 
de  la  France  du  Nord  et  d'au-delà  même  de  nos  frontières.  Sainte-Beuve 
qui  reste  un  des  plus  compréhensifs  analystes  de  Molière,  déclare  son 
génie  «  un  des  titres  du  génie  de  l'humanité  ».  Notre  appel  ira  donc  aussi 
loin  que  va  et  pénètre  l'esprit  de  l'auteur  du  Misanthrope. 

«  C'est  aller  bien  loin  et  convier  beaucoup  de  gens  à  un  monument 
de  province,  objectera  quelque  critique.  Nous  lui  répondrons  :  Le  senti- 
ment même  de  notre  faiblesse  devant  la  grandeur  de  la  tâche  entreprise, 
nous  pousse  et  nous  décide  à  réclamer  l'appui  de  tous  ceux  qui,  ayant  ri 
ou  pleuré  à  la  voix  de  Molière,  voudront  participer  avec  nous  à  ce 
monument  commémoratif  de  sa  jeunesse,  de  cette  heure  où,  entre  les 
tristesses  du  matin  et  celles  plus  grandes  du  soir  de  sa  vie,  la  Fortune  eut 
pour  lui  un  sourire.  » 

Cette  souscription  est  placée  sous  le  haut  partronage  du  ministre  de 
l'Instruction  publique  et  des  Beaux-Arts  et  d'un  grand  nombre  des  notabilités 
littéraires  et  politiques.  C'est  M.  Georges  Monval,  archiviste  de  la  Comédie- 
Française,  qui  est  chargé  de  recueillir  les  fonds  des  souscripteurs  parisiens. 


L'Académie  des  Beaux-Arts  a  désigné  comme  jurés-adjoints  pour  les 
jugements  préparatoires  des  prochains  concours  de  Rome  : 

Pour  la  peinture.  —  Jurés  titulaires  :  MM.  Baschet,  de  Curzon,  Hector 
Le  Roux,  Bramtot,  Chartran,  Aimé  Morot,  Blanc;  jurés  supplémentaires  : 
MM.  Schommer,  Machard,  Laugéc,  Cormon. 

Pour  la  sculpture.  —  Jurés  titulaires  :  MM.  Fagel,  Cordonnier,  Hugues, 
Alasseur;  jurés  supplémentaires  :  MM.  Lanson,  Allard. 

Pour  l'architecture.  —  Jurés  titulaires  :  MM.  Guadet,  Nenot,  Lisch, 
Blondel  ;  jurés  supplémentaires  :  MM.  Thierry  et  Scellier  de  Gisors. 

Pour  la  gravure.  —  Jurés  titulaires  :  MM.  Bellay,  Didier;  juré  supplé- 
mentaire :  M.  Sulpis. 

Pour  la  composition  musicale.  —  Jurés  titulaires  :  MM.  Bourgault- 
Ducoudray,  Benjamin  Godard,  Widor  ;  supplémentaires  :  MM.  Théodore 
Dubois,  Salvayre. 

Sur  la  proposition  de  la  section  de  sculpture ,  l'Académie  a  déclaré 
qu'il  y  avait  lieu  de  pourvoir  au  remplacement  de  M.  Cavelier,  décédé. 
Mais,  l'Académie  ayant  à  pourvoir  auparavant  au  remplacement  de 
M.  Gounod,  la  lecture  des  lettres  de  candidature  au  fauteuil  de  M.  Cavelier 
a  été  renvoyée  au  12  mai.  C'est  dans  la  séance  du  28  avril  qu'il  sera 
statué  sur  la  vacance  du  fauteuil  de  M.  Gounod. 

Le  directeur  des  Beaux-Arts  a  transmis  à  l'Académie  le  désir  que  lui 
avait  exprimé  le  Conseil  municipal  de  Périgueux,  que  l'Académie  des 
Beaux-Arts   désignât  deux    de   ses    membres    appartenant    à   la   section 


CHRONIQUE 


235 


d'architecture,  pour  faire  partie  du  jury  chargé  d'examiner  le  concours 
ouvert  par  cette  municipalité  pour  la  construction  d'un  édifice  destiné  à 
recevoir  le  musée  et  la  bibliothèque  de  cette  ville.  Pour  répondre  à  cette 
invitation,  la  Compagnie  a  nommé  MM.  Vaudremer  et  Normand. 

L'auteur  du  Flibustier,  représenté  récemment  à  l'Opéra-Comique,  le 
compositeur  César  Cui,  a  été  nommé  membre  correspondant  de  l'Institut, 
en  remplacement  de  M.  Tchaïkowsky,  décédé. 

Voici  les  résultats  du  jugement  rendu  par  l'Académie  des  Beaux-Arts 
dans  le  concours  Achille  Leclère  (architecture). 

Le  sujet  du  concours  était  :  Une  sacristie.  Huit  concurrents  y  avaient 
pris  part. 

Le  prix  a  été  décerné  à  M.  Adrien  Rey,  élève  de  M.  Laloux.  Trois 
mentions  honorables  ont  été  accordées  :  la  première,  à  M.  Pierre  Selmer- 
sheim  ;  la  deuxième,  à  M.  Deperthes  (Jules-Louis),  élève  de  MM.  Ginain 
et  Deperthes  ;  la  troisième,  à  M.  René  Michelet. 


Le  musée  du  Louvre  a  fait  l'acquisition  de  deux  chapiteaux  et  d'une  base 
de  colonne  en  marbre  blanc,  remontant  au  ve  siècle  de  notre  ère.  Ces 
objets  prendront  place  dans  les  collections  du  département  des  sculptures. 

Le  docteur  Molloy,  décédé  l'an  dernier,  a  légué  au  Louvre  le  portrait 
de  Sophie  Arnoult,  beau  pastel  de  La  Tour,  un  portrait  de  religieuse  par 
Alexis  Grimoux,  une  tête  de  Christ  couronnée  d'épines,  de  l'école 
italienne,  et  un  portrait  de  Hoche  par  David. 

Le  même  testateur  a  légué  au  musée  de  Cluny  divers  objets  intéres- 
sants, notamment  une  terre  cuite  représentant  le  mausolée  d'un  serin, 
attribuée  à  la  comtesse  du  Barry. 

Le  peintre  Caillebôtte,  qui  vient  de  mourir,  lègue  à  l'Etat  une  fort  belle 
collection  de  tableaux  des  maîtres  de  l'école  impressionniste,  Degas, 
Césanne,  Monet,  Pissarro,  Renoir,  Sisley,  ainsi  que  deux  beaux  dessins 
de  J.-F.  Millet.  Cette  collection  est  évaluée  à  une  somme  d'au  moins 
400.000  francs. 


Le  ministre  de  l'Instruction  publique,  des  Beaux-Arts  et  des  Cultes, 
sur  la  proposition  du  jury  du  concours  ouvert  pour  la  nomination  à 
l'emploi  de  trois  places  d'architectes  des  monuments  historiques,  a  nommé 
MM.  Benouville,  Nodet  et  Roy,  architectes,  attachés  à  la  Commission 
des  monuments  historiques. 

Dans  le  rapport  qu'il  a  adressé  au  ministre,  sur  ce  concours,  au  nom 
du  jury,  le  directeur  des  Beaux-Arts  a  exposé  l'ordre  d'idées  qui  a  guidé 
les  délibérations  du  jury  et  fixé  son  choix. 

En  consacrant  chaque  année  un  crédit  important  à  la  restauration  et  à  l'entretien  des 
édifices  classés  parmi  les  monuments  historiques,  —  dit  le  rapporteur,  —  l'Etat  a  pour 


236  .  L'ARTISTE 

mission  de  sauver  de  la  ruine  et  de  transmettre  à  la  postérité  des  œuvres  qui  constituent, 
non  seulement  une  glorieuse  richesse  artistique,  mais  encore  un  enseignement  unique  des 
plus  féconds. 

C'est  à  la  Commission  des  monuments  historiques,  sous  votre  présidence,  Monsieur  le 
Ministre,  qu'appartient  la  sauvegarde  de  ces  édifices  si  précieux  à  tant  de  titres,  ainsi  que 
la  haute  direction  des  travaux  qu'exige  leur  conservation  ;  mais,  pour  en  préparer  l'étude 
et  en  assurer  l'exécution,  cette  Commission,  dont  la  responsabilité  est  considérable,  doit 
s'adresser  à  des  architectes  qui,  non  seulement  possèdent  les  qualités  indispensables  de 
constructeur  et  d'artiste,  mais  sont  des  hommes  ayant  conscience  de  la  grande  valeur  et 
de  la  haute  portée  de  notre  architecture  nationale,  qui  en  ont  observé,  étudié,  analysé  les 
manifestations,  ont  approfondi,  en  un  mot,  cette  grande  époque  de  l'art  français  qui,  grâce 
à  la  netteté  de  ses  principes,  à  la  science  de  ses  systèmes  de  construction,  à  l'ingéniosité 
de  ses  procédés  comme  à  ses  expressions  esthétiques  si  vibrantes,  occupe  dans  l'histoire  de 
l'art  une  place  si  grande  et  si  exceptionnelle. 

Aussi  le  jury,  qui  est  une  émanation  de  cette  Commission,  devait-il  rechercher,  parmi 
les  concurrents,  ceux  qui  pourraient  faire  preuve  de  leurs  connaissances  spéciales  ainsi  que 
de  l'esprit  d'observation  et  d'analyse  que  l'étude  des  grandes  manifestations  de  notre 
architecture  nationale  provoque  et  développe  chez  les  esprits  réfléchis  et  travailleurs. 

Pour  procéder  utilement  à  cette  recherche  et  à  cette  sélection,  le  jury,  grâce  aux 
excellentes  dispositions  du  programme,  avait  tous  les  éléments  nécessaires;  aussi  a-t-il  pu 
asseoir  sérieusement  et  consciencieusement  son  jugement. 

Le  directeur  des  Beaux-Arts  continue  en  rendant  compte  au  ministre, 
par  le  détail,  des  divers  points  sur  lesquels  le  jury  a  eu  à  apprécier  le 
mérite  des  candidats. 

Tout  d'abord,  il  a  examiné  les  épreuves  graphiques  ainsi  que  les  rapports  et  devis 
descriptifs  présentés  à  l'appui.  Ces  divers  documents  lui  permettaient  surtout  d'apprécier 
les  qualités  de  dessinateur  et  de  constructeur  de  chaque  concurrent,  ses  connaissances  sur 
la  structure,  l'appareil  et  les  formes  de  l'édifice  choisi  librement  par  lui,  son  savoir  en 
matière  de  restauration  et  de  reprise  en  sous-oeuvre. 

D'ailleurs,  l'auteur  de  chaque  projet  était  appelé  à  expliquer  son  travail  et  à  éclaircir  ou  à 
développer  les  points  que  le  dessin  et  le  rapport  n'avaient  pu  faire  ressortir  complètement. 

Indépendamment  de  cette  épreuve  d'importance  capitale,  chaque  concurrent  avait  à 
répondre  sur  les  questions  prévues  au  programme,  à  celles  surtout  qui  n'avaient  pas  été, 
dans  le  projet  même,  l'objet  d'une  étude  spéciale  ou  d'un  développement  suffisant. 

Ces  questions  portaient  sur  les  divers  modes  de  construction  du  XIe  au  XVIe  siècle,  sur 
les  dispositions  générales  et  sur  les  détails,  les  formes,  les  profils  des  diverses  époques, 
puis  sur  les  procédés  économiques  et  raisonnes  des  reprises  en  sous-oeuvre  qui  jouent  un 
si  grand  rôle  dans  les  travaux  de  restauration,  sur  la  comptabilité  et  l'organisation  des 
chantiers. 

Enfin,  cet  examen  oral  était  complété  par  des  questions  relatives  à  l'histoire  de  l'art  et 
à  l'archéologie,  ayant  trait  particulièrement  aux  origines  de  notre  art  national,  aux  progrès 
ou  aux  transformations  successives  et  méthodiques  qu'il  affirme,  à  l'enchaînement  logique 
des  diverses  époques  entre  elles,  aux  caractères  généraux  de  style. 

Dans  ces  épreuves  diverses,  parmi  les  dix-sept  candidats  qui  ont  pris  part  au  concours, 
un  petit  nombre  seulement  a  fait  preuve  de  qualités  et  de  connaissances  inspirant  dés  à 
présent  confiance  ;  d'autres  ont  manifesté  des  tendances  et  des  aptitudes  qui  offrent  pour 
l'avenir  certaines  garanties  sérieuses  ;  d'autres  enfin  se  sont  montrés  notoirement 
insuffisants,  soit  par  le  peu  de  développement  donné  à  leurs  travaux,  soit  par  leurs 
réponses  dans  les  épreuves  orales. 

Une  considération  mérite  d'être  retenue  dans  le  rapport  du  directeur 
des  Beaux-Arts,  laquelle  peut  passer  pour  en  être  la  véritable  conclusion  : 


CHRONIQUE 


237 


Ainsi  envisagé  dans  son  ensemble,  ce  concours,  quoique  prouvant  des  progrès  sensibles 
depuis  quelques  années,  démontre  qu'il  est  encore  nécessaire  d'élever  le  niveau  de  ces 
études  si  importantes  sur  l'art  français,  afin  de  remédier  au  manque  de  méthode  et 
d'application  raisonnées  qui  s'accuse. 

En  terminant,  le  rapporteur  rend  compte  du  mécanisme  par  lequel  le 
jury  a  établi  son  classement  entre  les  candidats  et  a  été  amené  à  désigner 
au  choix  du  ministre  les  trois  architectes  que  nous  avons  désignés  plus 
haut,  classés,  à  l'unanimité  des  voix,  en  première  ligne,  suivant  les  termes 
mêmes  du  rapport. 

Ces  candidats  se  sont  particulièrement  distingués  dans  ce  concours  par  des  travaux  d'une 
valeur  exceptionnelle,  des  aperçus  élevés  en  matière  d'art,  des  déductions  logiques  de 
constructeurs,  un  esprit  pratique  et  des  connaissances  variées.  Ils  présentent  au  jury  toutes 
les  garanties  que  la  Commission  est  en  droit  d'exiger  chez  les  architectes  attachés  au 
service  des  monuments  historiques  ;  aussi  avons-nous  l'honneur  de  vous  demander  de 
leur  conférer  ce  titre,  qui  sera  la  consécration  de  leurs  efforts  et  de  leur  mérite . 

C'est  la  première  fois  que  la  nomination  des  architectes  des  monuments 
historiques  est  faite  au  concours.  La  décision  en  fut  prise  il  y  a  deux  ans, 
conformément  à  une  délibération  de  la  Chambre  des  députés,  au  moment 
du  vote  du  budget  des  monuments  historiques. 


M.  Joseph  Blanc,  artiste  peintre,  est  désigné  pour  faire  partie  du 
conseil  supérieur  d'enseignement  de  l'École  nationale  et  spéciale  des 
Beaux-Arts,  en  remplacement  de  M.  Yvon,  décédé. 


«  L'expérience  ayant  démontré  que  le  poste  de  commissaire  principal 
des  expositions  des  Beaux-Arts  en  France  et  à  l'étranger  était  inutile,  ce 
poste  a  été  supprimé  et,  par  suite,  M.  Roger  Ballu  reprend  ses  fonctions 
d'inspecteur  des  Beaux-Arts.  » 

Telle  est,  sous  sa  forme  vague  et  énigmatique,  la  note  que  publiaient 
naguère  les  journaux.  Le  prétexte  invoqué  pour  relever  M.  Roger  Ballu 
de  ses  fonctions  n'a  pu  tromper  personne.  Voici,  à  défaut  d'autres  rensei- 
gnements, les  détails  donnés  à  ce  sujet  par  la  République  française  : 

Il  n'y  avait  autrefois  à  la  direction  des  Beaux-Arts  qu'un  chef  de  bureau  chargé  des 
expositions.  Le  titulaire  était  M.  Paul  Delair,  qui  avait  sous  ses  ordres,  en  qualité  de 
sous-chef,  M.  Giudicelli. 

Lorsqu'une  exposition  s'ouvrait  à  l'étranger,  le  gouvernement  nommait  un  commissaire 
général  des  Beaux-Arts,  pris  en  dehors  de  l'administration. 

Cette  fonction  honorifique  était  généralement  confiée  à  M.  Antonin  Proust.  C'est  ainsi 
qu'on  procéda  pour  l'exposition  de  Chicago. 

La  nomination  de  M.  Paul  Delair  comme  conservateur  du  Trocadéro  et  la  retraite  de 
M.  Antonin  Proust  déterminèrent  l'administration  à  remplacer  ces  deux  fonctionnaires  par 
un  commissaire  général  des  expositions  des  Beaux-Arts. 

M.  Roger  Ballu  fut  alors  nommé  commissaire.  M.  Giudicelli  conserva  son  poste,  et  un 
attaché  au  bureau,  M.  Gabriel  Astruc,  fut  appelé  à  remplir  les  fonctions  de  secrétaire  de 
M.  Roger  Ballu.  C'est  en  cette  qualité  que  M.  Astruc  accompagna  à  Chicago  le  commis- 


a  38  L'ARTISTE 

saire  général.  Il  est  bon  d'ajouter  que  M.  Roger  Ballu  occupe  une  grande  situation,  qu'il 
est  le  possesseur  d'une  belle  fortune  et  qu'il  est,  en  outre,  conseiller  général  de  Seine-et-Oise. 

On  peut  admettre,  dans  ces  conditions,  que  ce  n'est  pas  sans  raisons  sérieuses  qu'il  a 
été  révoqué. 

Ces  raisons,  quelles  sont-elles  ?  Nous  nous  sommes  renseignés  à  la  direction  des  Beaux- 
Arts.  On  nous  a  affirmé  que  M.  Roger  Ballu  s'était  rendu  coupable  d'une  indiscrétion 
très  grave. 

Redoutant  les  conséquences  de  cette  indiscrétion,  le  commissaire  général  des  expositions 
aurait  invité  M.  Giudicelli  à  en  prendre  la  responsabilité.  Ce  dernier  s'y  serait  énergi- 
quement  refusé. 

Quelle  est  cette  indiscrétion  ?  L'administration  des  Beaux-Arts  ne  veut  pas  la  révéler, 
mais  on  la  connaîtra  bientôt  cerrainement. 

Ce  qui  semblerait  confirmer  les  présomptions  de  la  République  française, 
c'est  que  le  ministre  n'a  même  pas  attendu ,  pour  supprimer  l'emploi 
occupé  par  M.  Roger  Ballu,  que  les  œuvres  d'art  de  nos  nationaux, 
envoyées  à  Chicago,  aient  fait  retour  en  France. 

Décidément,  cette  malencontreuse  exposition  de  Chicago  aura  été 
féconde  en  mécomptes  de  toute  nature. 


Le  jury  de  l'École  des  Beaux-Arts  a  rendu  les  décisions  suivantes  dans 
le  concours  de  composition  décorative  pour  le  prix  Fortin  d'Ivry  : 

Le  prix  et  une  deuxième  médaille  ont  été  décernés  à  M.  Rouault,  élève 
de  M.  Gustave  Moreau. 

Des  troisièmes  médailles  ont  été  accordées  à  MM.  Berthault,  élève  de 
M.  Gustave  Moreau,  et  Louvet,  élève  de  MM.  Jules  Lefebvre  et  Tony 
Robert-Fleury. 

Enfin,  ont  obtenu  des  mentions  :  MM.  Guétin,  élève  de  MM.  Jules 
Lefebvre,  Tony  Robert-Fleury  et  Doucet  ;  Maxence,  élève  de  MM.  E. 
Delaunay  et  Gustave  Moreau,  et  Besson,  élève  des  mêmes  professeurs. 


L'Etat  vient  de  faire  l'acquisition  du  bronze  à' Agrippa  d'Aubigné  enfant, 
œuvre  du  regretté  sculpteur  Rambaud,  qui  figura  au  Salon  de  1892,  où 
elle  fut  fort  appréciée. 


La  Société  des  artistes  français  est  autorisée  à  accepter  une  somme  de 
40.000  francs  qui  lui  a  été  léguée  par  M.  Bailly,  mort  l'an  dernier, 
président  de  cette  Société,  et  dont  les  arrérages  devront  servir  à  la  fon- 
dation d'une  maison  de  retraite  pour  les  artistes  français  ou  à  la  création 
d'un  ou  plusieurs  lits  dans  une  maison  analogue  déjà  existante. 

La  Société  centrale  des  architectes  français  est  autorisée  à  accepter  une 
somme  de  10.000  francs  qui  lui  a  été  léguée  par  M.  Bailly  également, 
et  dont  les  arrérages  seront  joints  aux  fonds  de  secours  de  ladite  Société, 
pour  être  employés  aux  soulagement  de  ses  membres  malheureux. 


CHRONIQUE  239 

L'Association  des  artistes  peintres,  sculpteurs,  architectes,  graveurs  et 
dessinateurs,  fondée  par  le  baron  Taylor,  et  la  Société  des  artistes  français 
sont  autorisées  à  accepter  le  legs  fait  en  leur  faveur  par  le  sculpteur 
Cavelier,  mort  récemment,  d'une  rente  3  °/0  sur  l'Etat,  de  3. 000  francs, 
qui  sera  partagée  entre  les  deux  Sociétés  par  portions  égales. 


La  commission  sénatoriale  des  finances  a  adopté  le  rapport  de  M.  Trarieux, 
que  nous  avons  mentionné  précédemment,  concluant  à  ce  que  le  Sénat 
invitât  le  gouvernement  à  reconstruire  le  palais  du  quai  d'Orsay  pour  le 
rendre  à  sa  destination  première,  soit  à  l'affecter  à  la  Cour  des  comptes, 
et  à  négocier  avec  l'Union  centrale  des  Arts  décoratifs  une  convention 
nouvelle  ayant  pour  but  de  mettre  à  la  disposition  de  cette  Société  le 
pavillon  de  Marsan  au  palais  des  Tuileries. 

Le  Sénat  a,  par  son  vote,  ratifié  ces  conclusions,  après  avoir  entendu 
les  observations  de  M.  Humbert  qui  est,  comme  on  sait,  en  même  temps 
sénateur  et  premier  président  de  la  Cour  des  comptes,  et  qui  a  déclaré 
que  l'installation  de  la  Cour  au  pavillon  de  Marsan  serait  aussi  insuffisante 
qu'elle  l'est  actuellement  au  Palais-Royal.  Ainsi  devient  caduc  le  projet 
précédemment  voté  par  la  Chambre  des  députés,  qui  affectait  une  somme 
de  220.000  francs  à  l'installation  de  la  Cour  des  comptes  au  pavillon  de 
Marsan  et  décidait  que  le  palais  du  quai  d'Orsay  serait  cédé  à  l'Union 
centrale  des  Arts  décoratifs;  il  y  aura  donc  interversion.  D'ailleurs, 
M.  Jonnart,  ministre  des  Travaux  publics,  s'était  rallié,  au  nom  du  gou- 
vernement, à  la  proposition  de  la  commission  sénatoriale,  estimant,  au 
surplus,  qu'il  était  temps  que  l'on  fasse  disparaître  ces  ruines  du  quai 
d'Orsay,  qui  rappellent,  après  un  quart  de  siècle,  de  si  tristes  événements. 

On  peut  donc  prévoir  que  le  musée  des  Arts  décoratifs,  dont  l'instal- 
lation est  demeurée  en  suspens  depuis  si  longtemps,  va  trouver  enfin  une 
place  définitive.  Nulle,  en  somme,  ne  saurait  mieux  lui  convenir  que  le 
pavillon  de  Marsan  qui  le  rapproche  du  musée  du  Louvre. 


Sur  l'avis  du  comité  des  Inscriptions  parisiennes,  M.  Armand  Renaud, 
inspecteur  des  Beaux-Arts  de  la  Ville  de  Paris,  a  adressé  aux  architectes 
de  la  Ville  une  circulaire  pour  leur  demander  de  dresser  une  liste  de 
toutes  les  maisons  particulières  possédant  des  œuvres  d'art,  des  déco- 
rations anciennes  ou  tout  autre  vestige  présentant  un  réel  caractère 
artistique.  On  veut  par  là  préserver  de  la  destruction  tout  ce  qui,  au 
point  de  vue  de  l'art  ou  de  l'histoire ,  mériterait  d'être  sauvegardé.  De 
par  leur  fonction  qui  les  met  en  relation  avec  les  particuliers,  les 
architectes-voyers  de  la  Ville  pourront  opérer  facilement  cette  sorte  de 
recensement  et  signaler,  dans  l'aménagement  intérieur  des  immeubles, 
tout  ce  qui  offre  un  caractère  d'art,  digne  d'être  conservé. 


240  L'ARTISTE 

Le  jury  du  concours  pour  la  décoration  picturale  de  la  salle  des  fêtes 
de  la  mairie  de  Bagnolet  a  rendu  sa  décision  sur  le  deuxième  degré  du 
concours,  auquel  trois  artistes  avaient  été  admis. 

Le  prix  d'exécution  a  été  décerné  à  M.  Pierre  Vauthier,  la  première 
prime  à  M.  Rachou,  et  la  deuxième  prime  à  M.  Béroud. 


Par  arrêté  préfectoral  en  date  du  2  3  février  dernier,  ayant  effet  à 
partir  du  i"  juillet  prochain,  M.  Charles  Formentin,  commis  principal 
à  la  préfecture  de  la  Seine,  est  nommé  conservateur  du  musée  Galliera. 


Parmi  les  rues  de  Paris  nouvellement  dénommées,  se  trouvent  les  noms 
suivants  :  rue  Auguste-Lançon,  voie  nouvelle  entre  la  rue  de  la  Colonie 
et  le  point  de  rencontre  des  rues  de  la  Glacière  et  de  Rungis  (XIIIe  arron- 
dissement) ;  —  rue  Ernest-Renan,  voie  nouvelle  entre  les  rues  de  Vaugirard 
et  Lecourbe  (XVe  arr.)  ;  —  rue  Théodore-Deck,  voie  nouvelle  entre  les 
rues  Croix-Nivert  et  Saint-Lambert  (XVe  arr.);  —  rue  Jules-Sandeau, 
voie  projetée  à  travers  le  fleuriste  de  la  Muette;  le  long  et  à  droite  du 
chemin  de  fer  de  Ceinture,  amorcée  sur  l'avenue  Henri-Martin  (XVIe arr.); 

—  rue  Emile-Augier,  voie  projetée  sur  le  même  emplacement,  mais  à 
l'est  du  chemin  de  fer  de  Ceinture  ;  —  rue  Théodule-Ribot,  voie  nouvelle 
entre  l'avenue  de  Wagram  et  le  boulevard  de  Courcelles,  dans  le  prolon- 
gement de  la  rue  Rennequin  (XVIIe  arr.)  ;  —  rue  Gustave-Flaubert,  voie 
nouvelle  entre  les  rues  de  Courcelles  et  Rennequin,  dans  le  prolongement 
de  la  rue  Fourcroy  (XVIIe  arr.)  ;  —  rue  Théodore-de- Banville,  voie 
nouvelle  entre  l'avenue  de  Wagram  et  la  rue  Demours  (XVIIe  arr.)  ;  — 
rue  Anatole-de-La-Forge,  voie  nouvelle,  en  cours  de  classement,  entre 
les  avenues  Carnot  et  de  la  Grande- Armée  (XVIIe  arr.)  ;  —  rue  Pierre-Bullet, 
voie  projetée  à  l'est  et  le  long  de  la  nouvelle  mairie  du  Xe  arrondissement  ; 

—  rue  Hittorf,  voie  projetée  au  nord  et  le  long  du  même  édifice. 


Le  Directeur  Gérant,  Jean  Alboize. 


CHATEAUDUN.   —  IMPRIMERIE  J.   PIGELET. 


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L'ORDRE  DE  LA  ROSE  +  CROIX  DU  TEMPLE  &  DU  GRAAL 


SES  SALONS 


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l  y  a  onze  années,  je  faisais  mon  premier  Salon  à 
l'Artiste.  J'ai  mieux  fait  que  de  continuer  la  cri- 
tique des  efforts  d'autrui,  j'ai  produit  le  mien,  et 
depuis  trois  ans  on  peut  voir  ce  que  valent  les 
théories  prêchées,  les  exemples  enseignés  et  l'es- 
thétique défendue.  Aux  seules  idées  appartient 
cette  victoire  d'une  volonté  individuelle  l'emportant  sur  la  routine 
unanime,  et,  —  preuve  de  la  lumière  des  thèses,  —  la  réalisation 
par  trois  fois  aboutie  assure  à  ces  saintes  doctrines  une  annuelle 
démonstration,  que  ma  mort  même  ne  cesserait  pas,  puisque  je 
ne  suis  que  la  proue  ou  l'actuel  timonier  d'une  nef  équipée  d'in- 
telligences et  de  zèles.  Mais  je  dois  à  la  netteté  de  mon  attitude 
des  palinodies.  Elles  sont  faciles  à  mon  orgueil,  elles  portent  toutes 
sur  ces  points  où  l'époque,  l'opinion,  le  milieu  suggestionnent  et 
envoûtent  la  pensée  la  plus  individuelle  et  la  plus  hardie. 

Je  m'accuse  d'avoir  ineptement  pris  au  sérieux  le  rustique,  le 
pittoresque,  le  paysage,  la  modernité  et  même  d'avoir  ravalé  ma 
plume  jusqu'à  mentionner  ce  chyle  de  la  peinture  :  genre,  fleurs, 
bodégones.  On  peut  voir  dans  la  collection  de  l'Artiste  de  quels 
restrictifs  commentaires  j'estompais  mes  écarts  de  conviction; 
mais  quelle  mauvaise  humeur  qui  y  paraisse,  je  n'en  ai  pas  moins 
bafouillé,  et  je  balafre  d'un  trait  sans  merci  ce  que  l'ignoble 
époque  m'avait  poussé  à  prendre  au   sérieux  et  à  l'esthétique  :  et 

1894.  —  L'ARTISTE.  —  NOUVELLE  PÉRIODE:  T.  VII  16 


242  V ARTISTE 

telle  est  la  différence  entre  une  doctrine  qui  se  cherche  et  qui 
doute,  et  la  même  impérieuse  et  affirmée,  que  je  crois  nécessaire 
de  donner  ici  la  Théorie  de  la  Beauté,  d'où  se  déduit  la  doctrine 
rosicrucienne  qui  va  paraître  sous  ce  titre  :  l'Art  idéaliste  et  mystique . 

Il  n'y  a  pas  d'autre  réalité  que  Dieu,  il  n'y  a  pas  d'autre  vérité 
que  Dieu,  il  n'y  a  pas  d'autre  beauté  que  Dieu.  Dieu  seul  existe  et 
toute  parole  qui  ne  l'exprime  pas  est  un  bruit,  et  toute  voie  qui 
ne  le  cherche  pas  aboutit  au  néant.  La  seule  fin  de  l'homme,  c'est 
la  queste  de  Dieu.  Il  faut  le  percevoir,  le  concevoir  ou  l'entendre, 
ou  bien  il  faut  périr  ignominieusement. 

Les  trois  grands  noms  divins  sont:  i°la  réalité,  la  substance  ou 
le  Père;  2°  la  beauté,  la  vie  ou  le  Fils;  30  la  vérité  ou  l'unification 
de  la  réalité  et  de  la  beauté  qui  est  le  Saint-Esprit.  Ces  trois  noms 
régissent  trois  voies  mêmement  aboutissantes,  trois  questes  de 
Dieu,  trois  modes  religieux.  Entendez  religion  dans  son  sens  de 
relier  la  créature  au  Créateur. 

La  science  est  la  recherche  de  Dieu  par  la  réalité;  l'art,  la  re- 
cherche de  Dieu  par  la  beauté  ;  la  théodicée,  la  recherche  de  Dieu 
par  la  pensée.  Qu'est-ce  donc  que  la  beauté,  sinon  la  recherche  de 
Dieu  par  la  vie  et  la  forme? 

Mais,  ainsi  que  les  trois  personnes  divines  sont  toutes  présentes 
en  chacune  d'elles,  ainsi  la  beauté  se  particularise  en  trois  rayon- 
nements formant  le  triangle  d'idéalité.  Lorsqu'on  dit  une  chose 
idéale,  on  lui  attribue  l'intensité,  la  subtilité  et  l'harmonie  concep- 
tible,  et  l'art  considéré  dans  son  essence  se  définira.  Le  point  esthé- 
tique d'une  forme  est  le  point  d'apothéose,  c'est-à-dire  la  réalisa- 
tion qui  l'approche  de  l'absolu  conceptible. 

L'intensité  réalisée  s'appelle  le  sublime;  le  sublime  s'obtient  par 
l'excès  d'une  des  proportions  et  opère  sur  l'esthète  par  l'étonne- 
ment  :  tels,  le  surbaissement  des  temples  d'Orient  et  la  suréléva- 
tion des  églises  ogivales  ;  tel,  Michel-Ange  en  ses  deux  arts.  La 
subtilité  réalisée  s'appelle  le  beau  ;  le  beau  s'obtient  par  la  pondé- 
ration et  l'équilibre  des  rapports  les  plus  immédiats  :  telles,  l'œuvre 
d'Athènes  et  celle  de  Raphaël.  L'harmonie  réalisée  s'appelle  per- 
fection et  s'obtient  par  la  pondération  et  l'équilibre  de  tous  les 
rapports,  même  les  plus  asymptotes  :  telle,  l'œuvre  de  Léonard  de 
Vinci. 

Les  Rose  +  Croix  classent  toutes  les  catégories  de  l'entendement 
comme  autant  de  subdivisions  d'une  unique  science  :  la  théodiecc. 


LA  ROSE  +  CROIX  ET  SES  SALONS  243 

et  l'art  idéaliste  et  mystique,  malgré  son  titre  afférent  aux  seuls 
Beaux-Arts,  prétend  à  valoir  en  annexe  des  Sommes  et  des 
Manrèze. 

Le  lecteur  n'oubliera  jamais,  au  cours  de  ces  lignes,  que  l'art  y 
est  présenté  comme  une  religion  ou,  si  l'on  veut,  comme  cette  part 
médiane  de  la  religion  entre  la  physique  et  la  métaphysique.  Or, 
ce  qui  distingue  une  religion  d'une  philosophie,  c'est  l'absolutisme 
dogmatique  et  le  rituel  canonique  :  c'est  la  subordination  de  l'in- 
dividualisme à  l'harmonie  collective. 

Quel  est  le  dogme  applicable  à  tous  les  arts  du  dessin  ?  Quelle 
est  l'essence  de  l'art?  Et  comment  définir  l'art  lui-même,  sinon 
l'ensemble  des  moyens  réalisateurs  de  la  beauté  ?  La  beauté  est 
l'essence  de  toute  expression  par  les  formes.  Les  technies  ne  sont 
que  les  modes  aboutissant. 

Si  la  beauté  est  le  but,  l'art  le  moyen,  quelle  sera  la  règle? 
L'idéal.  La  beauté  d'une  œuvre  est  faite  de  réalité  sublimée.  La 
mysticité  d'une  œuvre  est  faite  d'irréalité  normiquement  produite. 
L'œuvre  réelle  de  forme,  et  irréelle  d'expression,  est  parfaite  :  Léo- 
nard. Ouvrez  un  Littré  à  ce  mot  :  «  Idéal,  ce  qui  réunit  toutes  les 
perfections  que  l'esprit  peut  concevoir.  » 

L'art  idéaliste  est  donc  celui  qui  réunit  dans  une  œuvre  toutes 
les  perfections  que  l'esprit  peut  concevoir  sur  un  thème  donné. 

On  comprend  déjà  qu'il  y  a  des  thèmes  trop  bas  pour  qu'ils 
suscitent  aucune  idée  de  perfection,  et  que  j'ai  honni,  avec  une 
extrême  logique,  des  Salons  de  la  Rose  +  Croix  :  la  peinture  d'his- 
toire, la  militaire,  toute  représentation  de  la  vie  contemporaine 
privée  ou  publique,  le  portrait  des  quelconques,  les  paysanneries, 
les  marines,  l'humorisme,  l'orientalisme  pittoresque,  l'animal  domes- 
tique ou  de  sport,  les  fleurs,  les  fruits  et  les  accessoires.  Quelles 
perfections  se  peuvent  concevoir  à  illustrer  un  manuel,  à  esseuler 
un  factionnaire,  à  faire  défiler  des  mineurs  ou  des  clubmen  au 
visage  de  Bonhomet,  aux  peinards  de  la  terre  comme  de  la  mer, 
aux  anecdotes,  à  l'Algérie,  cet  Orient  marseillais,  aux  vaches  et  aux 
chiens,  aux  chrysanthèmes  et  aux  melons,  aux  aiguières  ?  Quelles 
perfections  se  peuvent  concevoir  à  ces  choses?  Pascal  se  l'est  de- 
mandé en  une  exclamation  lumineuse  :  «  Quelle  vanité  que  la 
peinture  qui  veut  nous  forcer  d'admirer  la  représentation  des  choses 
dont  nous  dédaignons  la  réalité!  » 

Si  nous  rapprochons  de  l'auteur  des  Provinciales  l'auteur  de  Par- 


244  L'ARTISTE 

sifal,  nous  aurons  élucidé  toute  la  matière.  Wagner  dit  dans  un  de 
ses  écrits  théoriques  :  «  L'art  commence  là  môme  où  finit  la  vie.  » 
Car  la  même  femme,  que  la  concupiscence  salue  d'un  désir,  ne 
solliciterait  pas  l'admiration  par  son  image  reproduite.  Voilà  pour- 
quoi, à  la  première  épithète  :  idéaliste,  j'ai  dû  en  ajouter  une  autre  : 
et  mystique.  Or,  mystique  veut  dire  qui  tient  du  mystère;  et  myste, 
initié. 

Ces  antiques  principes,  aujourd'hui  oubliés,  dédaignés,  prési- 
daient au  genre  ancien.  Se  figure-t-on  un  Paul-Émile  demandant  à 
Paris,  comme  il  fit  à  Athènes,  un  précepteur  pour  ses  enfants,  qui 
fût  peintre  et  philosophe.  Évidemment,  vers  l'an  i63  avant  Jésus- 
Christ,  les  peintres  d'Athènes  savaient  quelque  chose  de  plus  que 
M.  Roybet.  Platon  seul  a  osé  considérer  la  beauté  comme  un  être 
spirituel  existant  indépendamment  de  nos  conceptions  :  et  un  pen- 
seur injustement  oublié,  Maxime  de  Tyr,  montre  qu'au  11e  siècle 
(il  vint  à  Rome  sous  Commode)  la  tradition  vivait  encore  :  «  Le 
beau  ineffable,  —  dit-il,  —  existe  dans  le  ciel  et  dans  ses  sphères. 
Là,  il  demeure  sans  mélange.  Mais,  en  se  terrestrisant,  il  s'obscurcit 
par  degrés...  Celui  qui  conserve  en  son  esprit  la  notion  essentielle 
de  la  beauté  la  reconnaît  parce  qu'il  la  rencontre  :  comme  Ulysse 
apercevait  la  fumée  qui  s'élève  du  toit  ancestral,  l'esthèse  tressaille, 
joyeux  et  transporté.  Un  fleuve  majestueux,  une  belle  fleur,  un 
cheval  fougueux  offrent  bien  quelques  parcelles  du  beau,  mais  très 
brutes.  Si  le  beau  est  descendu  quelque  part  dans  la  substance,  où 
le  verra-t-on  encore?  Dans  l'homme,  dont  l'âme  a  le  même  principe 
que  le  beau.  Aimer  toute  autre  chose  que  le  beau,  c'est  ne  plus 
aimer  que  la  volupté.  Le  beau  est  quelque  chose  de  plus  vif,  il  ne 
donne  pas  le  temps  de  jouir,  il  extasie.  Notre  âme  exilée  sur  la 
terre,  enveloppée  d'un  limon  épais,  est  condamnée  à  une  vie 
obscure,  sans  ordre,  pleine  de  troubles  et  d'égarement;  elle  ne  sau- 
rait contempler  le  beau  ineffable  avec  énergie  et  plénitude.  Mais 
notre  âme  a  une  tendance  perpétuelle  vers  l'ordre,  vers  la  beauté. 
L'ordre  moral  ou  spirituel,  de  même  que  l'ordre  physique  ou  na- 
turel ,  constitue  ce  beau  avec  lequel  elle  a  une  éternelle  sym- 
pathie. » 

Voici  donc  un  philosophe  qui  légitime  mes  appellations  idéa- 
liste et  mystique.  L'idéal,  c'est  l'apogée  d'une  forme.  Et  la  mysticité 
d'une  forme,  c'est  son  idéalité.  La  forme  belle  en  soi-même,  idéale, 
est  susceptible  de  deux  augmentations  d'intérêt  :  comme  le  dit 


LA  ROSE  +  CROIX  ET  SES  SALONS 


245 


Maxime  de  Tyr  en  sa  vingt-cinquième  dissertation  :  «  La  beauté  du 
corps  ne  peut  être  la  beauté  par  excellence,  elle  n'est  en  quelque 
façon  que  le  prélude  d'une  beauté  plus  accomplie.  » 

Le  raccordement  de  l'esthétique  à  la  théologie  semblera  peut- 
être  gratuit  à  ces  chrétiens  indignes  d'être  païens  ;  toutefois,  pour 
convaincre,  on  choisit  ses  preuves  suivant  les  esprits  visés,  et  le 
26e  verset  du  tome  I  de  la  Genèse  va  déposer  synonymement  à  la 
version  d'Eleusis  :  «  Les  êtres  délégués  de  l'Être  (Elohim.),  conce- 
vant leur  œuvre  créatrice,  décrétèrent  que  l'adamité  (humanité) 
serait  réalisée  (délinéée)  d'après  leur  ombre.  »  Les  Elohim  étaient 
des  esprits,  des  émanations  individualisées  de  l'essence.  L'ombre 
étant  une  décroissance  par  rapport  à  la  lumière,  l'ombre  de  l'es- 
sence sera  la  substance,  comme  l'ombre  de  la  substance  ne  peut 
être  que  la  matière. 

Il  découle  du  texte  sacré  un  dogme  qui  gouverne  à  la  fois  la 
peinture  et  la  sculpture  et  toute  représentation  humaine  ;  pour 
avoir  proféré  ce  dogme  sous  une  forme  assimilable  aux  cerveaux 
anémiés  de  ce  temps,  j'ai  été  étrangement  accusé,  comme  le  furent 
mes  maîtres,  Léonard  et  Wagner.  Si  notre  triste  époque  ne  peut 
faire  d'autre  écho  à  une  vérité  qu'une  calomnie,  c'est  elle  qui  se 
déshonore. 

On  pourrait  définir  la  beauté  la  recherche  des  formes  angé- 
liques.  Or,  cette  forme  spirituelle,  dont  nous  sommes  l'ombre 
substantielle,  nul  ne  la  concevra  sans  un  caractère  de  jeunesse,  en 
l'élevant  également  au-dessus  des  deux  sexualités.  Ainsi,  pour  que 
reste  en  notre  âme  le  souvenir  fervent  de  notre  angélique  origine, 
il  nous  faut,  les  uns  par  l'œuvre  et  les  autres  par  la  compréhension 
de  l'œuvre,  entretenir  notre  entendement  et  nos  sens  même  du 
désir  de  retourner  un  jour  auprès  de  ceux  qui  nous  donneront  le 
parfait  amour,  comme  ils  nous  donnèrent  la  réalité  et  la  vie.  Et 
maintenant,  de  cette  sphère  des  harmonies  spirituelles,  abaissons 
nos  regards  sur  les  échoppes  d'un  Manet,  les  affiches  d'un  Chéret, 
ou  bien  la  raie  de  Chardin,  les  dindons  d'Hondekoeter,  les  casse- 
roles de  Kalf,  les  figurants  de  Meissonier,  et  ces  autres  prostitu- 
tions du  dessin  qui  ornent  les  feuilles  à  trois  sous.  Mais  je  ne  crois 
pas  qu'un  esprit  cultivé,  une  fois  amené  sur  les  hauteurs  de  l'art 
véritable,  ne  découvre  l'ignominie  de  l'art  sans  beauté,  ce  pendant 
de  la  parole  sans  pensée. 

Le  premier  Salon  de  la  Rose  +  Croix  a  profité  de  l'énorme  curio- 


246  L'ARTISTE 

site  imbécile  que  ma  personne  suscite,  et  14,000  personnes  vinrent 
pour  blaguer.  A  côté  d'éléments  impondérés,  bizarres,  tels  que  les 
architectures  de  Tracksel  ou  les  taches  de  Toorop,  il  y  avait  l'admi- 
rable Silence  de  Knopff,  sa  Sphinge,  divers  dessins  d'une  incontes- 
table maîtrise.  D'Aman  Jean,  la  Jeanne  d'Arc;  d'Henri  Martin,  des 
mysticismes  rustiques  ;  un  Amfortas  d'Eguzquiza.  Parmi  l'envoi  de 
Séon,  sa  Douleur,  une  admirable  page,  un  très  décoratif  portrait  du 
Sâr;  Maurin,  Point,  Osbert  présentaient  des  œuvres  caractéris- 
tiques, et  deux  artistes  exposaient  pour  la  première  fois,  qui  depuis 
ont  noblement  marché,  le  baron  Aril  de  Rosencrantz  et  Jean  Del- 
villc,  encore  en  proie  au  michel-angélismc  forcené  qui  devait  se 
résoudre  trois  ans  après  dans  les  formules  chef-d'œuvrales  de  l'Or- 
phée et  de  La  Tranquille.  On  se  souvient  encore  de  l'Erraticité  de 
Chabas,  des  Ames  déçues  d'Hodler,  des  images  émues  de  Schwab. 
La  sculpture  était  représentée  par  le  regretté  chevalier  Rambaud, 
Pézieux,  Wallgren,  un  beau  dessin  d'allure  mantégnienne  de 
Georges  Meen  ;  le  Soir  et  le  Calvaire  de  Cianberlani. 

Cela  manquait  d'unité,  mais  l'affirmation  d'idéalisme  était  ob- 
tenue et,  chose  imprévue,  enregistrée  par  l'opinion.  Dès  lors,  pour 
l'homme  du  journal,  il  y  eut  un  genre  nouveau  qui  s'appelait  :  le 
genre  Rose  +  Croix. 

Le  second  Salon  eut  lieu  au  Champ-de-Mars.  L'immense  vais- 
seau et  l'égoïsme  des  exposants,  plus  soucieux  de  la  bonne  lumière 
pour  leurs  toiles  que  du  triomphe  de  l'idée,  me  forcèrent  à  garnir 
tout  le  côté  dont  ils  ne  voulaient  pas  d'œuvres  à  peu  près  .infé- 
rieures et  disconvenantes.  Malgré  mille  impédiments,  le  vernissage 
réunit  onze  mille  visiteurs  et  quatre  cents  voitures  de  maître,  ce 
qui,  pour  les  imbéciles,  c'est-à-dire  pour  tout  le  monde,  est  un 
maximum  de  succès. 

Déjà  l'Impéria,  le  Jet  d'eau,  l'Homme  du  glaive,  Mystérieuse  indi- 
quaient chez  Jean  Delville  ce  travail  d'harmonisation  et  de  goût 
qui  présente  actuellement  le  caractère  d'un  art  formé  classique- 
ment. Fernand  Knopff  avait  l'Offrande  et  /  loch  my  door  upon  mysdf, 
continuation  de  sa  manière  subtile  qui  se  rattache  au  préraphaé- 
lisme sans  le  copier  et  qui  le  fait  ressembler  à  un  Burne-Jones 
imbu  de  Baudelaire.  Edme  Couty,  un  délicat,  même  un  exquis, 
avec  de  suaves  figures  de  femmes.  Rosencrantz,  d'une  vraie  mysti- 
cité; le  prestigieux  symboliste  Marcius  Simmons,  les  choses 
émues  et  inquiètes  de  Jacquin,  une  curieuse  aquarelle  du  prince 


! 


LA  ROSE  +  CROIX  ET  SES  SALONS  247 

Bojidar  Karageorgevitch  ;  Cornillier,  La  Lyre,  Sartorio,  Bourdclle. 

La  sculpture  fut  particulièrement  brillante  avec  Rambaud,  Wal- 
gren,  Bourdelle. 

Le  présent  Salon,  précisément  parce  qu'il  est  restreint  et  ne  con- 
tient pas  même  cent  œuvres,  a  donné  une  impression  tout  à  fait 
doctrinale,  et  quoique  les  journaleux  n'y  aient  pas  trouvé  l'occa- 
sion d'un  grand  bruit,  les  esthètes  véritables  ne  doutent  plus  de 
l'essor  du  mouvement. 

Au  reste,  la  R.  +  C,  pour  accomplir  son  expansion  de  lumière, 
doit  devenir  une  sorte  de  Salon-Carré  actuel,  une  sélection  de  plus 
en  plus  systématique  et  sévère  où  l'idéalité  ne  sera  pas  plus  dou- 
teuse que  la  perfection  technique.  Il  y  a  là  une  quarantaine 
d'œuvres  qui  tiendraient  leur  place  dans  un  musée  même  sévère. 
La  tête  d'Orphée  posée  sur  la  lyre  civilisatrice  que  charrient  les  flots 
de  l'Hèbre  soulèverait  l'admiration  si  on  l'avait  retrouvée  dans  une 
fouille  d'Herculanum  ou  de  Pompéi.  La  Fin  d'un  règne  s'apparente 
au  plus  intense  Gustave  Moreau,  et  la  Tranquille'  devrait  être 
achetée  par  le  Luxembourg.  Trois  merveilleux  crayons  de  Knopff 
ne  nous  consolent  pas  de  Solitude  et  de  la  Guerrière,  promises  et 
non  envoyées. 

Nous  retrouvons  le  baron  de  Rosencrantz,  Jacquin,  Osbert  avec 
leurs  coutumières  qualités.  Le  peintre  de  la  Néinéa  du  Champ-de- 
Mars  est  ici  représenté  par  des  têtes  d'expression  vraiment  intel- 
lectuelles. Cornillier  a  une  Annonciation  à  la  fontaine  qui  vaut  les 
meilleures  choses  de  son  maître  Merson,  avec  une  couleur  supé- 
rieure; l'esquisse  de  son  Espérance  a  un  mouvement  jeune  et  d'une 
heureuse  verve.  Marcius  Simmons  fait  rayonner  Phoïbos  sur  un 
champ  de  fougères,  et  nous  montre  Jeanne  d'Arc  bénie  par  les 
anges  et  S.  Georges  terrassant  le  dragon.  Duthoit  a  délinéé  de  pré- 
cieux profils  de  femmes;  la  fantaisie  romanesque  de  Des  Gâchons 
se  développe  en  plusieurs  cadres  ;  l'un  représente  Sara  de  Maupert 
tenant  la  Rose  et  la  Croix;  au-dessus  d'elle,  une  banderole  laisse 
lire  la  devise  de  l'ordre  auquel  appartinrent  les  comtes  d'Ausperg 
et  les  maîtres  Janus.  Ottevaere  a  dessiné  poétiquement  la  Naissance 
de  Vénus  et  a  peint  dans  une  tonalité  recueillie  l'Eveil  de  la  puberté. 
M.  Rigaud  a  des  aquarelles  bouddhiques  et  légendaires;  M.  Dujardin 
de  spécieuses  idéalités.  La  cohésion  s'opère,  le  tassement  se  fait,  et 
on  peut  prévoir  l'unisson  prochain  de  tous  ces  talents  pour  une 
même  idéalité. 


248  /ARTISTE 

La  victoire  du  rêve  sur  le  réel,  du  mythe  sur  l'événement  éclate 
évidente,  palpable,  et  les  Gustave  Morcau  de  l'avenir  sortiront  de 
nos  rangs.  Quand  une  tentative  aboutit  sans  habileté,  son  succès 
vient  de  haut  :  ici  se  voit  le  triomphe  d'une  idée  et  le  réveil  de  la 
tradition  et  du  goût. 

Ce  qui  intéresse  le  lecteur  de  Y  Artiste,  c'est  sans  aucun  doute, 
plus  que  le  chemin  parcouru,  les  résolutions  rectrices  de  l'avenir. 
Elles  pourront  être  démenties  par  l'événement  et  cette  déviation 
fatale  aux  entreprises  qui  groupent  trop  d'intérêts  divergents.  Plu- 
sieurs qui  étaient  venus  sont  partis;  beaucoup  d'autres  viendront, 
et  le  Salon  de  la  Rose  +  Croix  sera  la  formule  transitoire  entre 
l'obscurité  et  la  consécration.  Mais  le  IIIe  Salon  se  ferme  sur  un 
résultat  d'une  importance  capitale  :  les  meilleurs  parmi  les  expo- 
sants s'engagent,  chaque  année,  à  livrer  un  minimum  d 'œuvres,  ce 
qui  fermera  l'accès  aux  infériorités.  Il  ne  m'appartient  pas  de  dé- 
cerner à  ceux  qui  daignent  me  suivre,  leurs  œuvres  conquerront 
d'elles-mêmes  les  dignes  et  sûrs  lauriers;  et  quant  à  la  doctrine,  je 
ne  puis  que  renvoyer  à  Y  Art  idéaliste  et  mystique;  trois  cents  pages 
ne  se  résument  pas  en  un  article. 

Qu'il  me  soit  permis  de  montrer  par  mon  exemple  ce  que  peut 
la  continuité  dans  l'effort,  et  comment  l'auteur  inédité  du  Vice 
suprême,  l'esthète  qui  n'a  eu  pendant  plusieurs  années  d'autre 
chaire  pour  son  homélie  que  YArtiste,  aujourd'hui  peut,  en  face 
des  deux  grands  bazars  annuels,  dresser  un  Salon  conforme  à 
l'œcuménisme  de  l'ancienne  pensée. 

Non  nobis,  non  nobis,  Domine,  sed  notninis  tui  gloria  soli.  Amen. 

SAR  PELADAN. 


BALZAC  FÉMININ' 


'avoir  pas  près  de  soi  cet  esprit  si  doux  et 
si  caressant  de  la  femme  pour  laquelle  j'ai 
tant  fait..  !  »  Cette  phrase  qui  s'exhale,  plain- 
tive, de  la  correspondance,  au  milieu  des 
labeurs  incessants  et  des  écrasantes  fati- 
gues du  grand  écrivain,  nous  apparaît 
comme  le  résumé  de  ses  aspirations  les 
plus  secrètes.  S'il  fut  un  rêve,  en  effet, 
que  caressa  le  créateur  de  tant  de  types  inoubliables,  de  tant 
d'âmes  de  femmes  si  délicieusement  tendres  qu'il  faut  remonter 
jusqu'à  Shakespeare  pour  en  trouver  d'analogues,  ce  fut  celui  d'un 
amour  qui  satisfît  ses  ambitions  et  comblât  le  vide  de  son  cœur. 
Hélas  !  comme  tous  les  grands  artistes  qui  poursuivent  cette  chi- 
mère irréalisable  d'une  vie  correspondant  à  leur  puissance  imagi- 
native,  comme  tous  ceux  qui  s'efforcent  de  résoudre  cet  inquiétant 
et  insoluble  problème  d'une  existence  en  harmonie  avec  les  postula- 
tions intimes  de  leur  cœur,  Balzac  échoua  dans  cette  tentative  qu'on 
voit  se  reproduire  à  chaque  apparition  d'artiste  supérieur,  et  qui 
demeure  le  lot  de  ces  âmes  malheureuses  et  pourtant  privilégiées. 
Deux  points  de  vue  essentiels  dominent  cette  correspondance  : 
d'abord  le  labeur  surhumain  et  les  tourments  ininterrompus  du 
producteur,  hanté  jusqu'à  sa  mort,  comme  par  une  invincible 
fatalité,  du  spectre  de  la  ruine  ;  labeur  et  tourments  d'une  nature 
telle  que  dans  l'histoire  littéraire  ils  nous  semblent  sans  précédents 
connus  ;  puis,  au  milieu  de  ces  angoisses,  comme  un  vivant  et 


1  Cette  étude  forme  l'un  des  chapitres  du  nouvel  ouvrage  que  notre  collaborateur, 
M.  Paul  Fiat,  est  à  la  veille  de  publier  sous  ce  titre  :  Seconds  essais  sur  Balzac,  à  la  librairie 
Pion. 


25o  L'ARTISTE 

perpétuel  contraste,  la  préoccupation  tout  idéale  d'une  affection 
féminine  sur  qui  puisse  se  reposer  son  esprit  inquiet,  la  vision 
béatifiante  d'un  de  ces  êtres  de  chair,  analogues  à  ceux  qu'il  a 
conçus,  dont  la  tendresse  sache  demeurer  à  l'abri  des  incertitudes 
et  des  variabilités  d'ici-bas.  Nobles  et  presque  saintes  préoccupa- 
tions, puisqu'elles  entretiennent  dans  l'âme  de  l'artiste  cette  foi  en 
l'idéal,  sans  laquelle  il  n'est  pas  de  grandes  choses  ;  salutaires 
surtout,  car  elles  vivifient  en  lui  ce  culte  de  l'éternel  féminin, 
point  de  rencontre  de  tous  les  vrais  poètes,  qui  guide  leurs  pas  et 
qui  éclaire  leur  route  ainsi  qu'une  étoile  bienfaisante. 

Balzac,  avons-nous  dit,  échoua  dans  sa  tentative.  Sans  doute, 
lorsqu'on  mesure  le  résultat  obtenu  aux  secrètes  aspirations  d'une 
âme  nécessairement  inassouvie.  Mais  si,  jugeant  les  choses  d'un 
point  de  vue  plus  relatif,  et  ne  leur  demandant  pas  davantage 
qu'elles  ne  peuvent  nous  donner,  on  s'efforce  de  résumer  son 
impression  après  la  lecture  de  cette  correspondance,  on  est  amené 
à  conclure  qu'en  somme  il  fut  moins  malheureux  que  pourrait  le 
faire  pressentir  la  plainte  du  début,  et  qu'en  mainte  circonstance 
tragique  de  sa  destinée  les  affections  féminines  lui  furent  comme 
un  baume  et  un  souverain  adoucissement. 

Dans  une  lettre  écrite  à  sa  sœur,  Mmc  Laure  Surville,  en  183g, 
parlant  des  ennuis  qui  l'accablent  et  résumant  son  opinion  au 
sujet  des  différentes  femmes  qui  jusqu'alors  ont  influé  sur  sa  vie, 
Balzac  revient  à  chacune  d'elles  avec  une  mélancolie  découragée. 
Avec  sa  sœur,  Mmc  Surville,  il  regrette  de  n'avoir  pas  eu  une  inti- 
mité qu'il  estimait  profitable,  en  quoi  il  se  trompe  manifestement. 
Au  fond,  c'était  une  âme  bourgeoise  sans  véritable  noblesse,  et 
qui  n'eut  à  vrai  dire  aucun  mérite  à  s'apercevoir  que  Balzac  était 
une  intelligence  exceptionnelle,  quand  déjà  la  voix  de  la  Renommée 
l'avait  proclamé.  Elle  ne  fit  que  suivre  l'opinion  en  s'y  rattachant. 
Il  eût  été  préférable  de  la  devancer,  cette  opinion,  d'avoir  foi  en 
celui  qui  devait  immortaliser  son  nom,  à  l'époque  où  lui  seul  envi- 
sageait l'avenir  avec  quelque  confiance.  «  George  Sand,  dit-il  plus 
loin,  serait  bientôt  mon  amie  ;  mais  elle  n'a  pas  le  sens  critique.  » 
Faut-il  voir  dans  cette  curieuse  phrase,  rigoureusement  justifiée 
d'ailleurs,  le  souvenir  de  leurs  premières  entrevues?  Si  ennemi 
qu'on  soit  de  l'anecdote,  on  ne  peut  négliger  de  parti  pris  celles 
qui  sont  de  nature  à  éclairer  la  psychologie  du  maître  romancier. 

Ils  s'étaient  connus  à  l'époque  de  leurs  débuts  littéraires.  George 


BALZAC  FEMININ  25i 

Sand  avait  publié  Indiana ,  Balzac  la  Physiologie  du  mariage,  la 
Peau  de  chagrin  et  les  premières  Scènes  de  la  vie  privée.  Elle  cher- 
chait encore  soutien  et  protection  auprès  de  lui,  et  pourtant  une 
sorte  de  pudeur  effarouchée  par  ses  violentes  sorties  paralysait 
leurs  épanchements.  La  lecture  de  certains  fragments  des  Dizains, 
commentés  par  Balzac,  avait  terrifié  George  Sand.  Au  moment  où 
parurent  les  Parents  pauvres,  son  irréprochable  moralité  n'avait  pu 
supporter  les  deux  entrevues  de  Crevel  avec  Mmc  Hulot  dans  la 
Cousine  Betle,  et  elle  le  lui  avait  franchement  déclaré  '  .  Ces  deux 
traits  suffiraient  à  marquer  la  divergence  de  leurs  points  de  vue,  à 
établir  qu'il  ne  pouvait  exister  entre  eux  de  réelle  sympathie  litté- 
raire. Quant  à  son  caractère,  Balzac  lui  rendit  pleinement  hom- 
mage, le  jour  où  il  écrivit  :  «  Elle  n'a  aucune  petitesse  en  l'âme,  ni 
aucune  de  ces  basses  jalousies  qui  obscurcissent  tant  de  talents 
contemporains...  George  Sand  est  une  très  noble  amie.  »  Après 
elle,  Balzac  passe  à  Mmc  Carraud,  sur  laquelle  nous  reviendrons 
bientôt,  et  qui  lui  semble  réunir  toutes  les  qualités  requises  pour 
être  la  conseillère  d'un  écrivain  ;  mais  elle  vit  trop  éloignée  du 
milieu  intellectuel  :  «  Jamais  esprit  plus  extraordinaire  n'a  été  plus 
étouffé  ;  elle  mourra  dans  un  coin ,  inconnue.  »  Quant  à  Mme 
Hanska,  qui  plus  tard  devait  être  Mme  de  Balzac,  elle  n'est  pas  libre 
encore,  et  il  ne  peut  peser  sur  sa  destinée.  Seule,  Mme  de  Berny, 
enlevée  à  son  affection  par  une  mort  prématurée,  mais  dont  la 
mémoire  est  embellie  par  l'auréole  de  sa  destinée  malheureuse, 
Mme  de  Berny  réalise  l'idéal  de  ses  souhaits  d'artiste,  et  il  écrit  sur 
elle  ce  touchant  éloge  :  «  Je  suis  seul  contre  tous  mes  ennuis,  et 
jadis  j'avais  pour  les  combattre  avec  moi  la  plus  douce  et  la  plus 
courageuse  personne  du  monde  :  une  femme  qui  chaque  jour 
renaît  dans  mon  cœur,  et  dont  les  divines  qualités  me  font  trouver 
pâles  les  amitiés  qui  lui  sont  comparées.  » 

Parmi  ces  amitiés,  il  faut  citer  celle  de  Mmc  d'Abrantès.  Si  l'on 
en  croit  la  correspondance,  cette  amitié  fut  la  première  en  date  qui 
s'offrit  à  Balzac,  et  elle  lui  fut  bien  offerte,  puisque  Mme  d'Abrantès 
fit  toutes  les  avances  ;  mais  ce  qui  devait  lui  nuire  aux  yeux  du 
romancier,  c'était  sa  prétention  de  femme-auteur.  De  tournure 
virile  et  de  caractère  énergique,  la  veuve  de  Junot,  qui  avait  été 


1  Nous  empruntons  cet  détails  au  livre  de  M.  G.  Ferry,  Balzac  et  ses  amies,  qui  abonde 
en  anecdotes  intéressantes. 


252  L'ARTISTE 

une  des  étoiles  du  premier  Empire,  en  était  réduite  à  chercher  un 
moyen  d'existence  dans  la  vente  de  ses  écrits;  elle  composait  des 
romans  dans  le  goût  espagnol,  elle  écrivait  ses  mémoires  et  avait 
recours  à  l'obligeance  de  Balzac  pour  les  démarches  indispensables 
auprès  des  éditeurs  et  des  directeurs  de  revues.  Son  excuse,  aux 
yeux  mêmes  du  romancier,  était  cette  médiocrité  de  fortune,  si  rude 
à  supporter  après  les  splendeurs  d'autrefois.  Balzac  n'aimait  pas  les 
femmes  de  lettres.  Il  partageait  à  cet  égard  l'opinion  de  la  plupart 
des  vrais  artistes  qui  poussent  assez  loin  le  culte  et  l'adoration  de 
la  grâce  féminine  pour  être  contristé  de  ce  qui  peut  y  porter 
atteinte.  La  nature,  le  rôle,  la  mission  de  la  femme  lui  paraissaient 
incompatibles  avec  la  besogne  de  l'écrivain  ;  il  y  voyait  comme  une 
déformation  de  l'idéal  d'amour  dont  il  se  plaisait  à  la  doter  en 
rêve.  Presque  tous  les  écrivains  d'ailleurs  ont  détesté  la  femme- 
auteur,  non  point  de  cette  inimitié  vile  et  méprisable  qui  prend 
sa  source  dans  un  sentiment  de  rivalité  vulgaire  ou  de  jalousie 
professionnelle,  mais  de  cette  inimitié,  bien  au  contraire,  sainte  et 
sacrée  qui  se  refuse  à  voir  dans  un  objet  d'amour  un  instrument 
d'analyse  de  cet  amour.  Balzac  eût  applaudi  aux  observations  de 
Stendhal,  lesquelles  contiennent  en  même  temps  la  justification 
du  cas  de  Mme  d'Abrantès.  «  Imprimer,  pour  une  femme  qui  a 
moins  de  cinquante  ans,  c'est  mettre  son  bonheur  à  la  plus  ter- 
rible des  loteries  ;  si  elle  a  le  bonheur  d'avoir  un  amant,  elle  com- 
mencera par  le  perdre.  Je  ne  vois  qu'une  exception  :  c'est  une 
femme  qui  fait  des  livres  pour  élever  ou  nourrir  sa  famille.  » 

Avec  Mme  de  Castries,  il  en  fut  tout  autrement  :  ce  n'était  plus 
l'auteur,  ce  n'était  plus  l'amie,  c'était  la  femme  que  Balzac  aimait, 
et  la  femme  dans  une  de  ses  plus  troublantes  incarnations.  Ajou- 
tons que  Mme  de  Castries  était  la  plus  coquette  et  la  plus 
ondoyante  des  femmes.  Ce  fut  tout  un  roman  d'amour  que  Balzac 
vécut  avec  elle,  un  roman  dans  lequel  cœur  et  sens  se  trouvèrent 
pris,  pour  lequel  il  fit  tous  les  frais  d'imagination,  tandis  qu'elle 
conserva  les  dehors  de  la  plus  parfaite  insensibilité.  Les  com- 
plexités sentimentales  qui  avaient  accompagné  leurs  premières 
relations  étaient  bien  de  nature  à  attirer  et  à  retenir  Balzac:  il  avait 
reçu  de  Mme  de  Castries,  sans  qu'elle  se  nommât,  toute  une  série 
de  lettres  dans  lesquelles  elle  témoignait  d'une  admiration  enthou- 
siaste pour  ses  oeuvres.  Longtemps  il  respecta  l'incognito  qu'elle 
désirait  garder  et   lui  répondit  comme  elle  le  souhaitait  ;  enfin, 


BALZAC  FEMININ  253 

lassé,  il  déclara  que  ses  lettres  cesseraient  si  elle  ne  se  faisait  con- 
naître. Mme  de  Castries  y  consentit  alors  et  Balzac  apprit  que  sa 
correspondante  était  une  des  étoiles  les  plus  brillantes  de  cette 
aristocratie  parisienne  qu'il  commençait  à  fréquenter.  Il  fut  reçu 
dans  son  salon  et  traité,  ainsi  qu'il  convenait,  comme  un  des 
maîtres  de  la  littérature  ;  puis  les  échanges  épistolaires  reprirent 
entre  eux.  Il  ne  s'agissait  donc  plus  d'un  écrivain,  rival  comme 
George  Sand,  ou  simplement  disciple  respectueux  comme  la 
duchesse  d'Abrantès,  chez  qui  les  prétentions  de  l'auteur  anéantis- 
saient toute  possibilité  d'amour.  Il  s'agissait  d'une  femme  de  goût, 
joignant  à  la  plus  attirante  beauté  physique  le  doux  rayonnement 
d'une  intelligence  délicate.  Malheureusement  c'était  aussi  une 
coquette  et  Balzac  fut  trop  long  à  s'en  apercevoir.  Il  continua  de 
fréquenter  son  salon,  accepta  môme  l'invitation  qu'elle  lui  fit  de 
venir  auprès  d'elle  et  dans  une  stricte  intimité  passer  quelques 
semaines  à  Aix. 

Ici  notons  un  détail  piquant  qui  en  dit  long  sur  la  psychologie 
de  Balzac.  Peut-être  croyez-vous  que  ce  séjour  sera  consacré  tout 
entier  à  Mme  de  Castries;  que  l'homme,  très  sincèrement  épris, 
très  réellement  amoureux,  oubliera  pour  un  temps  sa  tâche 
d'artiste  et  jouera  en  conscience  son  rôle  de  postulant.  S'il  avait 
agi  ainsi,  sans  doute  il  eût  fini  par  emporter  la  place.  Mais  vous 
allez  voir  comme  il  se  comporte  et  sa  correspondance  va  vous 
édifier  à  son  sujet.  Il  doit  préparer  à  Aix  le  Médecin  de  campagne  et 
tout  un  dizain  des  Contes  drolatiques  ;  il  travaille  à  ces  deux  œuvres 
de  cinq  heures  du  matin  à  cinq  heures  du  soir,  et  c'est  seulement 
ensuite,  la  journée  terminée,  qu'il  va  rejoindre  Mme  de  Castries. 
C'était  une  étrange  façon  de  faire  sa  cour,  et  l'on  comprend  qu'une 
coquette,  si  intelligente  et  si  éprise  fût-elle  des  choses  de  l'es- 
prit, ait  tenu  rigueur  à  Balzac  de  n'avoir  pas  oublié  quelques 
jours  qu'il  était  romancier,  pour  se  souvenir  uniquement  qu'il 
était  amoureux.  Si  profond  psychologue  quand  il  s'agissait  des 
personnages  imaginés  par  lui,  Balzac  ne  le  fut  pas  assez  en  ce  qui 
le  concernait.  Toujours  est-il  qu'il  revint  d'Aix,  aussi  peu  avancé 
qu'il  y  était  parti.  Certaines  phrases  de  la  correspondance  laissent 
transparaître  à  merveille  la  nature  de  ses  sentiments  pour  Mn,e  de 
Castries.  «Je  n'aime  pas  votre  tristesse;  je  vous  gronderais  beaucoup 
si  vous  étiez  là.  Je  vous  poserais  sur  un  grand  divan  où  vous 
seriez  comme  une  fée  au  milieu  de  son  palais  et  je  vous  dirais 


254  L'ARTISTE 

qu'il  faut  aimer  dans  cette  vie  pour  vivre.  Or,  vous  n'aimez  pas  ; 
une  affection  vive  est  le  pain  de  l'âme,  et  quand  l'âme  n'est  pas 
nourrie,  elle  faiblit  comme  le  corps.»  Et  plus  loin  :  «  Mille  tendresses 
en  retour  de  vos  fleurs.  Mais  je  voudrais  plus  encore.  »  Il  n'obtint 
jamais  davantage,  car  M,nc  de  Castries  était  un  exemplaire  accompli 
de  ces  femmes  qui  se  promettent  sans  cesse  et  ne  se  donnent 
jamais.  Dangereuse  et  redoutable  espèce  pour  un  cœur  de  poète 
qu'elles  savent  manier  avec  la  dextérité  des  plus  expertes  cour- 
tisanes. Que  de  talents  ont  succombé  sous  leurs  coups,  l'histoire 
de  l'art  est  là  pour  le  prouver! 

Balzac,  le  théoricien  de  la  volonté,  ne  devait  pas  succomber. 
Quelques  souffrances  qu'il  endurât,  il  sut  les  dominer  ;  disons 
mieux:  il  sut  en  tirer  profit,  car  elles  lui  inspirèrent  un  chef- 
d'œuvre  de  plus.  La  Duchesse  de  Langeais  fut  la  transcription  litté- 
raire des  émotions  traversées.  Il  se  complut  à  retracer,  dans  un 
personnage  de  fiction,  les  traits  légèrement  accentués,  mais  aussi 
plus  saisissants,  de  la  femme  qui,  sans  le  savoir,  avait  posé  devant 
lui  ;  il  renouvela  pour  la  centième  fois  cette  histoire  vieille  comme 
le  monde  du  poète  allant  demander  à  ses  propres  expériences 
sentimentales  l'inspiration  d'une  œuvre  plus  poignante  et  plus 
vécue  que  les  autres.  Si  Mme  de  Castries  s'était  montrée  moins 
rigoureuse  à  l'égard  de  Balzac,  il  est  probable  que  la  Duchesse  de 
Langeais  n'eût  pas  été  composée,  ou  que  du  moins  elle  eût  été 
singulièrement  atténuée.  On  raconte  qu'après  l'avoir  écrite  il  en 
fit  la  lecture  dans  le  salon  de  Mme  de  Castries,  mais  que  celle-ci 
ne  se  reconnut  pas  ou  feignit  de  ne  pas  se  reconnaître.  Balzac 
était  alors  guéri,  bien  que  la  blessure  eût  été  profonde,  si  l'on  s'en 
rapporte  à  cette  douloureuse  confidence  :  «  Cette  liaison  qui,  quoi 
qu'on  en  dise,  est  restée,  par  la  volonté  de  cette  femme,  dans  les 
conditions  les  plus  irréprochables,  a  été  l'un  des  plus  grands  cha- 
grins de  ma  vie;  les  malheurs  secrets  de  ma  situation  actuelle 
viennent  de  ce  que  je  lui  sacrifiais  tout,  sur  un  seul  de  ces  désirs. 
Elle  n'a  jamais  rien  deviné.  Vous  me  parlez  de  trésors,  hélas! 
Savez-vous  tous  ceux  que  j'ai  dissipés  sur  de  folles  espérances? 
Moi  seul  sais  ce  qu'il  y  a  d'horrible  dans  la  Duchesse  de  Langeais.  » 
Finalement  il  se  retirait  vainqueur,  car  n'est-ce  point  la  plus  belle 
victoire  qu'un  artiste  puisse  remporter,  et  peut-il  exister  punition 
plus  cruelle  pour  une  coquette,  après  celle  qui  lui  est  infligée  par 
l'idée  qu'un  homme  comme  Balzac  a  guéri  de  son  amour,  que 


BALZAC  FÉMININ  '2  5  5 

cette  pensée  qu'aux  yeux  de  tous  et  à  jamais  le  pouvoir  de  ses 
charmes  a  subi  un  décisif  échec? 

Il  est  pourtant  un  autre  enseignement,  une  leçon  plus  profitable, 
qui  se  dégage  pour  nous,  scmble-t-il,  de  cette  histoire  d'amour  : 
c'est  le  caractère  dominateur  et  la  puissance  absorbante  du  travail 
cérébral ,  ou  sous  une  autre  forme ,  et  si  vous  aimez  mieux, 
l'exclusion,  par  la  prépondérance  de  cette  activité  particulière  du 
cerveau,  de  toute  autre  activité  voisine.  L'écrivain  qui,  tout  épris 
qu'il  fût,  —  et  nous  savons  maintenant  comme  il  l'était  !  —  de  la 
séduction  troublante  de  Mmc  de  Castries,  trouvait  le  moyen  auprès 
d'elle  de  s'abstraire  et  de  concentrer  sa  pensée  au  point  de  com- 
poser douze  heures  par  jour,  un  tel  écrivain  nous  apparaît  bien 
une  démonstration  nouvelle  de  cette  vérité  déjà  vérifiée,  à  savoir 
que  les  grands  efforts  de  l'esprit  s'accompagnent  presque  toujours 
d'une  réelle  chasteté  chez  ceux  qui  en  donnent  l'exemple.  Si 
l'aventure  de  Mme  de  Castries  se  fût  terminée  par  un  dénouement 
conforme  aux  désirs  de  Balzac,  si  Balzac  était  devenu  l'amant  de 
cette  trop  fameuse  coquette,  il  y  a  beaucoup  à  parier  que  leurs 
rapports  n'eussent  pas  été  de  longue  durée,  et  cela  non  pas  tant 
du  fait  de  Mme  de  Castries  que  du  fait  de  Balzac.  Son  labeur  ininter- 
rompu se  fût  difficilement  accommodé  des  soins  constants  et 
minutieux  qu'exigeait  une  semblable  liaison. 

Durant  deux  années,  les  années  i836  et  1837,  Balzac  entretint 
une  correspondance  suivie  avec  une  personne  qu'il  ne  vit  jamais 
et  ne  connut  que  sous  le  nom  de  Louise.  «  Aucune  de  ces  lettres 
ne  portant  de  date  précise,  écrivent  les  éditeurs,  et  leur  série  com- 
posant une  sorte  de  petit  roman  sentimental,  nous  n'avons  cru 
pouvoir  mieux  faire  que  de  les  présenter  au  lecteur  dans  leur 
ensemble,  tout  en  leur  assignant  un  ordre  chronologique  qui  se 
rapporte  à  l'époque  où  elles  furent  écrites.  »  Un  roman  sentiment  al, 
si  l'on  veut,  mais  un  roman  dans  lequel,  si  l'on  juge  des  lettres 
écrites  par  celles  que  Balzac  adressait  en  réponse,  la  correspon- 
dante s'occupait  avant  tout  de  raffiner  sur  le  sentiment,  et  se 
souciait  plus  de  l'impression  qu'elle  allait  produire  sur  un 
romancier  célèbre  que  d'un  échange  d'idées  sincères  et  personnelles; 
somme  toute,  un  commerce  épistolaire  qui  dut  finir  par  ennuyer 
Balzac  d'autant  mieux  qu'il  ne  put  obtenir  qu'elle  se  départît  de 
l'anonyme  qu'elle  prétendait  garder  jusqu'à  la  fin. 

Certaines  de  ces  réponses  sont  intéressantes  à  consulter,  notam- 


2  56'  L'ARTISTE 

ment  celle  où  il  parle  de  l'amitié,  affirmant  sa  supériorité  sur 
l'amour:  «  L'amitié  va  plus  loin  que  l'amour,  car  à  mes  yeux  elle 
est  le  dernier  degré  de  l'amour  et  la  sécurité  dans  le  bonheur.  » 
Et  ce  fragment  surtout  dans  lequel  il  se  dépeint  lui-même  et 
dévoile  le  fond  de  sa  nature  :  «  Sachez  que  ce  que  vous  présumez 
chez  moi  de  bon  est  meilleur  encore;  que  la  poésie  exprimée  est 
au-dessous  de  la  poésie  pensée,  que  mon  dévouement  est  sans 
bornes,  que  ma  sensibilité  est  féminine  et  que  je  n'ai  de  l'homme 
que  l'énergie.  » 

«  Aime^-moi  comme  on  aime  Dieu  »,  lui  répondit-elle.  Hélas!  qui 
pourra  jamais  sonder  la  vanité  et  la  sottise  du  bas-bleu  !  Voilà 
bien  la  femme  caricature  de  l'homme.  Coquetterie  non  plus  du 
cœur,  mais  de  l'esprit,  la  plus  vaine  et  la  plus  méprisable  de  toutes, 
puisqu'elle  se  manifeste  à  l'encontre  de  sa  nature  habituelle  et  n'a 
même  pas  pour  excuse  d'apparaître  un  prolongement  norma.1  de 
son  être  intime.  Ce  sont  de  telles  phrases  qui,  venant  sous  la 
plume  des  trop  nombreuses  Louise  dont  la  littérature  fut  encom- 
brée, démasquèrent  le  ridicule  de  la  femme  pédante  et  suscitèrent 
les  représailles  de  l'homme.  Cette  inimitié  put  donner  naissance  à 
des  œuvres  de  pamphlet  plutôt  que  de  critique  ;  mais  elle  avait, 
somme  toute,  une  origine  noble  et  pure,  puisqu'elle  flétrissait 
cette  chose  horrible,  la  grimace  du  sentiment,  et  s'efforçait  de  restituer 
à  la  femme  son  véritable  caractère.  Pour  en  revenir  à  Louise  et  à 
Balzac,  la  correspondance  cessa  brusquement  ;  on  s'étonne  à  juste 
titre  qu'elle  ait  pu  durer  si  longtemps. 

A  l'homme  qui,  parlant  de  l'amitié,  trouvait  de  telles  expressions 
pour  la  caractériser,  à  l'artiste  qui,  connaissant  le  fond  réel  de  sa 
nature  pour  en  avoir  souffert,  l'analysait  si  délicatement,  ces 
liaisons,  on  le  conçoit,  ne  pouvaient  suffire  et  demeuraient 
impuissantes  à  combler  le  vide  de  son  cœur.  Que  lui  fallait-il 
donc  ?  Une  affection  de  femme  qui,  sans  être  exigeante,  surtout 
sans  absorber  le  temps  qu'il  employait  à  son  grand  œuvre,  fût 
toujours  présente  à  sa  pensée  et  le  soutînt  dans  ses  angoisses; 
une  tendresse  délicate  qui,  n'étant  pas  précisément  l'amour,  non 
plus  que  la  simple  amitié,  mais  une  sorte  de  compromis  entre 
eux,  fût  comme  une  caresse  constante  pour  son  esprit,  un  apaise- 
ment à  ses  misères  ;  un  sentiment  qui,  tout  en  lui  laissant  la  paix 
du  cœur,  maintînt  pourtant  ce  cœur  dans  un  perpétuel  état  de 


BALZAC  FÉMININ  257 

vibration  douce,  favorable  à  l'épanouissement  de  son  talent  :  une 
chose  rare  et  précieuse  entre  toutes,  telle  en  un  mot  qu'on  ne  la 
rencontre  pas  deux  fois  dans  une  existence.  Pas  de  coquetterie  et 
pourtant  de  la  tendresse;  pas  de  pédanterie  et  néanmoins  une 
vraie  culture  d'esprit;  bref,  une  femme  qui  eût  les  qualités  de  ce 
qu'on  appelait  au  grand  siècle  «  un  honnête  homme  »  et  qui 
néanmoins  demeurât  femme  par  toutes  les  nuances  du  sentiment. 

Telle  était  Mme  de  Berny,  que  Balzac  connut  à  l'époque  de  ses 
débuts  littéraires  et  qui  lui  conserva  jusqu'à  sa  mort  la  plus  tendre 
affection.  Les  analogies  sont  saisissantes  entre  elle  et  l'héroïne  du 
Lys:  c'est  la  même  douceur  résignée,  le  même  sentiment  d'irrémé- 
diable mélancolie,  cette  conviction  enracinée  d'une  disproportion 
nécessaire  entre  le  rêve  et  la  vie  réelle.  Mmc  de  Berny  avait  épousé 
un  mari  beaucoup  plus  âgé  qu'elle,  d'humeur  morose  et  chagrine, 
qui  fut  évidemment  le  prototype  de  M.  de  Mortsauf.  Elle  n'eut 
toute  sa  vie  d'autre  consolation  que  sa  tendresse  de  mère  et  ses 
relations  d'amie.  Jusqu'où  les  relations  allèrent-elles  entre  eux 
deux  ?  Sans  prétendre  que  Balzac  ait  joué  le  rôle  de  Vandenesse 
avant  de  l'écrire,  et  bien  convaincu  d'ailleurs  que  Mme  de  Berny, 
comme  Henriette  de  Mortsauf,  ne  faillit  jamais  à  ses  devoirs,  il 
est  probable  que,  tout  au  moins  dans  le  début  de  cette  liaison,  la 
sympathie  profonde  du  romancier  fit  naître  un  sentiment  que  la 
jeune  femme  n'osa  peut-être  jamais  s'avouer  à  elle-même,  mais 
qui  ne  pouvait  être  que  de  l'amour.  Toujours  est-il  que  jusqu'à  sa 
mort  elle  ne  cessa  de  correspondre  avec  Balzac,  et  de  soutenir  ses 
défaillances.  Cette  intimité  dura  douze  ans  ;  l'amie  des  premiers 
jours  mourut  en  i836,  emportée  par  une  maladie  de  langueur. 

Voilà  ce  que  Balzac  trouva  en  Mme  de  Berny,  si  l'on  en  croit 
certains  fragments  de  sa  correspondance,  certaines  confidences 
adressées  à  sa  sœur  et  à  d'autres  amies,  qui  éclairent  d'une  douce 
et  mystérieuse  lumière  cette  figure  également  mystérieuse  et 
douce  de  l'amie  disparue,  ravie  à  son  affection  par  l'implacable 
destin.  Quand  il  se  reporte  à  ces  instants  heureux  par  la  toute- 
puissance  du  souvenir,  il  semble  que  ce  soit  avec  le  ravissement 
d'un  être  humain  à  qui  il  a  été  donné  de  contempler  une  figure 
qui  à  peine  était  de  ce  monde  et  qui  ne  semblait  pas  faite  pour  y 
demeurer  longtemps.  Lorsqu'il  parle  d'elle,  c'est  avec  des  termes 
d'adoration  presque  supra-terrestre,  et  le  jour  où  elle  disparaît, 
voici  ce  qu'il  écrit  :  «  La  personne  que  j'ai  perdue  était  plus  qu'une 

1894.   —  L'ARTISTE.  —  NOUVELLE  PÉRIODE:  T.   VII  17 


2  58  L'ARTISTE 

mère,  plus  qu'une  amie,  plus  que  toute  créature  peut  être  pour 
une  autre.  Elle  ne  s'explique  que  par  la  divinité.  Elle  m'avait  sou- 
tenu de  parole,  d'action,  de  dévouement  pendant  les  grands  orages. 
Si  je  vis,  c'est  par  elle  ;  elle  était  tout  pour  moi...  Elle  réagissait 
sur  moi,  elle  était  mon  soleil  moral.  »  Et  Balzac  ajoute,  pris 
comme  d'une  pudeur  à  la  pensée  du  rapprochement  qu'on  ne  man- 
quera pas  d'établir  entre  Mme  de  Berny  et  Henriette  de  Mortsauf  : 
«  Mme  de  Mortsauf  du  Lys  est  une  pâle  expression  des  moindres 
qualités  de  cette  personne;  il  y  a  un  lointain  d'elle,  car  j'ai 
horreur  de  prostituer  mes  propres  émotions  au  public,  et  jamais 
rien  de  ce  qui  m'arrive  ne  sera  connu.  Eh  bien  !  au  milieu  des  nou- 
veaux revers  qui  m'accablaient,  la  mort  de  cette  femme  est  venue.  » 

Il  ne  restait  plus  alors  à  Balzac  pour  le  consoler  que  l'amitié  de 
Mme  Carraud  qui  devait,  celle-là,  l'accompagner  jusqu'à  la  fin  de 
sa  carrière  d'écrivain.  Sans  doute  elle  fut  douce  à  son  cœur  cette 
liaison,  mais  trop  purement  amicale  et  trop  exclusivement  mater- 
nelle pour  présenter  les  causes  de  séduction  que  la  nature 
complexe  de  Balzac  devait  chercher.  La  correspondance  entre  eux 
n'en  es.t  pas  moins  intéressante  tant  par  la  sincérité  et  l'absence 
complète  d'égoïsme  que  par  la  fidélité  et  la  persistance  d'affection 
qu'elle  dénote;  la  première  lettre  est  de  1828  et  la  dernière  de 
i85o,  l'année  même  de  la  mort  de  Balzac. 

La  nature  exacte  de  leurs  relations  paraît  bien  indiquée  dans  une 
lettre  de  i832  qui,  par  contraste,  éclaire  d'une  vive  lumière  les 
sentiments  de  Balzac  à  l'endroit  de  Mmc  de  Castries:  «  Quant  à  vous, 
lui  dit-il,  il  n'est  pas  besoin  de  grandes  paroles,  et  vous  comprenez 
tout  ce  qu'un  cœur  ami  vous  offre  de  tendre  et  de  délicat  ;  vous 
êtes  une  de  ces  âmes  privilégiées  auxquelles  je  suis  fier  d'appar- 
tenir par  quelques-uns  des  liens  que  nous  choisissons  et  je  ne 
pense  jamais  à  vous  que  pour  retrouver  dans  ma  pensée  de  doux 
souvenirs.  Ah  !  si  l'on  avait  voulu  aller  aux  Pyrénées,  je  vous 
aurais  vue  ;  mais  il  faut  que  j'aille  grimper  à  Aix  en  Savoie,  courir 
après  quelqu'un  qui  se  moque  de  moi  peut-être,  une  de  ces  femmes  aristo- 
cratiques que  vous  ave^  en  horreur  sans  doute.» 

Quelle  absence  de  coquetterie,  de  tout  ce  qui  caractérise  en 
général  les  rapports  de  femme  à  homme,  entre  Balzac  et  Mme 
Carraud,  pour  que  l'écrivain  puisse  lui  adresser  cette  lettre  sans 
crainte  de  la  froisser  dans  un  sentiment  de  rivalité  !  Et  la  lui  eût- 
il  adressée  s'il  avait  eu  cette  crainte?  Il  lui  parle  ici  comme  à  une 


BALZAC  FÉMININ  2 5g 

mère,  mais  à  une  mère  telle  que  la  nature  n'en  fait  pas  souvent, 
car  le  propre  des  mères  est  de  ne  point  comprendre  leurs  enfants. 
Et  n'est-ce  pas  la  nécessité  de  combler  cette  lacune  qui  crée  ces 
relations  du  cœur,  ce  commerce  d'âmes  entre  de  jeunes  hommes 
et  des  femmes  qui,  par  l'âge,  pourraient  leur  avoir  donné  naissance  ? 
C'est  donc  comme  à  une  mère  en  qui  il  est  assuré  de  rencontrer 
toutes  les  bontés  et  toutes  les  indulgences,  que  Balzac  écrit  à  Mmc 
Carraud.  Telle  est  la  note  dominante  de  ses  relations  avec  elle; 
cela  seul  suffit  à  les  expliquer,  et  elles  n'auraient  pas  de  raison 
d'être,  si  l'on  n'invoquait  ce  sentiment... Balzac  est  allé  en  Savoie; 
il  a  couru  après  ce  «  quelqu'un  qui  se  moque  de  lui  peut-être  », 
et  il  y  a  acquis  la  conviction  qu'on  se  moquait  de  lui  sans  aucun 
doute  possible.  Il  ne  conserve  plus  la  moindre  illusion,  et  s'en 
explique  franchement  à  Mme  Carraud  :  Mme  de  Castries  ne  l'aimera 
jamais.  Et  pourtant  avec  quelle  ardeur  il  le  souhaite  cet  amour: 
«  Vrai,  je  mérite  bien  d'avoir  une  maîtresse,  et  tous  les  jours  mon 
chagrin  s'accroît  de  n'en  point  avoir,  parce  que  l'amour  est  ma  vie 
et  mon  essence.  »  C'est  là  le  cri  du  cœur  qui  revient  à  tout 
moment  dans  sa  correspondance,  le  besoin  intime  de  son  âme, 
dont  il  fait  confidence  à  Mme  Carraud  comme  à  la  plus  indulgente 
de  toutes  des  mères  :  «  Il  n'y  aura  pas  de  femme  pour  moi  dans  le 
monde;  mes  mélancolies  et  mes  ennuis  physiques  deviennent  plus 
longs  et  plus  fréquents.  Tomber  de  ces  travaux  écrasants  à  rien  ; 
n'avoir  pas  près  de  soi  cet  esprit  si  doux  et  si  caressant  de  la  femme,  pour 
laquelle  j'ai  tant  fait.  » 

Il  devait  pourtant  l'avoir  un  jour  auprès  de  lui  en  la  personne 
de  cette  Mme  Hanska  qui  fut  d'abord  l'amie  de  son  intelligence, 
puis  la  femme  passionnément  désirée  pendant  des  années  pour 
devenir  ensuite  la  compagne  du  grand  écrivain.  La  mort  cruelle  ne 
devait  pas  le  laisser  jouir  longtemps  de  son  bonheur. 

La  correspondance  avec  Mme  Hanska1  commence  en  1 833,  et  dès 
le  début  on  sent  que  les  relations  de  Balzac  avec  elle  sont  de  tout 
autre  nature  qu'avec  Mme  Carraud.  Mme  Hanska  est  jalouse  de  son 
amitié  et  n'admet  point  le  partage.  Elle  a  connu  l'aventure  avec 


1  La  Revue  de  Paris  vient  de  publier  une  intéressante  série  de  lettres  adressées  à  Mme 
Hanska  par  Balzac,  et  qui  précisent  exactement  l'origine  de  cette  liaison  qui  remonte  à 
1 833 .  Les  précieux  originaux  de  cette  correspondance  sont  entre  les  mains  de  M.  de 
Lovenjoul,  et  il  faut  bien  espérer  qu'avant  peu  les  éditeurs  de  Balzac  donneront  entière 
satisfaction  à  la  curiosité  des  lettrés. 


26o  L'ARTISTE 

Mme  de  Castries,  et  cette  aventure  lui  porte  ombrage.  Balzac  le 
sent  bien,  puisque  dès  l'abord  il  sent  un  besoin  de  se  disculper.  A 
une  lettre  dans  laquelle  Mme  Hanska  l'interroge  sur  Mme  de 
Castries,  il  répond  comme  à  quelqu'un  qui  l'aurait  pris  en  faute  : 
«  Je  suis  avec  elle  dans  des  termes  convenables  de  politesse  cour- 
toise et  comme  vous  pourriez  souhaiter  vous-même  que  je  fusse.  » 
Puis  il  ajoute  aussitôt  :  «  Ne  vous  imaginez  pas  que  je  cesse  de  penser 
à  vous  !  »  Il  la  tient  au  courant  de  ses  immenses  travaux  et  dans 
une  lettre  qui  peint  à  merveille  l'existence  du  romancier,  raconte 
ses  désastres  pécuniaires  et  ses  fatigues  cérébrales  :  «  Non  seule- 
ment je  sens  des  faiblesses  que  je  ne  puis  décrire,  mais  tant  de  vie 
communiquée  à  mon  cerveau  que  j'éprouve  de  singuliers  troubles.  » 

A  la  tendresse  qu'elle  lui  inspire  et  que  la  séparation  augmente, 
loin  de  l'affaiblir,  Balzac  constate  une  fois  de  plus  qu'il  est  né 
pour  aimer.  Pendant  un  voyage  en  Allemagne,  il  a  visité  la  galerie 
de  peinture  de  Dresde,  et  s'étonne  que  les  tableaux  ne  l'aient  point 
ému  davantage  :  c'est  qu'il  ne  les  a  pas  vus  en  compagnie  de  la 
femme  désirée.  Il  semble  qu'à  partir  de  cette  époque,  l'année  1843, 
sa  passion  aille  s'accentuant  encore.  Il  lui  écrit  :  «  Je  reconnais 
l'infini  de  mon  attachement  et  sa  profondeur  à  l'immense  vide 
qu'il  y  a  dans  mon  âme.  Aimer,  pour  moi  c'est  vivre,  et 
aujourd'hui  plus  que  jamais  je  le  sens.  » 

A  partir  de  1844,  c'est  un  véritable  journal  de  sa  vie  qu'il  lui 
envoie  :  il  la  mêle  à  son  existence,  lui  communiquant  ses  pensées 
de  chaque  instant  ;  elle  réalise  à  ses  yeux  l'idéal  de  la  compagne,  de 
la  femme  unique  qui  contient  et  résume  ce  que  le  poète  a  désiré. 
Voici  pourtant  que  l'affection  de  Mmc  Hanska  semble  traversée  par 
des  doutes,  et  Balzac  en  souffre  cruellement.  Il  est  probable  qu'à 
cette  époque  Mme  Hanska  ,  sentant  où  le  romancier  voulait  en 
venir,  avait  pris  conseil  auprès  de  certaines  amies  qui  l'avaient 
détournée  de  toute  pensée  de  mariage.  Ses  réponses  contiennent 
sans  doute  quelque  trace  de  ces  conseils;  aussi  avec  quelle  âpreté 
et  quelle  virulence  Balzac  se  défend  en  défendant  son  sentiment  ! 
«  Ceci  est  un  crime  de  lèse-camaraderie.  Je  vous  conseille  de  quitter 
Dresde  au  plus  vite.  Il  y  a  là  des  princesses  qui  vous  empoisonnent 
le  cœur  !  »  Ces  craintes  vont  se  renouveler  plus  d'une  fois  encore 
jusqu'en  1846.  Après  onze  années  d'adoration,  il  atteignait  enfin 
au  but  poursuivi  avec  une  si  admirable  constance;  il  épousait 
Mme  Hanska.  Son  bonheur  ne  devait  pas  être  de  longue  durée, 


BALZAC  FÉMININ  261 

puisque  la  mort  allait  le  prendre  quelques  mois  après  le  mariage. 

Elle  est  assurément  d'un  ordre  raje  et  exceptionnel ,  l'âme 
d'artiste  qui  sut  vibrer  à  des  sentiments  si  délicats  et  si  divers.  La 
lecture  de  la  correspondance  laisse  une  grande,  une  haute  idée  de 
l'homme  ;  elle  découvre  un  cœur,  là  où  l'on  avait  pris  l'habitude  de 
ne  voir  qu'un  cerveau.  Aussi  comprend-on  les  paroles  enthou- 
siastes dont  elle  fut  saluée  à  son  apparition  par  un  des  fervents 
admirateurs  du  génie  du  romancier  :  «  La  correspondance  de 
Balzac  est  infiniment  mieux  qu'un  portrait,  fût-il  fait  par  un 
Michel-Ange  ou  un  Raphaëlde  la  plume.  C'est  la  chair  et  le  sang, 
le  cerveau  et  le  cœur,  l'âme  et  la  vie  d'un  homme  qui,  dans  l'art 
littéraire  le  plus  éclatant  et  le  plus  profond,  fut  à  la  fois  un 
Raphaël  et  un  Michel-Ange.  Balzac,  en  effet,  Balzac  est  tout  entier, 
de  pied  en  cap,  de  fond  et  de  surface,  dans  cette  correspondance 
publiée  avec  raison  comme  le  dernier  volume  de  ses  oeuvres,  les 
éclairant  par  sa  personne,  les  closant  par  l'homme,  et  démontrant 
la  chose  la  plus  oubliée  dans  ce  temps  où  le  talent  voile  si  souvent 
la  personne  et  lui  fait  malheureusement  tout  pardonner,  c'est  que 
l'homme  égalant  l'artiste  le  rend  plus  grand  et  en  explique  mieux 
la  grandeur1.  » 

Les  figures  de  femmes  qui  traversèrent  la  vie  du  maître 
romancier  et  que  nous  avons  tenté  d'évoquer,  laissèrent,  — 
quelques  exemples  l'ont  montré,  —  une  empreinte  ineffaçable  dans 
son  œuvre,  car  l'œuvre  de  l'artiste  est  le  grand  poème  qui  raconte 
sa  vie.  Mais  c'est  trop  peu  dire  que  de  constater  simplement,  dans 
une  œuvre  d'imagination,  la  trace  de  tel  personnage  vivant,  ren- 
contré au  cours  de  l'existence,  de  noter  que  Mme  de  Castries  devint 
la  duchesse  de  Langeais,  que  George  Sand  s'appela  Camille 
Maupin,  que  Mme  de  Berny  donna  naissance  à  Henriette  de  Mort- 
sauf.  Il  faut  pousser  plus  avant  dans  l'âme  de  Balzac,  parce  qu'en 
l'explorant  c'est  l'âme  même  de  l'artiste  que  nous  abordons. 

Et  quelle  voie  plus  favorable  pour  y  pénétrer  que  ce  précieux 
filon  de  la  sentimentalité  !  Mme  de  Berny,  Mme  de  Castries,  comme 
il  les  aima,  comme  elles  devinrent  partie  intégrante  de  lui-même  ! 
Elles  suscitèrent  en  lui  tou*e  une  floraison  d'émotions  particu- 
lières et  firent  vibrer  des   régions  de  son  cœur  qui  sans  elles 

1  Barbey  d'Aurevilly,  Littérature  èpistolaire.  L'artilce  auquel  nous  empruntons  cet  extrait 
est  un  des  plus  beaux  et  des  plus  éloquents  qui  aient  été  consacrés  à  Balzac  lors  de  l'appa- 
rition de  la  correspondance. 


262  L'ARTISTE 

seraient  demeurées  inertes.  Pendant  qu'il  les  aimait,  pendant 
qu'elles  remuaient  son  âme.  il  n'avait  garde  de  les  étudier  avec 
une  conscience  froide  et  lucide  ;  il  s'abandonnait  à  ses  émotions, 
il  vivait  ces  émotions  qui  devenaient  une  part  de  son  existence. 
Mais  disparues,  avec  le  recul  transfïguTateur  du  souvenir,  elles  se 
représentèrent  à  nouveau  comme  des  divinités  auxquelles  on 
sacrifie,  et  les  émotions  vécues  autrefois,  passées  maintenant  dans 
le  domaine  des  réminiscenscs,  devinrent  des  objets  de  culte  artis- 
tique. Alors  commença  d'affleurer  la  couche  profonde  de  la 
sensibilité  inconsciente,  et  ce  culte  de  son  cœur,  il  éprouva  le 
besoin  de  le  célébrer.  L'être  d'imagination  prit  à  ce  moment  comme 
une  vie  propre  et  plus  intense  ;  à  lui  se  rattachèrent  toutes  les 
émotions  de  même  ordre,  toutes  les  expériences  et  tous  les  rêves. 
Il  s'enrichit  de  tout  l'apport  idéal  et  réel  ;  il  devint  la  création 
littéraire,  la  forme  poétique  qui  s'incarne  dans  l'oeuvre ,  pour 
demeurer  éternellement  offert  à  notre  admiration. 

Ainsi  nous  sont  révélées,  par  l'exemple  de  Balzac,  les  étapes 
successives  de  la  création  artistique,  les  phases  par  lesquelles  une 
série  d'émotions  vécues  se  transfigure  en  personnages  de  rêve:  la 
période  de  sensation  pure,  la  période  de  réminiscence  et  la  période 
d'imagination  esthétique.  En  étudiant  le  style  de  Balzac  nous  trou- 
vions occasion  d'indiquer  comment  il  donnait  corps  à  ses 
tendances  ;  nous  saisissons  maintenant  le  développement  du 
phénomène,  nous  voyons  de  quelle  manière  délicate  il  s'opérait. 
Ainsi,  la  succession  des  expériences  de  la  vie  extérieure  se  combine 
avec  le  développement  des  tendances  intimes.  La  condition 
première  et  essentielle  de  la  durée  de  l'œuvre  nous  apparaît  la 
sincérité  sentimentale,  et  ce  germe  est  d'autant  plus  fécond  qu'à 
l'origine  il  fut  plus  respecté.  Comme  ils  se  trompent,  ceux  qui,  de 
nos  jours,  abusés  par  un  excès  d'analyse,  procèdent  dans  le  roman 
d'idées  ainsi  que  les  romanciers  naturalistes  dans  leurs  documen- 
tations grossières,  et  qui  croiraient  faire  une  perte  irréparable  en 
négligeant  de  noter  leurs  émotions,  dès  qu'ils  les  ont  éprouvées  ! 
Balzac,  pour  créer  ses  grandes  figures,  commença  par  vibrer  avec 
sincérité,  par  s'abandonner  sans  arrière-pensée  à  l'intensité  de  ses 
émotions,  et  sa  supériorité  d'artiste  a  sa  racine  dans  sa  supériorité 
sentimentale. 

PAUL  FLAT 


QUELQUES  ARTISTES  DE  CE  TEMPS1 


IV 


LOUIS  LEGRAND 


e  style,  le  style  moderne  :  ce  sont 
ces  deux  mots,  si  étrange  que 
puisse  paraître  leur  union,  qui 
viennent  à  la  pensée  lorsqu'on 
feuillette  l'œuvre  déjà  consi- 
dérable de  Louis  Legrand,  avec 
la  liberté  d'esprit  nécessaire  à 
la  compréhension  des  ouvrages 
contemporains.  Pourquoi  les 
modernes  ne  pourraient-ils  pas 
être  doués  de  cette  qualité  du 
style,  que  donnent  au  peintre  une  manière  élevée  de  voir  et  de 
rendre  la  nature,  l'unique  souci  de  la  grandeur,  le  choix  des  seules 
lignes  expressives  dans  le  sens  de  la  noblesse  ?  Et,  cette  vision 
hautaine,  pourquoi  ne  s'appliquerait-elle  pas  à  ce  temps  aussi  bien 
qu'aux  époques  légendaires  ?  Il  y  a,  dans  notre  vie  de  tous  les 
jours,  une  foule  de  belles  et  bonnes  choses  que  l'on  découvre 
peu  à  peu,  si  lentement  !  Legrand  nous  a  donné  cette  joie  de 
constater  que  nos  contemporains  et  surtout  nos  contemporaines 
pouvaient  être  pris  au  sérieux  par  un  artiste  dont  l'idéal  de  force 


1  Voir  l' Artiste  de  janvier,  février  et  mars  derniers. 


264  L  ARTISTE 

et  de  grâce  est  tout  aussi  élevé  que  celui  de  Van  Dyck  ou  de 
Velasquez,  les  peintres  les  plus  gentilshommes  que  nous  connais- 
sions. 

C'est  le  Courrier  français  qui  a  été  l'école  de  Legrand.  Il  est  à 
remarquer  que  c'est  par  le  journal  que  se  forment  les  peintres 
poètes  d'aujourd'hui  :  deux  journaux  ont  eu  une  importance 
considérable  sur  l'éclosion  du  groupe  des  fantaisistes  qui  nous 
occupe  :  le  Chat  noir  et  le  Courrier  français  ;  ils  ont  rendu  des 
services  en  ce  sens  qu'ils  ont  été  les  nourriciers  (parfois  quelque 
peu  parcimonieux)  d'esprits  originaux  et  indépendants,  auxquels 
répugnaient  la  filière  picturale  des  Salons  et  des  médailles,  et  la 
chasse  à  la  protection  du  cher  maître  influent  ou  du  critique 
éclairé.  De  tels  journaux  leur  ont  donné  le  nécessaire  quotidien, 
l'obligation  de  produire,  si  précieuse  pour  vaincre  la  paresse  chère 
à  l'artiste,  et  un  poste  spécial  pour  observer  la  vie,  la  facilité  d'être 
des  artistes  reflétant  fidèlement  leur  époque  et  désireux  d'en  faire 
jaillir  la  poésie  comme  une  synthèse,  ou  appliquant  tout  au  moins 
aux  choses  de  leur  époque  les  manières  de  voir  des  peintres 
d'autrefois. 

Quelques  années  de  journalisme,  ce  fut  pour  beaucoup  comme 
l'exercice  gymnastique  quotidien  où  le  corps  acquiert  cette  sou- 
plesse et  cette  habileté  par  lesquelles  le  tour  de  force  s'accomplit 
sans  fatigue  et  sans  effort.  Legrand  fit  ses  premières  armes  au 
Courrier  français,  après  un  court  passage  à  la  fournée  (organe 
éphémère)  et  à  la  Chronique  parisienne,  où  sa  nouvelle  illustrée. 
Panurgeot,  attira  l'attention  de  ceux  qui  s'intéressent  aux  choses 
du  dessin  ;  dans  les  compositions  qui  l'accompagnent,  comme 
dans  les  premières  de  sa  collaboration  au  Courrier,  l'effort  n'est 
pas  seulement  dans  la  perfection  du  dessin  et  dans  l'arrangement 
de  la  composition,  il  est  aussi  dans  les  recherches  de  la  facture  ; 
il  y  a,  dans  Un  fumeur,  Grand-père  et  petit-fils,  des  trouvailles  de 
traits  de  plume  et  de  gouache  du  plus  amusant  effet.  Mais  ces 
préciosités  d'illustrateur  ne  devaient  pas  occuper  longtemps  le 
peintre  qui  se  révélait  en  lui.  Presque  tout  de  suite,  il  s'habitua 
à  voir  large  et  simple,  et  l'on  s'intéresse  à  suivre,  tout  au  long 
des  années  du  Courrier,  la  progression  lente  et  sûre  de  ce  talent 
viril  qui  se  cherche  et  se  perfectionne  sans  relâche  dans  les  deux 
sens  de  l'idée  et  de  l'exécution,  pour  aboutir  à  la  maîtrise  que 
nous  allons  bientôt  reconnaître  dans  ses  eaux-fortes  et  dans  ses 


QUELQUES  ARTISTES  DE  CE  TEMPS  265 

pastels.  Parmi  ces  essais,  notons  quelques  dessins,  de  très  belle 
allure  :  Via  Y  ^hannetons! —  Les  prix,  —  Messidor,  —  Peinture  officielle, 

—  Strugle  for  life,  —  Ça,  ton  oncle  ?  mais  c'est  une  tante  !  —  Prostitution, 

—  La  maîtresse  du  président,  etc.  ;  il  y  en  a  de  très  lâches,  parmi 
ces  dessins,  ce  qui  n'empêche  jamais  le  constant  effort  de  sur- 
prendre à  des  points  de  vue  curieux,  en  de  difficiles  raccourcis,  la 
nature  serrée  de  très  près  par  cet  amant  raffiné  qui  ne  saurait  se 
contenter  du  point  de  vue  banal. 

Deux  artistes  ont  dû  avoir  quelque  influence  sur  Legrand,  dès 
ses  débuts  :  Rops,  le  maître  épris  des  curiosités  de  la  pensée,  et 
Degas,  le  grand  peintre  qu'exaspèrent  les  conventions  et  les  lieux 
communs  de  la  couleur  et  du  dessin.  Mais  ces  influences  furent, 
pour  ainsi  dire,  fugitives,  et  nous  allons  voir,  au  courant  de  son 
œuvre  d'aquafortiste  et  de  pastelliste,  ces  préoccupations  dispa- 
raître tout  à  fait  et  la  personnalité  de  Legrand  grandir  jusqu'à  ces 
dernières  oeuvres  pleines  de  robutesse  :  le  Fils  du  Charpentier  et  la 
Parole  divine.  Nous  avons  noté  sommairement  la  collaboration  au 
Courrier;  il  faut  parler  maintenant  d'un  livre,  la  Danse  fin  de  siècle, 
qui  a  fait  son  chemin  dans  le  monde  des  amateurs  et  qui  a  beau- 
coup servi  à  faire  connaître  Legrand  comme  aquafortiste. 

Le  livre  parut  en  1892,  au  beau  temps  de  la  gloire  de  Mesdemoi- 
selles Grille  d'Égout  et  la  Goulue.  Legrand  et  l'un  de  ses  amis,  que 
distingue  un  double  talent  d'orateur  et  d'écrivain,  eurent  l'idée  d'un 
petit  voyage  d'exploration  —  au  seul  point  de  vue  de  l'art,  — 
dans  le  pays  de  la  danse  «  chahuteuse  ».  L'ami  écrivit  le  résultat 
de  l'enquête.  Legrand  dessina  dix  planches  d'après  nature  et  ils 
s'en  furent  montrer  leur  ouvrage  à  la  maison  Dentu.  Celle-ci  eut 
le  bon  goût  de  se  charger  de  l'édition  et  de  commander  à  Legrand 
la  gravure  de  ses  dessins. 

Il  faut  les  voir,  ces  dessins,  pour  apprécier  la  beauté  de  cette 
série  d'études  où  la  légère  inconvenance  du  sujet  disparaît  vrai- 
ment tout  à  fait  sous  la  crânerie  de  l'exécution.  Personne  ne 
trouvera  indécentes  ces  filles  qui  montrent,  en  effet,  beaucoup  de 
linge,  mais  que  l'on  sent  uniquement  occupées  aux  difficiles 
désarticulations  qu'exige  leur  art  baroque  et  charmant.  Les  dix 
morceaux  dont  se  compose  cette  suite  sont  au  crayon  noir  et 
rehaussés  d'aquarelle  avec  cette  sobriété  et  ce  goût  que  nous  allons 
retrouver  plus  loin  dans  la  série  des  pastels.  Legrand  semble  avoir 
à  ce  sujet  les  idées  des  décorateurs  de  la  Renaissance,  pour  qui  le 


266  L'ARTISTE 

dessin,  la  ligne  rigide  et  hautaine,  ne  passe  jamais  en  second 
lieu;  le  trait,  organe  mâle  de  l'art,  l'intéresse  tout  d'abord  et  ce 
n'est  que  quand  sa  conscience  est  satisfaite  qu'il  cherche  les 
valeurs  et  qu'il  s'amuse  aux  féminités  de  la  couleur,  et  avec  quelle 
discrétion  ! 

Peut-être  est-ce  là  l'une  des  raisons  pour  lesquelles  les  dessins 
dont  nous  parlons  gardent,  dans  la  représentation  sincère  des 
pires  effrontées,  cette  allure  élevée  qui  confine  au  style  et  dont 
nous  parlions  au  début  de  cet  article.  Peut-être  aussi  la  seule 
puissance  d'un  dessin  magistral  suffit-elle  :  regardez  la  première 
planche,  celle  que  Legrand  intitule:  Brisement  des  cuisses  à  terre; 
la  femme  qui  se  penche  sur  sa  compagne  pour  lui  faire  exécuter 
le  terrible  écartèlement  que  doivent  subir  les  initiées,  se  courbe 
en  un  si  adorable  mouvement  que  l'étrangeté  de  son  geste 
disparaît  et  que  l'on  ne  pense  plus  qu'à  admirer  la  pureté  de  sa 
forme,  le  mélange  de  grâce  et  de  solidité  qui  se  montre  en  elle 
parmi  les  audaces  du  raccourci.  Celle  aussi  qui  subit  la  torture 
n'a  rien  de  mièvre,  rien  qui  sente  le  désir  de  plaire  aux  polissons; 
cocottes  si  l'on  veut,  ces  femmes  ont  l'air,  de  par  la  puissance  du 
peintre,  de  se  conformer  à  quelque  terrible  rite  qu'exige  le  culte 
de  la  mystérieuse  déesse  du  plaisir.  Noires  ou  roses,  les  religions 
ennoblissent  leurs  adeptes  :  c'est  ce  côté  d'hiératisme  que  Legrand 
a  su  saisir  et  rendre  d'une  façon  curieuse;  les  planches  gravées  du 
volume  donnent  cette  impression,  mais,  pour  l'avoir  tout  entière, 
il  faut  voir  les  originaux,  auxquels  de  douces  tonalités  ajoutent 
encore  un  peu  plus  de  vie,  la  couleur  de  la  vie. 

Les  dix  autres  planches  de  la  collection  sont  de  la  même  marque. 
Le  choix  du  modèle  importe  peu  ;  tout  est  dans  la  manière  dont 
il  est  traité  :  Legrand  met  autant  de  conscience  et  d'art  à  peindre 
des  filles  de  bal  public  que  les  moines  fresquistes  en  mettaient  à 
figurer  leurs  madones  sur  les  murailles  du  cloître.  Il  est  impossible 
de  ne  pas  admirer,  dans  chacune  de  ces  études,  la  largeur  de  l'exé- 
cution, le  beau  trait  simple  et  fort  que  commande  un  œil  avisé, 
sûr  de  ce  qu'il  voit,  et  que  trace  une  main  ferme,  affranchie  de 
tous  les  tâtonnements.  Certain  philosophe  anglais  a  écrit  jadis  un 
gros  volume  sur  la  ressemblance  du  personnage  préféré  avec  la 
personne  même  du  peintre  ;  il  aurait  beau  jeu  pour  défendre  sa 
théorie  en  prenant  notre  peintre  pour  exemple.  Le  dessin  de  Louis 
Legrand  est  bien  celui  de  ce  grand  garçon  solide  et  élégant,  dont 


QUELQUES  ARTISTES  DE  CE  TEMPS 


267 


la  figure  régulière  s'encadrerait  à  merveille  dans  les  simples  et 
riches  costumes  de  velours  noir  des  gentilshommes  du  temps  de 
Van  Dyck.  Il  y  a  quelque  chose,  dans  sa  personne,  de  l'allure  qu'il 
donne  à  ses  personnages. 

La  gravure  des  dessins  dont  nous  parlons  a  fait  quelque  bruit 
dans  le  Landerneau  des  peintres  graveurs.  Là  aussi  éclate  la  supé- 
riorité de  cet  artiste,  à  qui  tout  semble  facile  et  qui  fait  tout 
simplement  et  sûrement  :  voyez  les  beaux  noirs,  les  gris  légers, 


LES    PETITES     DE    LA    DANSE    :    INITIATION 

Dessin  de  Louis  Legrand. 


les  blancs  savoureux  de  ses  eaux-fortes,  et  soyez  certain  que  Legrand 
n'a  pas  peiné  pour  obtenir  tout  cela,  —  en  apparence  du  moins  ;  — 
il  faut  l'avoir  vu  faire  mordre  une  grande  planche  telle  que  la 
Parole  divine.  Pour  tous  instruments,  une  pointe,  un  verre  plein 
de  résine  en  poudre,  un  soufflet  de  cuisine,  le  poêle  de  l'atelier,  et 
de  l'eau-forte  presque  pure  :  cela  Suffit.  En  quelques  minutes,  le 
grain  est  répandu,  chauffé  au  poêle,  et  la  planche  mordue,  pendant 
que  Legrand  va  et  vient,  surveillant  sa  morsure  avec  la  tranquillité 
d'un  homme  qui  exécute  quelque  petite  besogne  sans  importance. 


s68  L'ARTISTE 

Et,  autre  part,  n'avons-nous  pas  vu  des  graveurs  s'arracher  les 
cheveux,  mourir  d'angoisse  pendant  une  opération  semblable, 
qu'ils  avaient  péniblement  entourée  de  toutes  les  chances  possibles 
de  réussite,  —  et  qui  ratait  une  fois  sur  deux.  —  Pour  Legrand, 
la  question  du  métier  n'est  rien  ;  il  concentre  tout  son  effort  sur 
l'œuvre  d'art  :  cette  même  planche,  la  Parole  divine,  qu'il  fait 
mordre  en  cinq  minutes,  a  coûté  des  mois  de  travail.  Il  faut  voir 
la  suite  des  dessins  préparatoires,  les  croquis,  les  études  d'après 
nature,  à  l'aide  desquels  il  s'est  rendu  maître  de  son  sujet,  pour 
s'en  rendre  bien  compte.  Il  serait  à  désirer  que,  lorsqu'une  telle 
planche  est  offerte  aux  amateurs,  ils  puissent  voir,  dans  une  expo- 
sition quelconque,  la  série  des  travaux  préparatoires  :  la  genèse  de 
l'œuvre  d'art  servirait  à  leur  faire  apprécier  davantage  le  résultat 
définitif.  Qui  peut  se  vanter,  en  effet,  de  comprendre  tout  de  suite 
une  œuvre  nouvelle  dont  la  personnalité  intense  est  un  des  prin- 
cipaux mérites? 

Mais,  à  propos  des  gravures  de  La  danse  fin  de  siècle,  nous 
empiétons  un  peu  sur  la  fin  de  cet  article.  Entre  ce  volume  et  la 
Parole  divine,  se  place  toute  une  belle  série  d'eaux-fortes  et  de 
lithographies  qu'il  faut  se  garder  d'oublier. 

Les  lithographies  d'abord.  L'album  intitulé  :  Au  cap  de  la  Chèvre 
n'a  pas  pour  Legrand  d'autre  importance  qu'une  collection  de 
notes  de  voyage.  Nous  allons  y  trouver  autre  chose  :  la  Bretagne 
vue  à  un  tout  autre  point  de  vue  que  celui  auquel  nous  avons 
coutume  de  la  voir  représentée;  et  ce  n'est  pas  d'un  mince  intérêt. 
Legrand  paraît  peu  sensible  au  paysage;  ce  n'est  pas  la  Bretagne 
champêtre  ou  monumentale  qui  l'a  tenté,  c'est  le  Breton  moderne. 
Quand  nous  disions  que  ce  diable  d'homme  sait  donner  du  style 
à  tout  ce  qu'il  touche  !  Regardez  le  Père  Herjean,  ce  n'est  pas  un 
paysan,  c'est  le  paysan  ;  tel  l'aurait  compris  un  sculpteur  chargé  de 
symboliser  l'homme  des  champs.  Voyez  ces  frustes  habits,  cette 
tête  finaude  dont  les  petits  favoris  blancs  rappellent  les  vieux  gre- 
nadiers, ces  yeux  plissés  par  le  grand  soleil  de  soixante-dix  étés,  ces 
mains  nerveuses,  devenues,  au  maniement  de  la  terre,  presque  sem- 
blables à  des  racines  ;  il  tient  sa  faucille  comme  un  sabre,  le  vieux, 
et  même  comme  l'emblème  précieux  de  quelque  culte  rustique  ;  et 
Legrand  a  beau  faire  semblant  de  le  railler  dans  sa  légende,  dire 
qu'il  «  se  lève  tous  les  jours  à  trois  heures  du  matin  par  rapport 
aux  bestiaux  (les  bestiaux,  c'est  un  mouton  et  deux  poules)  », 


f 


QUELQUES  ARTISTES  DE  CE  TEMPS 


269 


il  paraît  bien  certain  que,  pour  le  rendre  tel,  il  a  été  pris  de  sincère 
admiration  pour  la  figure  typique  du  paysan  ;  la  blague  n'est  venue 
qu'après  coup,  et  elle  est  comme  l'air  de  la  triste  chanson  de  Don 
Juan  qui  sautille  sur  un  rythme  léger  et  se  moque  des  paroles. 


AU  MOULIN-ROUGE 
Dessin  de  Louis  Legrand. 


Plusieurs  autres  lithographies  de  cette  collection  sont  d'aussi 
grande  allure  :  Le  marin  Hervé,  tout  seul  à  sa  barre  sur  la  mer 
nocturne,  et  dont  le  raccourci  rend  si  bien  la  souplesse  simiesque 
des  gens  de  mer  ;  Les  deux  cancanières,  celle  qui  écoute  religieuse- 
ment, tout  en  battant  le  beurre,  pour  pouvoir  répéter  demain  la 
médisance  apprise,  et  celle  qui  raconte,  la  bouche  tordue  par  les 


270 


L'ARTISTE 


mauvaises  paroles  railleuses  et  méprisantes  ;  puis  la  pastourc  qui 
garde  sa  vache  et  marche  auprès  d'elle  du  même  pas,  la  cervelle 
non  moins  engourdie,  —  Deux  animales;  —  et  encore  l'homme 
qui  affûte  sa  faucille,  un  des  types  les  plus  vrais  de  Breton  que 
nous  connaissions.  Tous,  malgré  leur  réalisme,  ont  l'allure,  ce  je 
ne  sais  quoi  qui  les  élève  au-dessus  de  l'étude  banale  de  l'homme 
des  champs  et  les  rend  dignes  de  figurer  dans  une  grande  compo- 
sition décorative. 

Car  il  nous  paraît  certain  que  Legrand  est  fait  pour  la  grande  déco- 
ration, et,  à  ce  propos,  il  y  a  lieu  de  s'indigner  du  choix  que  fait  le 
gouvernement  dès  qu'il  s'agit  de  commander  un  ouvrage  de  quelque 
importance  à  ce  point  de  vue.  Les  employés  commis  à  ce  soin,  les 
inspecteurs  des  Beaux-Arts,  s'acquittent  le  plus  souvent  très  mal 
de  leur  mission  :  les  prix  de  Rome,  ces  artistes  brevetés,  sont  là, 
sous  la  main  du  bureaucrate,  qui  n'a  besoin  d'aucun  effort  d'intel- 
ligence pour  distinguer  les  vrais  décorateurs  de  naissance,  et  les 
travaux  les  plus  difficiles  échoient  à  des  peintres  de  morceau 
auxquels  la  grande  envolée  nécessaire  pour  la  fresque  est  complè- 
tement étrangère.  Besnard,  Merson,  Flameng,  Picard  ont  les 
qualités  nécessaires,  nous  le  savons  bien;  mais  comment  aller 
demander  de  la  décoration  à  des  peintres  tels  que  Bonnat,  pour 
n'en  citer  qu'un  parmi  ceux  qui  sont  tout  à  fait  dénués  de  l'imagi- 
nation nécessaire  ?  Peintre  de  portraits,  M.  Bonnat  l'est,  certaine- 
ment, et  parmi  les  plus  intéressants,  mais  ce  peintre,  qui  n'a  jamais 
éprouvé  le  besoin  de  placer  son  personnage  autre  part  qu'à  l'entrée 
d'un  tunnel,  est  notoirement  disgracié  au  point  de  vue  imaginatif; 
on  le  voit  bien  par  son  exposition  de  cette  année.  Eh  bien  !  c'est 
aux  inspecteurs  des  Beaux-Arts  à  se  rendre  compte  de  cela  et  à 
faciliter  aux  décorateurs  de  droit  divin  qui  n'ont  pas  passé  par 
l'École,  les  moyens  de  se  faire  connaître.  Rivière,  Caran  d'Ache  et 
Legrand  ont  une  grandeur  native  qui  pourrait  produire  de  beaux 
résultats,  de  même  que  la  fantaisie  ailée  de  Jules  Chéret  gagnerait 
à  se  développer  sur  de  grandes  surfaces,  et  que  le  délicieux  sym- 
bolisme de  Willette  est  le  garant  des  œuvres  durables  qu'il 
pourrait  laisser  après  lui.  Oui,  mais  voilà,  il  faudrait  des  inspec- 
teurs assez  avisés  pour  juger  Legrand  sur  ses  pastels,  Caran  sur 
son  épopée,  Rivière  sur  Sainte  Genaùève  et  sur  Héro  et  LéanJrc, 
Willette  sur  ses  dessins  et  les  quelques  adorables  toiles  qu'il  a 


QUELQUES  ARTISTES  DE  CE  TEMPS  271 

produites,  Jules  Chéret  sur  ses  affiches.  Pour  ce  dernier,  un  com- 
mencement de  justice  vient  d'être  rendu,  une  fresque  lui  ayant  été 
attribuée  à  l'Hôtel  de  Ville.  De  même,  au  point  de  vue  de  la 
statuaire  décorative,  un  grand  ouvrage  ne  devrait-il  pas  être  attribué 
à  Joseph  Chéret?  Il  suffit  de  voir  ses  vases,  ses  cheminées,  ses 
décorations  murales  pour  s'en  rendre  compte.  C'est  aux  fonction- 
naires dont  nous  parlons  à  courir  les  ateliers,  à  feuilleter  les 
publications  et  à  donner  crânement  leur  avis  à  l'Etat,  sans  quoi 
ils  ne  sont  qu'un  rouage  inutile  et  onéreux  qu'il  faut  supprimer. 
L'Etat  doit  sa  protection  à  ceux  qui  ont  profité  de  l'instruction 
qu'il  donne,  d'accord,  c'est  pourquoi  nous  applaudissons  au  choix 
de  ceux  de  ses  prix  de  Rome  qui  sont  tout  de  même  bien  doués, 
mais  il  la  doit  aussi,  cette  protection,  à  ceux  qui,  n'ayant  pas  reçu 
cette  instruction,  —  pour  quelque  raison  que  ce  soit,  —  se  sont 
élevés  tout  seuls,  à  la  force  du  poignet,  comme  on  dit. 

Nous  ne  parlons  pas  des  architectes,  l'Ecole  les  ayant  tous  tués  : 
une  promenade  dans  Paris  peut  vous  convaincre  de  cette  triste 
vérité. 

Mais  cette  digression  bougonne  nous  a  fait  perdre  de  vue  notre 
sujet  :  les  eaux-fortes  de  Legrand  et  ses  pastels.  Les  dimensions  de 
cet  article  nous  empêchent  d'étudier  en  détail  l'œuvre  gravé  de 
Legrand,  antérieur  aux  Petites  de  la  danse,  bien  qu'on  y  trouve  des 
pièces  telles  que  la  Mater  inviolota,  et  Mater  inviolota  est  la  pre- 
mière planche  de  cette  série  où  la  légende  chrétienne  est  rappelée 
en  des  compositions  toutes  modernes,  et  dont  le  Fils  du  charpentier 
et  la  Parole  divine  sont  les  dernières  et  les  mieux  venues,  le  talent 
de  Legrand  étant  de  ceux  qui  grandissent  toujours.  Pour  Mater 
inviolota,  Legrand  n'a  pas  eu  à  chercher  bien  loin  ses  modèles 
(de  même  pour  Le  fils  du  charpentier}  :  sa  femme  et  son  enfant  lui 
ont  inspiré  cette  belle  œuvre,  où  l'ardeur  du  baiser  maternel  est 
glorifiée  en  de  chastes  lignes,  si  simples  et  si  pures. 

La  série  des  Petites  de  la  danse  se  compose  de  douze  études  de 
ballerines  saisies  dans  les  gestes  les  plus  intéressants  de  leur 
classique  pantomime.  Il  faut  une  mention  toute  spéciale  pour  cet 
album  où  la  vigueur  et  la  grâce  s'unissent  dans  le  constant  effort 
du  peintre  pour  être  à  la  fois  réaliste,  synthétiste,  dessinateur  et 
coloriste  en  blanc  et  noir.  Très  intéressantes  aussi,  les  danseuses 
de  Degas  et  de  Renouard  le  sont  à  un  autre  point  de  vue.  Si  nous 


272  L'ARTISTE 

rappelons  ces  prédécesseurs  de  Lcgrand,  c'est  pour  bien  marquer 
que  deux  ou  trois  peintres  n'épuisent  pas  un  même  sujet  et  pour 
couper  court  à  cette  irritante  réponse  des  ignorants  :  un  tel  a  fait 
des  danseuses  avant  lui  !  —  Qu'est-ce  que  cela  fait?  Le  sujet  n'est 
rien,  il  appartient  à  tout  le  monde,  et  tous  les  tempéraments  le 
comprendront  différemment;  le  crime  n'est  pas  de  prendre  le 
même  sujet  que  le  voisin,  c'est  d'imiter  sa  manière  de  le  traiter, 
et  ce  n'est  pas  ce  qu'on  pourra  jamais  reprocher  à  Legrand. 

Il  y  a,  dans  les  Petites  de  la  danse,  quelques  planches  qui  sont 
tout  à  fait  de  premier  ordre.  Voyez  la  Première  Leçon,  cette  petite 
qu'amène  une  sombre  et  équivoque  figure  de  mère  ou  de  tante. 
La  future  ballerine  se  dresse  brillante,  au  premier  plan,  déjà 
papillon  d'opéra  par  les  tulles  bouffants  de  sa  jupe,  et  chenille 
des  faubourgs  encore  par  les  côtés  saltimbanques  de  son  maillot 
où  saillissent  en  grosses  bosses  les  genoux  cagneux  de  la 
«  gosse  »  nourrie  d'arlequins  et  d'attignoles.  C'est  le  fruit  vert 
qu'il  va  falloir  dégrossir,  assouplir,  façonner  au  vice  élégant; 
comptez  pour  cela  sur  cette  ombre  hiératique  qui  la  poursuit, 
enfouie  dans  son  châle  de  portière,  les  doigts  crispés  sur  la 
poignée  du  petit  sac  de  cuir  où  s'entasseront  les  recettes  futures. 
Nous  connaissons  peu  de  compositions  si  simples  à  la  fois  et  si 
dramatiquement  éloquentes.  C'est  une  œuvre  de  maître  que  cette 
pièce,  à  laquelle  un  travail  puissant  et  fruste  laisse  toute  sa  valeur 
d'expression.  La  Fille  à  sa  tante  continue  l'enquête  plastique  sur 
les  transformations  de  l'élève  courtisane  :  un  peu  grandie,  mieux 
en  chair,  déjà  jolie,  presque  mûre,  elle  suce  un  sucre  d'orge  de 
l'air  d'hébétude  particulier  à  ces  enfants  que  trop  de  gymnastique 
anihile  cérébralement,  cependant  que  la  tante  tricote,  attendant 
patiemment  l'heure  de  la  fortune  prochaine.  Plus  loin,  la  voilà  en 
plein  travail  pour  gagner  ses  grades,  dans  :  On  se  tourne,  —  On  se 
retourne,  —  Arabesque  ouverte,  —  A  la  barre,  etc.  Et  voici  enfin  la 
planche  Devant  la  glace,  où,  danseuse  et  cocotte,  la  fille  est  assez 
vicieuse,  assez  fardée,  assez  publique  pour  mériter  la  couche  d'un 
prince  ou  d'un  banquier.  Ces  études  resteront,  quoique  tirées  à 
vingt-cinq  épreuves  seulement,  car  elles  seront  précieusement  con- 
servées dans  les  cartons  des  amateurs  ;  c'est  un  vivant  document  de 
notre  époque,  un  coin  curieux  de  la  vie  parisienne,  vu  par  un 
artiste  qui  est  aussi  un  philosophe  plein  de  tendre  pitié  pour  les 
«  gosses  »  de  la  danse. 


QUELQUES  ARTISTES  DE  CE  TEMPS 


273 


Tous  ces  ouvrages  sont  du  Legrand  connu,  quoique,  de  par 
leur  tirage  très  restreint,  réservés  à  un  petit  nombre  de  collec- 
tionneurs :  nous  voulons  parler  maintenant  du  Legrand  que  nous 
apprécions  davantage,  du  Legrand  des  pastels.  Pour  les  connaître, 
ces  pastels,  il  n'y  a  pas  deux  moyens  :  il  faut  aller  voir  son  ami 
Pellet,  le  marchand  d'eaux-fortes  du  quai  Voltaire,  l'éditeur  des 


LE     FILS     DU     CHARPENTIER 

Dessin  de  Louis  Legrand. 


lithographies  du  Cap  de  ht  Chèvre,  des  Petites  de  la  danse,  de  la 
Mater  inviolata,  etc.  Pellet  est  un  fanatique  de  Legrand,  il  a  foi 
dans  son  talent,  et  dès  ses  débuts,  il  l'a  défendu  avec  courage  et 
conviction  contre  les  attaques  qui  ne  manquent  pas  d'assaillir  à 
son  entrée  dans  l'arène  un  solide  lutteur  dont  on  craint  la  poigne 
vigoureuse.  Pellet  ne  peut  se  lasser  d'acheter  les  pastels  de 
Legrand,  sa  collection  fait  son  orgueil,  et  l'on  doit  rendre  justice 
à  l'amour  sincère  qu'il  professe  pour  ces  belles  choses.  C'est,  à 

1894.   —  L'ARTISTE.   —  NOUVELLE  PÉRIODE  :   T.   VII  l8 


274  L'ARTISTE 

notre  avis,  dans  ses  pastels  que  Legrand  se  donne  tout  entier.  Ils 
sont  exécutés,  avons-nous  dit,  avec  la  simplicité  des  fresquistes  de 
la  Renaissance.  Une  nuance  de  fond,  un  modelé  en  bleu,  violet  et 
en  orangé,  quelques  autres  teintes  discrètes,  et  cela  suffit.  Il 
semblerait  que  Legrand  a  peur  d'amuser  l'œil  par  les  recherches 
de  couleur  et  de  le  détourner  de  ce  qui  l'intéresse  davantage 
lui-même,  le  trait  et  le  modelé.  Par  des  touches  simples  et  justes, 
en  peintre  qui  peint  largement,  il  obtient  des  effets  étonnants  de 
vie  et  de  lumière.  Presque  tous  les  sujets  des  Petites  de  la  Danse 
ont  été  traités  au  pastel  dans  de  grandes  dimensions.  On  se  tourne, 
—  On  se  retourne,  —  A  la  barre,  etc.  Une  merveille,  c'est  la  petite 
danseuse  accroupie  dans  une  pose  de  divinité  indoue  de  la  planche 
Les  gosses  de  la  danse  :  les  cheveux  de  la  fillette  sont  un  miracle  de 
simplicité.  A  remarquer  Deux  danseuses  à  leur  toilette  où  le 
sentiment  de  la  chair  domine  parmi  les  transparences  des  tulles 
et  des  gazes  légères  ;  —  Danseuse  regardant  son  pied,  —  Danseuse 
souriant  (non  gravée),  —  Deux  danseuses,  —  La  petite  jille  à  la  vache 
(de  la  série  du  Cap  de  la  Chèvre)  et  maints  autres  pastels  dont 
l'énumération  serait  inutile,  car  il  faut  voir  la  peinture  pour  en 
goûter  la  saveur.  Le  carton  de  la  Mater  inviolata,  n'était  son  senti- 
ment profondément  moderne,  semblerait  quelque  fresque  enlevée 
à  la  muraille  d'un  couvent  d'Italie.  Il  n'y  a  pas  imitation  pourtant, 
il  y  a  rencontre  dans  la  simplicité  des  moyens  et  la  grandeur  de 
la  conception.  Encore  une  fois,  que  les  gens  qui  ont  la  direction 
officielle  des  travaux  de  l'État  aillent  voir  si  le  marchand  qui  a 
réuni  une  telle  collection  ne  les  a  pas  devancés  dans  la  compré- 
hension de  cet  artiste  que  l'on  voudrait  voir,  de  même  que 
certains  autres,  occupé  à  des  travaux  dignes  de  son  talent. 

Pour  finir,  nous  mentionnerons  les  deux  grandes  eaux-fortes 
que  Legrand  vient  de  terminer  :  Le  Fils  du  charpentier  et  la  Parole 
divine.  Le  Fils  du  charpentier  modernise  l'idéal  chrétien  de  la 
famille,  comme  la  Mater  inviolata  modernisait  l'amour  maternel 
de  la  Vierge  pour  le  petit  Jésus.  Sur  un  tas  de  planches  la  Vierge 
et  l'enfant  sont  assis,  peints  au  naturel  dans  une  pose  familiale  que 
Legrand  a  dû  surprendre  et  noter  dans  son  propre  intérieur:  une 
auréole  à  peine  indiquée  désigne  seule  cette  Vierge  de  nos  jours  à 
l'adoration  des  mystiques.  Le  charpentier  contemple  cette  scène, 
un  brave  charpentier  de  village  dont  la  ferveur  n'a  pas  besoin  de 
costumes  patiemment  reconstitués  d'après  de  savantes  recherches. 


QUELQUES  ARTISTES  DE  CE  TEMPS  275 

Nous  avouons  notre  faible  pour  ces  évocations  mythiques, 
figurées  par  des  contemporains,  et  dont  les  Mystères  du  moyen  âge, 
Rembrandt  et  plusieurs  autres  peintres  ont  donné  l'exemple. 
Qu'importe  la  précision  du  costume  dans  les  figurations  où  l'idée 
domine,  où  le  sentiment  a  la  plus  grande  part?  Il  est  triste  de 
penser  qu'il  n'y  aura  que  trente  épreuves  de  cette  belle  gravure, 
mais  les  difficultés  du  tirage  le  veulent  ainsi. 

Trente  épreuves  aussi  de  la  Parole  divine.  Dans  un  paysage 
purement  conventionnel,  le  jeune  Maître  est  assis  et  parle,  dans 
un  mouvement  délicieux  de  simple  exhortation  ;  à  ses  pieds  deux 
Madeleines  l'écoutent,  le  sourire  aux  lèvres,  oublieuses  des  choses 
passées,  pleines  de  paix  et  d'espoir,  heureuses  d'être  innocentées 
par  Celui  qui  met  sa  principale  force  dans  le  pardon.  Jamais 
Legrand  n'a  été  plus  hautement  inspiré.  Nous  ne  savons  pas 
quelles  sont  ses  convictions  religieuses,  mais  ceux  qui  prêtent 
encore  l'oreille  à  la  voix  de  Jésus  et  qui  se  conforment  à  sa 
doctrine  éprouveront,  en  regardant  la  Parole  divine,  l'émotion 
sincère  que  donnent  les  grands  ouvrages  de  l'art  chrétien. 

LOUIS   MORIN. 


LES  MAITRES  DE  LA  LITHOGRAPHIE 


CHARLET 


(Suite)i 


J'ai  cité  par  avance  deux  des  pièces  capitales  de  Y  Album  de 
1826.  Il  vaut  à  peu  près  celui  de  1824;  c'est  dire  que 
les  dessins  remarquables  n'y  manquent  pas.  En  comparant 
les  ?70S  2  et  y,  on  observera  comment  Charlet  a  su  nuancer  suivant 
l'arme  deux  scènes  de  galanterie  militaire  presque  pareilles.  Dans  le 
n°  2,  c'est  un  caporal  de  voltigeurs  qui  offre,  entre  le  pouce  et 
l'index,  un  papillon  à  l'objet  de  sa  flamme:  «  Le  Papillon  léger, 
dit-il,  est  l'emblème  du  cœur,  qui  s'ennuie  dans  le  centre  cl  devient 
voltigeur  ».  Il  arrondit  son  geste  comme  sa  phrase,  prétentieu- 
sement. Il  est  franchement  comique  à  voir,  quoique  joli  homme, 
et  la  jeune  bonne  l'écoute  d'un  air  d'autant  plus  sentimental. 
Le  n°  )  nous  montre  un  fourrier  de  hussards  au  pied  d'une 
autre  jeune  bonne  assise  sur  un  banc  de  jardin.  Lui  est  à  la 
fois  plus  simple  et  plus  entreprenant  :  «  Charmante  Gabriclle,  lui 
dit-il  en  lui  prenant  la  main,  je  veux  vous  faire  un  sort,  foi  de  sous- 
officier  du  2e  bouqards*.  Et  Gabrielle  plus  jolie,  plus  accoutumée 
peut-être  à  des  déclarations  de  ce  genre,  écoute  d'un  air  modeste  ; 
tous  deux  sont  jeunes  et  gracieux,  la  scène  est  presque  poétique. 
L'éternel  thème  de  l'ancien  se  faisant  payer  à  boire  par  le  conscrit 
est  le  sujet  du  u°  ij.  Le  vieux  sapeur  est  encore  assis  à  la  table  du 
cabaret:  ils  étaient  là  tous  deux  depuis  longtemps  sans  doute, 

1  V.  l' Artiste  de  février  et  mars  derniers. 


LES  MAITRES  DE  LA  LITHOGRAPHIE  277 

attendant  réciproquement  chacun  que  l'autre  se  décide  à  mettre  la 
main  à  la  poche;  à  la  fin  le  conscrit  se  lève,  et  d'un  air  fâché, 
jetant  l'argent  sur  la  table  :  «  Sapeur,  s'écrie-t-il,  c'est  fini,  plus  de 
carottes.  Chacun  son  écot,  comme  tout  Français  la  doit  !  »  Rien  ne  vaut 
sa  mine,  sinon  l'air  profondément  tranquille  du  sapeur,  qui  compte 
bien  sur  le  point  d'honneur  du  petit  pour  que  le  cabaretier  soit 
totalement  payé.  J'aime  moins,  parce  que  je  la  trouve  moins  fine, 
la  pièce  beaucoup  plus  connue  qui  a  pour  légende  :  «  Asse\  causé, 
on  va  se  rafraîchir  d'un  coup  de  sabre  ».  Mais  je  mets  au  même  rang 
celle  que  voici,  où  la  fantaisie  et  la  réalité  sont  si  singulièrement 
mélangées.  Près  de  la  porte  d'un  cimetière,  un  vieux  bourgois  s'est 
mis,  pour  se  consoler  sans  doute,  à  prendre  un  verre  avec  un 
militaire.  L'enseigne  du  cabaret  convient  à  sa  situation  :  «  Au 
rendez-vous  du  Cimetière;  Follet,  fait  noces  et  festins  ».  Tout  à  coup,  à 
la  sixième  bouteille,  le  vieil  homme  s'attendrit  et  porte  la  main  à 
son  front:  «  Carabinier,  dit-il,  ma  défunte  me  revient!  »  Et  le  carabinier 
de  rire.  L'Ecole  chrétienne,  pour  l'originalité  pittoresque  du  défilé 
d'enfants,  M.  Pigeon  solliciteur,  pour  la  gaieté  de  l'idée  et  l'adresse 
du  dessin,  mériteraient  bien  encore  une  mention.  Je  les  signale  sans 
les  décrire,  craignant  d'abuser  du  lecteur. 

Aussi  bien,  après  ce  brillant  Album  de  1826,  voyons-nous  la  verve 
de  Charlet  subir  comme  un  temps  d'arrêt  ou  une  période  de  fatigue. 
Les  Croquis  lithographiques  à  l'usage  des  enfants  (1826)  ont  obtenu 
de  leur  temps  une  estime  que  nous  ne  pouvons  leur  donner 
aujourd'hui.  L'esprit  et  le  dessin  nous  en  paraissent  également 
faux,  vieillots  et  désagréables.  Dans  l'Album  de  1827,  il  n'y  a, 
en  réalité,  qu'une  pièce  franchement  jolie,  celle  qui  a  pour  légende: 
«  Mon  mari  les  aime  singulièrement...  les  lanciers  ».  Ainsi  parle  une 
jeune  et  jolie  femme,  en  étonnante  capote  du  temps,  à  un  galant 
officier  assis  près  d'elle,  tandis  que  le  mari  fait  grise  mine  à  l'autre 
bout  de  la  table.  Le  petit  garçon,  qui  joue  au  soldat,  porte  déjà 
l'uniforme  de  lancier.  «  Ceux-là  qui  se  bat  pour  la  galette,  etc.  ».  «  Tu 
vois  Austerlit-z  au  moment  du  tremblement, etc.  »  et  «  Voilà  mon  fourrier 
(M.  Binet),  etc.  »,  sont  des  compositions  assez  bien  venues, 
mais  ne  font  que  répéter,  sous  une  forme  affaiblie,  des  idées 
maintes  fois  déjà  utilisées.  L'Album  de  1828  ne  contient  même 
pas  une  pièce  à  signaler.  Les  Fantaisies  (pour  Frérot),  commencées 
en  1824  mais  publiées  par  cahiers  jusqu'en  1827,  sont  un  recueil 
secondaire.  En  réalité,  Charlet  ne  se  ressaisit  qu'en  1828,  dans  les 


278  L'ARTISTE 

Croquis  et  pochades  à  T encre.  Là,  justement  parce  qu'il  laisse  à  sa 
main  liberté  entière,  et  ne  prétend  formuler  aucun  sujet,  nous 
revoyons  des  dessins  pleins  de  mordant  et  de  fraîcheur  :  tels  les 
deux  Turcs,  l'un  assis  (n°  i),  l'autre  debout  (n°  2),  la  Jeune  marchande 
d'œufs,  à  laquelle  un  ivrogne  débite  des  galanteries,  surtout  la 
feuille  de  Croquis  et  grijfonncnients  et  le  Gros  aubergiste  une  broche  à 
la  main.  M.  de  La  Combe  a  raison  de  dire  que  plusieurs 
de  ces  croquis  pourraient  rivaliser  avec  des  eaux-fortes.  Le  trait  de 
plume  y  a  la  décision  d'un  trait  de  pointe,  et  les  colorations 
de  l'encre  étalée  sont  souvent  aussi  riches  que  celles  de  la  morsure. 
On  pourrait  ajouter  que  ce  sont  là  les  vraies  eaux-fortes  de  Charlet; 
la  même  année  et  peut-être  en  même  temps,  il  avait  voulu  essayer 
du  cuivre  et  du  vernis  ;  ses  quinze  ou  seize  planches  sont  honorables, 
rien  de  plus.  Il  s'en  rendit  compte  et  n'y  revint  pas.  M.  de 
La  Combe  nous  apprend  encore  que  les  croquis  à  l'encre 
n'eurent  aucun  succès  de  vente  ;  c'est  pour  cela  sans  doute  que 
Charlet  n'en  fit  plus  guère  dans  la  suite,  et  nous  le  regrettons. 
L'Album  de  1829  est  presque  aussi  vide  que  celui  de  1828;  celui 
de  i83o  vaut  un  peu  mieux  ;  il  renferme  cinq  ou  six  jolies  pièces, 
d'inspiration  toujours  un  peu  mince  et  pas  bien  neuve,  mais 
agréablement  présentées  :  Le  père  Brousssaille,  l'Hospitalité,  «  //  y 
aura  de  la  baisse!  Bijotot,  mon  ami,  écoide^  vos  huiles  et  méfiez-vous  de 
la  cannelle  »  (dialogue  de  deux  honorables  épiciers,  en  chasse) 
«.Faut  du  tempérament  »,  «  Tout  cane  vaut  pas  mon  doux  Falaise!  »  Les 
deux  Coqs.  Pans  les  deux  cahiers  de  Fantaisies  de  i83i  (il  semble 
que  sous  ce  titre  Charlet  se  sentit  réellement  plus  libre  que  dans 
ses  Albums  proprement  dits,  publiés  à  heure  fixe  et  pour  un  public 
spécial,  à  propos  des  étrennes)  nous  ne  trouvons  guère  de  pièces 
importantes,  mais  plutôt  des  tendances  dont  il  est  temps  de  parler. 
J'en  vois  les  signes  dans  l' Action,  le  Moulin  de  Jemmapes,  la  Marche  îles 
troupes,  h  feuille  de  Croquis  »°j.  La  veine  d'esprit  farceur  qui  avait 
valu  à  Charlet  tant  de  popularité  s'épuise  évidemment,  et  il  s'en 
aperçoit.  Alors  il  revient  à  une  observation  plus  simple  et,  si  j'ose 
dire,  plus  désintéressée  du  vrai.  Le  soldat  individuel  l'attire  moins, 
l'être  collectif  composant  l'armée  l'occupe  davantage.  Les  diffé- 
rentes scènes  de.  la  vie  en  campagne,  la  colonne  au  repos  ou  en 
marche,  la  bataille  même  obsèdent  son  esprit.  Il  n'en  profite  pas 
pour  prétendre  plus  haut  ou  s'attendrir.  Ses  intentions  comme 
ses  impressions   sont  surtout  pittoresques,   et  c'est  par  là   qu'il 


LES  MAITRES  DE  LA  LITHOGRAPHIE  279 

diffère  absolument  de  Raffet.  Cet  instinct,  qui  d'ailleurs  a 
toujours  été  celui  de  Charlet,  de  ne  retracer  que  ce  qu'il  a  pu  voir 
de  ses  yeux,  et  de  ne  rendre  l'émotion  d'un  spectacle  qu'après  l'avoir 
lui-même  éprouvée  sur  place,  s'accentue  ainsi  à  mesure  qu'il  avance 
dans  sa  carrière.  D'autres  conséquences  en  résultent  encore, 
suivies  d'autres  progrès.  Son  dessin,  moins  large  peut-être  en 
apparence,  devient  plus  net,  ses  effets  sont  à  la  fois  plus  colorés 
et  plus  clairs  ;  si  l'on  cherche  ses  chefs-d'œuvre  au  point  de  vue 
du  ton,  c'est  sans  hésitation  dans  les  Albums  de  182 5  à  i83o  qu'il 
faut  les  choisir.  L'évolution  dont  je  parle,  commencée  depuis  1825 
ou  1826,  peut  être  considérée  comme  à  son  terme  en  i83i.  Xon 
que  Charlet  renonce  entièrement  à  ses  sujets  goguenards  et  cesse 
dépeindre  ses  fricoteurs  :  nous  en  retrouvons  dans  Y  Album  de  i832, 
et  nous  en  verrons  jusqu'à  la  fin  dans  tous  ses  recueils  ou  peu  s'en 
faut;  mais,  à  compter  de  i83i,  et  c'est  à  cet  égard  que  la  Marche 
de  Lanciers  sur  un  champ  de  bataille  est  très  importante,  il  est  en 
pleine  possession  de  l'idée  nouvelle  dont  il  va  multiplier  les 
expressions  dans  ses  admirables  Souvenirs  de  Tannée  du  Nord  :  il 
voit  la  vie  militaire  et  nous  la  fait  voir  sous  un  autre  aspect  et 
dans  un  autre  cadre.  Après  avoir  été  le  peintre  le  plus  véridique 
du  troupier  et  du  grognard,  il  devient  à  sa  façon  celui  de  l'armée. 

Au  reste,  cette  Marche  de  lanciers,  si  belle  malgré  les  brûlures  de 
l'acide,  si  vraie  et  si  poétique  en  même  temps  avec  ses  lointains 
sombres  qu'on  devine  plutôt  qu'on  ne  les  voit,  elle  est  la  repro- 
duction d'une  toile  que  tout  le  monde  a  pu  remarquer  à  l'exposition 
de  Charlet,  l'année  dernière.  Cela  seul  est  une  preuve  de  l'esprit  de 
réflexion  que  Charlet  y  a  mis,  des  ambitions  qu'il  y  a  réalisées. 

Les  circonstances  se  chargèrent  de  fournir  à  Charlet,  juste  au 
moment  où  ils  pouvaient  lui  être  le  plus  utiles,  des  éléments  de 
réalité  qu'il  avait  en  vain  cherchés  jusque  là.  On  se  souvient  de 
son  voyage  d'Espagne,  changé  en  simple  excursion  aux  Pyrénées. 
M.  de  Rigny  faisait  encore  partie  de  l'expédition  d'Anvers,  où  il  com- 
mandait une  brigade  de  cavalerie.  C'était  une  occasion  unique  de 
voir  enfin  la  guerre,  et  Charlet  n'y  manqua  pas.  Grâce  à  M.  de 
Rigny,  il  put  aller  partout  et  tout  observer  d'aussi  près  qu'il  le 
voulut.  Ses  lettres,  datées  du  bivouac  de  la  Pipe  de  tabac  (Tête  de 
Flandre)  '  témoignent  de  son  entrain  et  nous  font  connaître  sa 

1  De  la  Combe,  page  63, 


28o  •   L'ARTISTE 

façon  de  vivre.  Les  20  pièces  de  ses  Souvenirs  nous  mettent  sous 
les  yeux  le  pays,  les  deux  armées  avec  leur  allure  propre  et  leur 
physionomie,  plus  faciles  à  reconnaître  qu'à  définir,  la  campagne 
elle-même  telle  qu'un  simple  soldat,  non  pas  un  général,  a  pu  la 
voir  et  la  comprendre.  Rien  de  plus  simple  et  de  plus  précis  que 
cette  série  d'impressions,  je  dirais  rien  de  plus  vécu  si  j'osais  me 
servir  d'un  mot  dont  on  a  trop  abusé.  Le  jour  vient  de  se  lever, 
une  buée  blanche  monte  de  la  terre  humide  et  couvre  les  lointains 
où  perce  pourtant  la  haute  silhouette  de  la  cathédrale.  Hommes  et 
chevaux,  reposés  et  joyeux,  suivent  un  joli  chemin  de  bois  qui 
débouche  sur  la  plaine.  Qui  de  nous,  maintenant  que  tout  le 
monde  a  porté  l'uniforme,  ne  se  souvient  de  quelque  pareil  Matin, 
et  n'en  retrouve  ici  le  souvenir  inattendu?  Même  vérité  dans  le 
Petit  poste  avancé,  où  Charlet  a  si  nettement  caractérisé  la  contrée 
basse  et  coupée  d'eau.  C'est  en  pareil  pays  surtout  que  les  cordiaux 
font  plaisir  et  qu'on  y  recourt.  La  légende  se  charge  de  le  dire  : 
La  vivandière  est  chérie  de  toute  l'armée.  Nous  nous  rapprochons  des 
endroits  où  l'on  se  bat  :  ce  fameux  Bivouac  de  la  Pipe  de  Tabac, 
d'où  Charlet  datait  ses  lettres,  le  voici  lui-même  :  un  endroit  peu 
confortable,  on  peut  le  voir,  et  un  gîte  sommaire.  Pourtant  on  y 
trouve  encore  moyen  de  vivre  à  peu  près  comme  à  la  caserne,  en 
dépit  des  bombes.  Plus  près  encore  de  l'ennemi,  Les  travailleurs 
vont  à  la  tranchée.  Ici  l'insousiance,  même  héroïque,  ne  serait  plus 
de  mise,  on  est  sérieux  ;  à  droite,  par  dessus  le  parapet,  des  soldats 
font  le  coup  de  feu,  tout  à  leur  besogne.  Derrière  l'abri  de  terre, 
les  hommes,  le  fusil  en  bandoulière,  des  outils  ou  des  fascines 
dans  les  mains,  se  défilent  et  se  hâtent.  On  a  dit  que  jamais  Charlet 
n'avait  représenté  la  guerre.  Je  demande  qu'on  m'en  trouve 
ailleurs  une  image  plus  saisissante.  Il  est  vrai  qu'il  a  vu  ces 
choses-là  si  bien  lui-même  et  telles  qu'elles  sont,  qu'il  a  oublié 
d'y  mêler  aucune  rhétorique.  Aussi  bien  des  gens  préfèreront-ils 
les  Tireurs  de  la  compagnie  infernale,  cette  brillante  étude  à  l'encre; 
mais  il  ne  saurait  y  avoir  partage  d'opinion  au  sujet  du  Fort 
S1  Laurent  enlevé  par  les  grenadiers  du  6jmc.  C'est  la  pièce  capitale  de 
la  suite.  L'action  se  passe  à  quatre  heures  du  matin,  dans  la  nuit 
du  i3  au  14  décembre  i832.  Le  mur  d'escarpe,  battu  par  l'artillerie, 
vient  de  s'écrouler  dans  le  fossé;  alors,  profitant  de  l'obscurité,  une 
poignée  de  grenadiers  a  été  lancée  sur  la  brèche.  Ils  gravissent 
péniblement  dans  la  terre  mouvante  et  dans  les  décombres,  le  sac 


LES  MAITRES  DE  LA  LITHOGRAPHIE  281 

au  dos,  la  baïonnette  au  canon,  mais  ils  conservent  leur  ordre,  ils 
se  serrent  et  pas  un  ne  veut  arriver  le  dernier;  déjà  ils  sont  en 
haut,  et  leur  officier,  l'épéc  levée,  se  détache  sur  le  ciel  vaguement 
éclairé  par  la  lune.  Le  mouvement  de  cette  troupe  d'hommes  si 
bien  liée  est  aussi  beau  que  celui  de  Y  Assaut  de  St-]ean-d'  Acre  :  chaque 
soldat  pris  à  part  est  si  naturellement  posé,  si  bien  à  son  affaire,  si 
différent  de  son  voisin  qu'on  les  dirait  tous  étudiés  à  part,  à  loisir. 
La  même  variété,  la  même  observation  parfaite  se  retrouve  d'ailleurs 
au  premier  plan,  où,  derrière  l'abri  de  la  tranchée,  des  groupes  de 
soldats  suivent  des  yeux  leurs  camarades  ;  d'autres  entourent  la 
cantinière,  et  les  trois  généraux  attendent  en  causant.  Ajoutez  que 
l'exécution  est  de  tous  points  digne  des  idées,  colorée  sans  faux 
éclat,  ferme  à  l'extrême  sans  rien  perdre  de  sa  souplesse,  du  plus 
bel  effet.  Et  puis,  la  partie  gagnée,  il  n'y  a  pas  de  rancune,  et 
l'auteur  des  Français  après  la  victoire  ne  pouvait  manquer  de  nous 
donner  encore  ici  quelque  épisode  du  même  genre.  On  remarquera  la 
différence  profonde  des  idées,  à  quinze  ans  d'intervalle.  Dans  la 
grande  pièce  du  jeune  homme,  il  y  a  d'admirables  morceaux,  mais 
qui  se  détachent  d'eux-mêmes,  plaqués  qu'ils  sont  sur  un  fond  de 
mélodrame.  Ce  n'est  pas  sans  raison  qu'un  critique  a  comparé  les 
Français  après  la  victoire  à  un  tableau  final,  avant  la  chute  du 
rideau.  L'arrangement  pour  l'effet  est  tellement  visible  qu'il  ôte 
l'illusion  ;  on  se  sent  ailleurs  que  dans  la  réalité.  On  croirait  que 
l'homme  mûr  a  copié  simplement  ce  qu'il  avait  vu.  L'opposition 
des  deux  sortes  d'uniforme,  celle  des  deux  races  d'hommes  donnent 
à  la  scène  tout  son  intérêt  pittoresque.  Au-dessus  plane  seulement 
cette  idée  que  de  loyaux  ennemis  sont  toujours  de  braves  gens. 
On  peut  comparer  encore  la  Sentinelle  hollandaise  ou  l'Officier 
hollandais  (Infanterie),  avec  les  figures  isolées  de  soldats  français 
exécutées  dix  ans  plus  tôt,  par  exemple  avec  celles  de  YEx-Garde. 
Sans  plus  insister,  je  dirai  que  Charlet  a  saisi  et  rendu  ici  tout  ce 
qu'il  pouvait  rendre  :  l'aspect,  la  tournure  pittoresque,  le  caractère 
immédiatement  visible.  Ce  n'est  pas  en  quelques  semaines  qu'on 
peut  connaître  un  peuple,  une  armée,  mais  en  ces  choses-là  il  faut 
toujours  un  bon.  sens  rare  pour  s'arrêter  à  point.  Assez  d'exemples 
contraires  l'ont  prouvé  depuis. 

L'Album  de  1834  est  fort  mélangé.  Il  semble  que  l'auteur  y 
fasse  un  peu  flèche  de  tous  bois.  «  Sentinelle,  prenez  garde  à  vous  !  » 
est  une  anecdote  agréable.   «  C'est  eux  qui  m'a  provoqué  »  attire  le 


382  L'ARTISTE 

regard  par  le  brillant  du  crayon.  Les  deux  meilleures  pièces  sont  : 
On  se  masse,  l'ancien  est  là...  le  père  F  En  fonceur,  et  On  va  se  former  en 
bataille  par  escadron  dans  la  plaine  voisine;  toujours  des  vues  loin- 
taines de  troupes  évoluant  pour  la  bataille. 

Tout  au  contraire,  Y  Alphabet  moral  et  philosophique  à  l'usage  des 
petils  et  des  grands  enfants  (i835)  est  une  fort  jolie  suite,  où  la 
variété  des  sujets  n'exclut  nullement  l'unité  d'intention.  Les 
vingt-six  pièces  qui  la  composent  ont  je  ne  sais  quoi  d'aimable 
qui  leur  donne  un  caractère  particulier,  et  sans  être  d'égale  valeur, 
presque  toutes  renferment  quelque  chose  de  très  bien,  une  figure, 
un  coin  de  frais  crayonnage,  une  idée  qui  plaît  et  qui  fait  sourire.  Je 
n'entre  pas  dans  les  détails,  ce  serait  trop  long  ;  mais  qu'on  regarde 
dans  A.  Avare,  le  personnage  de  Jean,  dans-  E.  Ecole,  M.  Pomard 
dans  H.  Hospitalité,  le  paysage.  Quelqu'un  a  prétendu  que  Charlet 
n'avait  jamais  su  faire  une  femme,  une  jeune  fille.  Je  renvoie  cet 
appréciateur  sévère  à  la  pièce  P.  Piété  filiale,  la  plus  gracieuse  de  la 
série. 

(A  suivre.) 

GERMAIN  HEDIARD. 


LV  ARTISTE 


■ 


■      JféxJAauw 


CATON     D'UTIQUE 


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LE  MOIS  DRAMATIQUE 


Théâtre  de  la  Porte- Saint-Martix  :  Montc-Gïslo,  drame  d'Alexandre  Dumas  et  Au- 
guste Maquet,  revu  par  M.  Emile  Blavet.  —  Odéon  :  Les  Deux  Noblesses,  comédie  en 
trois  actes  de  M.  Henri  Lavedan.  —  Théâtre- Libre  :  Le  Missionnaire ,  roman 
théâtral  en  cinq  actes  et  six  tableaux,  de  M.  Marcel  Luguct. 


,ANS  Monte-Cristo,  ce  magistral  récit  aux  allures  et  aux  pro- 
portions épiques,  il  n'y  a  pas  seulement  la  matière  d'un 
jà  drame,  mais  de  dix,  de  vingt.  Il  en  est  un  peu  des  romans 
d'Alexandre  Dumas  comme  des  poèmes  homériques  :  on 
peut  puiser  à  pleines  mains  dans  ces  œuvres  merveilleuses, 
où  l'imagination  et  l'esprit  d'observation  triomphent  tour  à  tour,  et 
en  tirer  à  l'infini  des  sujets  de  drames,  de  comédies,  de  proverbes.  Aussi 
me  paraît-il  bien  téméraire  qu'on  veuille  condenser  dé  telles  œuvres, 
réduire  de  si  gigantesques  récits  aux  dimensions  restreintes  d'un  drame. 
Pouvez-vous  vous  figurer  l'Iliade  convertie  en  une  seule  tragédie  devant 
durer  à  peine  trois  heures  de  représentation  ?  Que  deviendront  alors,  vous 
demanderez-vous  avec  angoisse,  ces  tableaux  grandioses  des  conseils  royaux, 
des  entrevues,  des  interventions  divines,  des  batailles,  des  funérailles,  des 
adieux,  qui  se  succèdent,  si  riches  de  couleur  et  de  majesté,  dans  l'épopée 
du  poète  grec?  Non,  on  n'agit  pas  ainsi  à  l'égard  d'Homère;  on  prend  une 
seule  de  ses  pages,  ainsi  que  firent  Eschyle,  Sophocle,  Euripide  et  tant 
d'autres  après  eux,  et  cette  seule  page  suffit  pour  inspirer  et  remplir  un 
drame  tout  entier. 

Monte-Cristo  n'est  pas  l'Iliade,  je  le  veux  bien.  Néanmoins,  par  la  con- 
ception comme  par  l'exécution  de  ses  récits,  par  la  richesse  de  son  imagi- 
nation, par  le  coloris  de  ses  peintures,  par  ses  fières  envolées,  par  son 
souffle,  par  la  hauteur  enfin  de  son  génie,  notre  grand  Dumas  était  un 
parent  du  grand  Homère.  S'il  n'a  pas  embouché  la  vieille  trompette  épique, 
il  a  tiré  du  moderne  clairon  des  sons  assez  éclatants  pour  que  bien  des 
générations  après  la  nôtre  soient  encore  frappées  de  la  puissance  de  ses 
vibrations. 


284  L'ARTISTE 

Et  ce  sont  précisément  ces  vibrations  puissantes  que  nous  n'entendons 
plus  dans  le  drame  tronqué  que  nous  a  donné,  le  mois  dernier,  le  théâtre 
de  la  Porte-Saint-Martin.  Par  bonheur,  tout  le  monde  a  lu  Monte-Cristo  ; 
mais,  si  par  hasard  quelqu'un  des  spectateurs  accourus  à  la  représentation 
avait  négligé  de  lire  le  chef-d'œuvre  d'Alexandre  Dumas,  je  suis  bien  cer- 
tain qu'il  n'aurait  rien  compris  à  cette  succession  hâtive  de  tableaux,  mer- 
veilleux certes,  mais  trop  rapides  pour  opérer  sur  lui  l'impression  voulue 
et  en  outre  mal  rattachés  les  uns  aux  autres  en  raison  des  mutilations  qu'a 
dû  subir  le  roman  pour  devenir  le  spectacle  d'une  seule  soirée. 

Toute  la  première  partie  du  sujet,  depuis  l'arrivée  du  Pharaon  jusqu'à 
l'évasion  du  château  d'If,  si  attachante  dans  le  roman,  est  dans  le  drame 
d'une  déplorable  faiblesse,  et  cela  en  dépit  d'une  mise  en  scène  irrépro- 
chable, de  décors  superbes  et  du  talent  des  acteurs.  C'est  que  tous  ces 
tableaux,  courts,  tronqués,  sans  développement,  sans  lien,  paraissent  invrai- 
semblables, presque  ridicules.  Ainsi  en  est-il,  par  exemple,  de  la  mort  de 
l'abbé  Faria.  Cette  mort  survient  trois  minutes  à  peine  après  l'entrée  en 
scène  de  l'abbé,  et  encore  pendant  ces  trois  minutes  le  malheureux  abbé 
doit-il  s'évanouir  trois  fois  !  Aussi,  quand  dans  le  reste  de  la  pièce  Monte- 
Cristo  répète  qu'il  est  resté  quatorze  ans  prisonnier  au  château  d'If,  est-on 
tenté  de  lui  crier  :  «  Veux-tu  bien  te  taire,  Gascon  !  » 

La  seconde  partie,  c'est-à-dire  l'œuvre  de  justicier  accomplie  par  Monte- 
Cristo,  est  beaucoup  mieux  posée,  plus  développée  et  par  suite  plus  claire 
et  plus  émouvante.  Il  y  a  bien  encore,  par-ci,  par-là,  des  lacunes  regret- 
tables, des  mutilations,  des  situations  mal  ou  plutôt  trop  peu  expliquées, 
comme  les  scènes  de  la  maison  d'Auteuil,  l'arrivée  d'Andréa  et  du  major 
Cavalcanti,  mais  d'autres  tableaux  sont  en  tous  points  admirables,  empoi- 
gnants, dignes  du  chef-d'œuvre.  Au  premier  plan  se  place  celui  de  l'au- 
berge du  pont  du  Gard,  la  scène  de  la  Carconte,  comme  on  l'a  appelé  depuis. 
Cette  scène  est  à  elle  seule  tout  un  drame  admirablement  construit  et  ajou- 
tons aussitôt  admirablement  joué  ;  on  en  suit  avec  angoisse  les  poignantes 
péripéties  tandis  qu'au  dehors  la  tempête  fait  rage,  que  le  vent  fait  battre 
les  vitres  du  logis  et  que  l'éclair  guide  de  ses  lueurs  sinistres  le  bras  des 
assassins.  Très  intéressante  aussi  est  la  réunion  chez  de  Morcerf  ;  on  suit 
avec  émotion  les  entretiens  successifs  de  Monte-Cristo  avec  Mercedes,  avec 
de  Morcerf,  avec  Danglars,  avec  Villefort  ;  mais  combien  plus  émouvantes 
encore  sont  les  entrevues  de  Monte-Cristo  et  de  Mercedes  venant  supplier 
celui  qu'elle  aime  de  ne  pas  tuer  son  fils  ! 

La  mise  en  scène,  je  tiens  à  le  répéter,  est  merveilleuse,  et  certains  dé- 
cors méritent  mieux  que  d'être  vus  en  passant.  Quant  aux  artistes,  ils  sont 
mal  à  l'aise  dans  leurs  rôles  écourtés.  Taillade  ne  peut  rien  tirer  de  celui 
de  l'abbé  Faria;  Desjardins  fait  ce  qu'il  peut  pour  nous  présenter  un  Vil- 
lefort à  peu  près  dessiné;  Péricaud  est  pourtant  superbe  dans  Caderousse; 
Garnier  est  un  médiocre  Edmond  Dantès,  mais  un  excellent  Monte-Cristo. 
Mme  Honorine  atteint  l'idéal  tragique  dans  la  Carconte,  et  M"c  Hausmann 
est  une  touchante  Mercedes. 


LE  MOIS  DRAMATIQUE  285 

Malgré  tout,  on  voit  avec  plaisir  les  silhouettes  de  ces  personnages  dont 
les  aventures  nous  ont  tant  intéressés  jadis  quand  nous  lisions  avec  une 
fureur  dévorante  les  œuvres  d'Alexandre  Dumas.  Seulement,  en  sortant  de 
la  représentation  de  Monte-Cristo,  il  m'a  semblé  que  je  venais  de  feuilleter 
ce  roman  à  nouveau  dans  une  édition  magnifiquement  illustrée,  mais  que, 
pressé  par  le  temps,  j'avais  dû  à  chaque  coup  de  main  tourner  cinquante 
pages  à  la  fois 

Est-ce  que  l'Odéon  va  se  transformer  en  tribune  ?  Après  le  Bourgeois  répu- 
blicain de  M.  Albin  Valabrègue,  ce  théâtre  nous  donne  une  autre  pièce 
politique  avec  les  Deux  Noblesses  de  M.  Henri  Lavedan.  Mais  tandis  que 
la  première  n'était  qu'un  tout  petit  acte  gai,  vif,  pimpant,  rapide,  prétexte 
ingénieusement  dramatique  d'un  exposé  de  théories  sagement  socialistes, 
la  seconde  affecte  les  allures  d'une  véritable  comédie  de  mœurs  et  pousse 
la  prétention  jusqu'à  nous  montrer  en  contact  des  représentants  de  ce  qu'on 
appelle  encore  les  diverses  classes  de  la  société.  Nous  y  voyons  des  nobles, 
des  bourgeois,  des  ouvriers  :  l'aristocratie,  le  capital,  le  travail;  l'action 
de  ces  divers  éléments  se  combine  ingénieusement  avec  une  intrigue  amou- 
reuse dont  l'auteur,  habile  dramaturge,  a  fait  l'intéressant  canevas  des  déve- 
loppements de  sa  thèse  sociale. 

Au  premier  acte,  le  meilleur  nous  a-t-il  semblé,  nous  sommes  introduits 
dans  le  cabinet  de  travail  d'un  M.  Roche,  riche  industriel.  M.  Roche  est 
en  conversation  avec  son  fils  Henri,  un  beau  garçon  de  vingt-cinq  ans. 
Par  ce  dialogue  nous  apprenons  que  M.  Roche,  né  de  parents  français,  a 
été  élevé  en  Amérique,  qu'il  a  été  d'abord  simple  ouvrier,  mais  qu'ayant 
épousé  la  fille  de  son  patron,  il  est  revenu  en  France,  où,  grâce  à  son  ini- 
tiative, à  son  activité  et  aussi  aux  capitaux  de  sa  femme,  il  a  pu  se  lancer 
et  réussir  dans  la  grande  industrie.  Il  a  découvert  des  puits  de  pétrole,  fondé 
pour  leur  exploitation  une  usine  qu'il  dirige  aujourd'hui.  Il  a  trente  mille 
ouvriers  sous  ses  ordres,  une  fortune  de  plus  de  vingt  millions  ;  il  est 
officier  de  la  Légion  d'honneur  et  jouit  d'une  considération  égale  à  son 
mérite. 

Son  fils  Henri,  qu'il  a  associé  à  ses  travaux,  est  un  grand  admirateur  de 
son  père,  mais  au  fond  il  ne  professe  qu'un  goût  médiocre  pour  l'indus- 
trie. Il  s'y  attache  par  devoir,  mais  sans  passion;  d'autres  idées  le  hantent  : 
son  rêve  serait  de  vivre  en  aristocrate  et  non  en  travailleur,  de  jouir  en 
délicat  des  revenus  de  ses  millions,  de  voir  s'ouvrir  devant  lui  les  portes 
des  vieux  manoirs  et  des  hôtels  du  noble  faubourg,  et  de  s'adonner  libre- 
ment aux  plaisirs  raffinés  permis  à  leurs  hôtes  blasonnés.  Il  souffre  de 
n'avoir  ni  aïeux  ni  armoiries.  Ces  goûts  instinctifs,  naturels  chez  le  jeune 
homme,  héréditaires  même,  —  l'avenir  nous  l'apprendra,  —  s'affirment 
avec  d'autant  plus  d'énergie  qu'il  s'est  épris  de  Mllc  Suzanne  de  Touringe, 
fille  du  marquis  de  Touringe,  dont  le  manoir  est  voisin  de  l'usine. 

Nous  apprenons  bientôt  que  cet  amour  est  partagé  par  la  jeune  fille. 
Au  cours  d'une  visite  faite  par  le  marquis  à  l'industriel,  les  deux  jeunes 


286  L'ARTISTE 

gens  se  trouvent  par  hasard  un  instant  seuls.  Dans  cette  scène  franche, 
enlevée,  hardie,  Henri  et  Suzanne  se  jurent  éternelle  fidélité,  mais  l'un  et 
l'autre  sont  bien  décidés  à  ne  s'unir  qu'avec  le  consentement  de  leurs  pères. 
Au  même  moment  paraissent  M.  Roche  et  le  marquis  de  Touringe.  Henri 
s'arme  de  courage  et  demande, au  marquis  la  main  de  Suzanne. 

Avec  une  courtoisie  tout  aristocratique  mais  avec  une  fermeté  non  moins 
chevaleresque,  le  marquis  oppose  à  cette  demande  un  refus  formel.  Jamais 
il  ne  donnera  sa  fille  à  un  roturier,  jamais  surtout  il  ne  la  donnera  à  un 
roturier  riche;  il  ne  veut  pas  que  dans  son  monde  on  puisse  dire  qu'il  s'est 
mésallié  pour  redorer  son  blason.  M.  Roche,  non  moins  correct  que  le  mar- 
quis, réplique  :  «  Je  refuse  de  mon  côté  mon  consentement  à  mon  fils  ; 
vous  ne  voulez  pas  vous  mésallier,  monsieur  le  marquis,  et  j'entends,  moi, 
ne  pas  me  désallier.  »  Et  plusieurs  fois,  dans  le  courant  de  la  pièce,  j\1.  Roche 
exposera  ces  mêmes  principes  d'intransigeance  bourgeoise.  Il  s'est  fait  lui- 
même,  il  ne  veut  pas  entrer  dans  une  maison  où  l'on  semblera  l'accepter 
par  grâce  ;  la  véritable  noblesse  est  celle  que  l'on  acquiert  par  soi-même  ; 
celle  des  aïeux,  on  la  ramasse. 

Dans  d'autres  scènes  d'exposition  non  moins  habiles,  sinon  aussi  inté- 
ressantes, nous  faisons  la  connaissance  de  Mme  Roche,  femme  soumise  et 
aimante;  de  la  marquise  de  Touringe,  frivole  à  souhait;  d'un  vieux  doc- 
teur, noble  par  son  nom,  bourgeois  par  principe  et  par  sa  profession,  trait 
d'union  entre  l'usine  et  le  manoir;  d'un  contre-maître  de  l'usine,  un  cer- 
tain M.  Moret,  à  l'allure  louche,  homme  de  confiance  de  M.  Roche,  mais 
qui  le  trahit  en  excitant  les  ouvriers  contre  leur  patron;  enfin  de  deux 
députés,  l'un  royaliste,  l'autre  socialiste.  Nous  entendons  aussi  beaucoup 
parler  d'une  Mme  Durieu,  chez  qui  tout  ce  monde  fréquente  et  que  tout 
ce  monde  vénère.  C'est  à  n'en  point  douter  une  bonne  vieille,  douce,  indul- 
gente et  qui  dépense  en  bonnes  œuvres  le  meilleur  de  son  argent. 

Au  second  acte  nous  sommes  dans  son  jardin.  Le  contre-maître  Moret, 
démasqué  par  son  patron,  a  été  renvoyé  de  l'usine  ;  il  vient  demander  à 
parler  à  Mmc  Durieu,  qui  le  recevra  dans  une  heure,  après  la  réunion  du 
comité  de  l'œuvre  de  «  la  Frontière.  » 

—  Une  frontière,  qu'est-ce  que  c'est  que  cela?  demande  alors  Moret  au 
jardinier  de  Mrae  Durieu. 

Le  pauvre  jardinier  est  bien  embarrassé  pour  donner  une  définition, 
cependant  il  trouve  celle-ci,  la  meilleure  peut-être  :  une  frontière,  c'est  ce 
qui  sépare  deux  pays... 

—  Deux  pays,  réplique  Moret  en  haussant  les  épaules,  mais  il  n'y  a  qu'un 
seul  pays!... 

—  Ah!  oui,  la  France!...  s'écrie  le  jardinier  triomphant. 

—  Imbécile!  la  terre,  le  monde  tout  entier,  dit  Moret,  qui  s'en  va  en 
grommelant  et  en  laissant  le  jardinier  ahuri. 

Nous  voici  renseignés.  Ce  Moret  est  un  sans-patrie,  un  anarchiste.  A 
son  retour  il  nous  initiera  à  ses  moyens  de  propagande.  Sa  bombe  à  lui 
est  d'une  espèce  toute  spéciale;  sa  dynamite,  c'est  le  scandale;  il  triom- 


LE  MOIS  DRAMATIQUE  287 

pliera  des  riches  et  des  grands  en  les  diffamant;  il  pénétrera  les  secrets  des 
familles,  il  découvrira  les  taches  cachées,  et  il  précipitera  les  capitalistes 
dans  la  fange  et  dans  la  misère  en  divulguant  leurs  faiblesses,  leurs  chutes, 
leurs  ignominies. 

Il  vient  demander  à  Mme  Durieu  qu'elle  intervienne  auprès  de  M.  Roche* 
pour  obtenir  sa  réintégration;  mais  il  exige  qu'elle  obtienne  cette  réinté- 
gration, et  il  va  jusqu'à  lui  poser  ses  conditions.  Mettant  aussitôt  ses 
théories  en  pratique,  il  lui  dit  d'un  ton  menaçant  :  «  Vous  ne  vous  appelez 
pas  madame  Durieu,  vous  êtes  la  princesse  d'Aurec.  Votre  mari,  le  prince 
d'Aurec,  s'est  brûlé  la  cervelle  parce  qu'il  s'était  fait  pincer  trichant  à  son 
cercle.  En  vain  vous  le  nieriez  :  j'étais  alors  agent  de  la  Sûreté,  et  c'est 
moi  qui  devais  arrêter  le  prince  escroc.  Mais  vous  aviez  un  fils,  qui  vous 
fut  enlevé  par  une  parente  qui  avait  quelques  raisons  de  n'avoir  pas  con- 
fiance en  vous.  Ce  fils,  vous  le  cherchez  depuis  trente  ans;  eh  bien!  ce  fils 
est  vivant,  je  sais  où  il  est,  et  si  vous  obtenez  ma  réintégration,  je  vous 
le  dirai,  mais  seulement  alors.  »  La  pauvre  Mmc  Durieu  n'obtient  pas  la 
réintégration  exigée;  il  est  vrai  qu'elle  n'ose  pas  faire  la  confidence  à  Roche 
du  marché  dont  elle  est  une  des  parties. 

Entre  temps  il  y  a  eu  la  réunion  du  comité  de  «  la  Frontière  »,  scène 
épisodique,  mais  fine  satire  de  ces  œuvres  de  bienfaisance  inventées  par 
les  riches  pour  se  dispenser  des  devoirs  plus  lourds  de  la  vraie  charité;  il 
y  a  aussi  une  entrevue  d'Henri  et  de  Suzanne,  qui  ont  échangé  un  pre- 
mier et  timide  baiser  sous  les  yeux  de  la  bonne  Mrae  Durieu  qui  feignait 
de  dormir. 

Au  troisième  acte,  la  grève  a  éclaté  dans  l'usine  Roche.  Les  députés  se 
démènent.  Les  ouvriers  formulent  deux  revendications  :  une  augmentation 
de  salaire  et  la  réintégration  de  Moret.  M.  Roche  reçoit  les  délégués.  Les 
deux  députés  qui  doivent  assister  à  l'entretien  se.  dérobent;  c'est  le  moment 
de  se  montrer,  ils  se  cachent.  Par  contre,  Moret  arrive  avec  ses  anciens 
camarades.  L'industriel  accorde  en  partie  satisfaction  à  la  première  reven- 
dication de  ses  ouvriers  :  il  augmentera  les  salaires,  non  point  pourtant 
dans  les  proportions  demandées.  Quant  à  la  réintégration  de  Moret,  il  s'y 
refuse  absolument. 

La  scène  manque  d'ampleur,  peut-être  aussi  de  sincérité.  Il  semble  que 
l'auteur  ait  tout  à  coup  reculé  devant  la  solution  de  l'effrayant  problème 
qu'il  posait,  mettant  ainsi  en  conflit  et  en  présence  le  capital  et  le  tra- 
vail. La  lutte  n'est  pas  nettement  engagée,  la  solution  reste  vague,  et  il 
nous  est  impossible  de  prendre  parti.  Roche  a  trop  vite  fait  de  démontrer 
à  ses  ouvriers  qu'il  est  leur  véritable  ami  et  que  leur  intérêt  est  de  reprendre 
leur  travail,  et  les  ouvriers  ont  aussi  trop  vite  fait  de  se  laisser  convaincre 
par  leur  patron.  A  peine  hasardent-ils  quelques  gestes,  quelques  objections 
timides.  Est-ce  bien  ainsi  que  les  choses  se  passent  ? 

Moret  pérore  seul;  se  voyant  lâché  par  les  camarades,  il  tire  son  dernier 
argument  :  «  Il  vous  dit  qu'il  est  un  des  vôtres,  s'écrie-t-il,  qu'il  s'appelle 
Roche  ;  eh  bien,  il  vous  ment,  il  est  prince,  et  son   nom  est  le  prince 


288  L'ARTISTE 

d'Aurec!  »  Roche,  d'abord  surpris,  tire  bientôt  parti  de  cette  attaque  inat- 
tendue, et  dans  une  brillante  riposte  achève  de  se  concilier  ses  ouvriers  en 
leur  disant  :  «  Oui,  c'est  vrai,  j'étais  prince,  mais  j'ai  voulu  me  faire  ou- 
vrier, j'ai  travaillé  comme  vous  sous  un  patron,  je  suis  descendu  comme 
<rous  dans  la  mine,  et  je  ne  dois  ma  fortune  qu'à  moi-même.  »  C'est 
entendu  ,  la  grève  est  finie ,  et  Moret  vaincu  sort  en  rugissant.  Mais 
malheur  à  nous!  si,  en  raison  de  sa  défaite,  il  allait  se  rallier  à  la  théorie 
de  la  dynamite  genre  Ravachol  ou  Vaillant!...  M.  Lavedan  nous  laisse  per- 
plexes. 

Henri  a  assisté  à  l'entretien;  son  rêve  est  réalisé  :  il  est  donc  prince, 
fils  de  prince  et  de  prince  authentique.  Ah!  comme  il  reproche  alors  à 
son  père  d'avoir  renoncé  à  sa  noblesse,  de  l'avoir  ainsi  sacrifié,  lui,  son 
fils.  Mais  Roche  se  fait  gloire,  au  contraire,  d'avoir  réussi  en  devenant 
roturier. 

Le  marquis  de  Touringe,  sa  fille,  Mmc  Durieu,  arrivent  à  cet  instant. 
Henri,  tout  ému,  encore  sous  le  coup  de  la  révélation  qui  vient  de  lui 
être  faite  et  de  sa  discussion  avec  son  père,  va  au  marquis  et  lui  dit  : 
«  Vous  avez  connu  le  prince  d'Aurec?  —  Oui,  certes!  répond  le  marquis, 
et  je  me  trouvais  au  cercle  le  jour  où  il  fut  surpris  trichant  au  jeu.  — 
Vous  en'  avez  menti  !  s'écrient  Henri  et  son  père.  Je  suis  son  fils,  dit 
Roche.  » 

Mais  Mn,t  Durieu  intervient.  On  ne  se  battra  pas.  Elle  raconte  le  suicide, 
du  prince  et  défend  sa  mémoire  :  «  De  quel  droit  ?  lui  dit  le  marquis.  — 
Je  suis  sa  veuve,  »  répond-elle  en  s'affaissant.  Roche  se  jette  à  ses  pieds 
en  s'écriant  :  «  Ma  mère  !  »  et  la  bonne  dame  le  presse  avec  tendresse  dans 
ses  bras.  Le  marquis  de  Touringe  ne  s'opposant  plus  au  mariage,  Suzanne 
épousera  Henri,  mais  elle  veut  s'appeler  Mme  Roche.  Henri,  au  contraire, 
à  qui  les  actes  de  l'état-civil  donneront  certainement  raison,  veut  qu'elle 
s'appelle  la  princesse  d'Aurec. 

La  pièce  est  superbement  jouée,  et  il  n'y  a  qu'à  louer  dans  l'interpré- 
tation :  Albert  Lambert  dans  Roche,  Fénoux  dans  Henri,  Delaunay  fils 
dans  le  marquis  de  Touringe,  Rameau  dans  Moret,  sont  admirables  de 
vérité  et  de  naturel.  Mnic  Tessandier  est  une  majestueuse  MnK  Durieu,  et 
M"0  Rose  Syma  une  adorable  fille  de  marquis.  Dans  leurs  rôles  secon- 
daires, MM.  Duard,  Samary  et  Berthet,  Mmcs  Grumbach,  Gerfaut  et  Du- 
noyer  ne  méritent  pas  moins  nos  éloges. 

Et  cependant,  quand  le  rideau  tombe,  malgré  les  qualités  de  l'œuvre  et 
de  l'interprétation,  on  éprouve  comme  une  déception,  comme  un  malaise. 
L'intérêt  n'a  pas  faibli  un  seul  instant,  l'attention  a  été  sans  cesse  sollicitée, 
et  on  a  suivi  toutes  les  péripéties  du  drame  avec  une  émotion  réelle.  La 
pièce  est  donc  d'un  maître.  Pourquoi  ce  je  ne  sais  quoi  inexprimable  qui 
vient  tout  à  coup  refroidir  l'admiration  et  arrêter  l'enthousiasme  ?  Pour- 
quoi ?  Mais  certainement  à  cause  de  ce  manque  de  crànerie  de  l'auteur 
au  moment  psychologique,  pour  parler  le  langage  courant.  M.  Lavedan  a 
un  peu  trop  imité  les  députés  qu'il  a  mis  en  scène,  il  s'est  dérobé  à  l'heure 


LE  MOIS  DRAMATIQUE  289 

où  il  fallait  se  montrer.  La  question  politico-sociale  qu'il  voulait  traiter, 
—  le  titre  de  sa  pièce  en  est  une  preuve,  —  au  fond  ne  l'est  nullement. 
Et  même,  en  poussant  plus  avant  la  critique  de  l'œuvre,  on  peut  dire  que 
grâce  aux  réticences,  aux  ménagements,  aux  demi-mesures,  aux  arguments 
voilés  de  la  thèse,  aux  circonstances  bizarres  qui  amènent  le  dénouement, 
la  conclusion,  la  morale,  si  l'on  veut,  qui  s'en  dégage  est  diamétralement 
opposée  à  celle  que  l'auteur  semble  avoir  voulu  en  tirer  et  qu'il  voulait 
certainement  imposer  à  notre  esprit. 

Qui  triomphe  en  effet  ?  Est-ce  la  noblesse  de  mérite,  si  exaltée  pourtant 
pendant  ces  trois  actes,  ou  la  noblesse  de  race,  si  cruellement  flagellée  ? 
C'est  la  noblesse  de  race  dans  les  personnages  de  Suzanne,  d'Henri  et  du 
marquis  de  Touringe.  En  somme,  ce  n'est  pas  parce  qu'il  est  le  fils  d'un 
travailleur  honnête  et  intelligent  qu'Henri  satisfait  son  amour,  mais  parce 
qu'il  est  le  petit-fils  d'un  prince  voleur.  Et  Roche,  l'âme  pensante  et  agis- 
sante de  la  pièce,  tombe  au  dénouement  dans  le  troisième  dessous.  Et  les 
travailleurs,  où  sont-ils  alors?  Ah!  bien  oubliés  et  leurs  revendications 
aussi.  Et  les  députés  ?  Enfuis.  Et  l'anarchiste  Moret  ?  Éclipsé. 

Peut-être  M.  Lavedan  eût-il  dû  prendre  un  tel  sujet  corps  -à  corps,  se 
mesurer  sans  crainte  avec  lui  ou  ne  pas  le  tenter  s'il  n'était  pas  décidé  à 
aller  jusqu'au  bout.  Certes,  c'eût  été  du  courage,  de  la  témérité,  de  l'au- 
dace même  que  d'affronter  une  telle  lutte;  mais  le  péril  attire  les  braves, 
et  M.  Lavedan  me  paraît  assez  fort  et  assez  bien  armé  pour  n'avoir  rien 
à  redouter  des  plus  chaudes  batailles. 

C'est  un  rôle  très  modeste,  trop  modeste  même,  qu'a  rempli  M.  Antoine 
dans  son  dernier  spectacle  du  Théâtre-Libre.  Il  a  joué  ce  que  le  programme 
appelait  «  la  partie  de  lecture  ».  Le  Missionnaire,  que  faisait  représenter 
M.  Marcel  Luguet,  n'était,  en  effet,  toujours  d'après  le  susdit  programme, 
ni  un  drame,  ni  une  comédie,  ni  un  vaudeville,  mais  un  «  roman  théâtral  ». 
Par  ce  titre  de  roman  théâtral,  l'auteur  expliquait  son  intervention  directe 
à  certains  moments  de  la  représentation  ;  cette  intervention  s'opérait  par 
l'intermédiaire  d'un  lecteur  chargé  de  nous  expliquer  les  états  d'âme  des 
personnages  en  scène.  Or,  ce  lecteur,  c'était  M.  Antoine.  Et  puisque  nous 
avons  commencé  par  parler  de  cette  partie  de  lecture,  une  des  innovations 
de  la  pièce  le  Missionnaire ,  finissons-en  de  suite  avec  elle  avant  d'entrer 
dans  l'étude  du  sujet. 

Durant  toute  la  représentation,  la  scène  a  été  divisée  en  deux  parties 
inégales;  l'une,  la  plus  grande,  a  changé  d'aspect  aux  divers  actes,  a  été 
le  cadre  même  du  drame  qu'on  pourrait  appeler  actif;  l'autre,  de  beaucoup 
plus  restreinte  dans  ses  dimensions,  nous  a  représenté  invariablement  une 
sorte  de  loge,  pauvre  et  nue  ;  le  mobilier,  réduit  à  sa  plus  simple  expres- 
sion, se  composait  d'un  seul  fauteuil  et  d'un  petit  guéridon  ;  on  apercevait 
bien  dans  le  fond  une  cheminée,  mais  sans  nul  doute  cette  loge  avait  été 
dévalisée  par  des  cambrioleurs,  car  on  n'y  voyait  ni  pendule,  ni  candé- 
labres, ni  vases,  tout  avait  été  emporté.  Sur  l'unique  fauteuil  épargné  par 

1894.   —  L'ARTISTE.  —  NOUVELLE  PÉRIODE:  T.    VII  19 


2  9o  L'ARTISTE 

les  voleurs  cupides  était  assis  le  lecteur,  M.  Antoine,  et  sur  le  modeste 
guéridon  auquel  il  s'appuyait  était  posé  un  livre,  le  roman  théâtral  de 
M.  Marcel  Luguet. 

Au  lever  du  rideau,  M.  Antoine  nous  a  lu  quelques  pages  de  ce  roman, 
mais  bien  inutilement,  car,  en  raison  de  la  voix  basse  et  sourde  et  du  ton 
monotone  du  lecteur,  il  n'a  pas  été  possible  de  saisir  un  seul  mot.  Con- 
venons aussitôt  que  cette  lacune  n'a  nui  en  aucune  façon  à  l'intelligence 
du  drame.  Par  la  suite,  M.  Antoine  s'est  mieux  fait  entendre,  et  alors 
nous  nous  sommes  rendu  compte  que  l'auteur  nous  expliquait  non  seule- 
ment l'état  d'âme  des  personnages  dont  il  interrompait  le  jeu,  mais  encore 
et  surtout  l'influence  exercée  et  subie  par  les  objets  extérieurs,  les  tentures, 
les  fauteuils,  le  rayon  qui  filtrait  à  travers  les  rideaux  des  fenêtres,  l'ombre 
qui  s'épaississait  dans  les  coins  obscurs  de  l'appartement ,  le  grand  arbre 
d'ici,  le  banc  rustique  de  là-bas,  le  mur  de  la  caserne  d'en  face,  et  cela 
dans  un  style  prétentieux,  bigarré,  superbement  décadent.  A  d'autres  mo- 
ments ces  subtilités  extra-psychologiques  étaient  remplacées  par  des  indi- 
cations absolument  puériles  telles  que  celles-ci  :  «  Raoule  vient  alors  en 
courant  vers  son  oncle  »,  ou  :  «  A  ce  moment  Henri  rejoignit  Jacques  dans 
le  jardin  ;;;  mais,  que  diable!  nous  le  voyons  bien,  et  dans  ce  cas  le  fameux 
lecteur  était  pour  nous  aussi  incommode,  aussi  agaçant  que  ces  voisins 
abusivement  complaisants  qui  éprouvent  le  besoin  de  se  pencher  à  tout 
instant  à  votre  oreille  pour  vous  expliquer  ce  qui  se  passe  sur  la  scène. 

Aussi  le  public  a-t-il  montré  son  agacement;  en  bon  prince,  cependant, 
car  il  a  pris  le  bon  parti  de  rire  ou  de  pousser  des  «  ah  !  ah  !  »  ironiques 
toutes  les  fois  que  M.  Antoine,  interrompant  le  jeu  de  ses  acteurs,  repre- 
nait sa  fâcheuse  lecture. 

Une  autre  innovation  de  ce  spectacle  a  consisté  dans  une  imitation  réa- 
liste de  la  conversation  dans  les  salons;  les  acteurs  étaient  séparés  en  plu- 
sieurs groupes,  et  dans  chacun  de  ces  groupes  on  causait  à  haute  voix,  de 
telle  sorte  que  trois  ou  quatre  personnages  parlaient  à  la  fois.  Résultat  : 
on  n'en  entendait  aucun.  Si  le  public,  comme  dans  la  scène  du  jugement 
des  Plaideurs,  se  composait  d'un  seul  personnag»,  il  lui  serait  possible,  en 
pareil  cas,  de  monter  sur  la  scène,  de  se  mêler  à  l'un  des  groupes,  et  de 
suivre  au  moins  une  conversation  ;  mais  comme  il  n'en  est  pas  ainsi,  et 
qu'il  doit  rester  en  place,  il  faut  qu'il  se  contente  de  percevoir  des  sons 
qui  s'entrechoquent,  sans  rien  comprendre.  Ah  !  comme  on  éprouvait  la 
démangeaison  de  crier  :  «  Mais  voulez-vous  bien  vous  taire,  les  autres 
là-bas!  »  Et  le  lecteur  qui  a  eu  la  cruauté  de  ne  pas  nous  expliquer  ce 
qui  s'était  dit  d'intéressant  dans  tout  ce  brouhaha!  Bien  inutile  décidément, 
ce  lecteur!  Oui,  bien  inutiles,  bien  superflues  toutes  ces  innovations  à 
propos  d'un  drame  comme  tous  les  autres  drames,  à  part  ces  bizarreries, 
et  d'un  sujet  très  ordinaire,  qu'il  serait  peTït-ètre  temps  d'exposer  au  moins 
dans  ses  grandes  lignes. 

Une  jeune  fille  de  vingt-deux  ans,  Raoule  de  Juigneux,  est  amoureuse 
de  son  oncle,  Bernard  de  Juigneux,  lequel  compte  cinquante-six  printemps, 


LE  MOIS  DRAMATIQUE  291 

et  je  dis  printemps  à  dessein,  car  Bernard  de  Juigneux  est  resté  jeune. 
Mais  Raoule  a  été  élevée  par  lui,  il  est  son  père  intellectuel  et  moral; 
c'est  grâce  à  ses  leçons,  à  sa  direction,  que  Raoule  est  devenue  la  femme 
intelligente,  supérieure  qu'elle  est,  car  lui,  Bernard,  le  chef  de  la  famille 
des  Juigneux,  est  un  homme  supérieur.  Son  frère  Barthélémy,  le  père  de 
Raoule,  s'incline  humblement,  trop  humblement  même,  devant  lui,  qu'il 
appelle  son  maître.  Aussi  Bernard  ne  peut-il  accepter  l'amour  de  la  jeune 
fille,  ne  veut-il  pas  surtout  le  partager,  et  c'est  avec  horreur  qu'il  en  envi- 
sage la  conclusion  logique,  le  mariage,  parce  qu'une  telle  union  lui  paraît 
incestueuse.  Raoule,  —  et  il  la  conseille  dans  ce  sens,  —  devrait  épouser 
Jacques  Rehon,  un  ami  d'enfance,  qui  l'aime  du  reste  passionnément.  Mais 
conseils  et  prières  sont  inutiles.  Bernard  réalise  aux  yeux  de  la  jeune  fille 
l'idéal  rêvé;  elle  n'aimera  jamais  un  autre  que  lui. 

Pour  lutter  contre  cette  passion,  qu'il  se  sent  sur  le  point  de  partager, 
Bernard  persuade  à  son  frère  Barthélémy  de  voyager,  de  faire  visiter  à 
Raoule  la  Suisse  et  l'Italie.  Pendant  leur  absence,  lui-même  s'applique  à 
oublier  Raoule  avec  ses  maîtresses,  car,  je  l'ai  déjà  dit,  Bernard  de  Jui- 
gneux est  resté  jeune. 

Et  ici  même  se  place  une  scène  un  peu  bien  réaliste  :  tandis  que  Ber- 
nard est  seul  dans  sa  garçonnière,  une  Mme  de  Marcenay,  femme  d'un 
officier  de  marine  et  maîtresse  quelque  peu  délaissée  de  Bernard,  vient  le 
relancer.  Le  commencement  de  la  scène  fait  croire  à  une  rupture,  mais 
peu  à  peu  le  raccommodement  s'opère  et  aboutit  à  la  conclusion  que  vous 
devinez  :  Bernard  et  sa  maîtresse  quittent  le  salon  et  gagnent  la  chambre... 
La  scène  reste  vide  et  le  lecteur  croit  nécessaire  de  nous  expliquer  l'état 
d'âme  des  fugitifs.  Soins  superflus!  Nous  avons  tous  compris,  et  quand 
Bernard  revient  en  disant  :  «  C'est  fait!  »  il  n'a  nul  besoin,  pour  nous 
mieux  éclairer,  d'ajouter  à  ce.  bref  mais  complet  renseignement  le  geste 
par  trop  suggestif  de  rajuster  sa  cravate.  Le  bon  public  riait  à  se  tordre. 

Mais  voici  que  Raoule,  à  peine  arrivée  en  Suisse,  n'a  pas  voulu  conti- 
nuer son  voyage.  Elle  a  obligé  son  père  à  la  ramener  à  Paris.  C'est  Bar- 
thélémy qui  vient  informer  Bernard  de  ce  retour  inopiné.  Fureur  et 
imprécations  de  Bernard,  qui  maudit  son  frère,  se  maudit  lui-même,  se 
roule,  s'écroule  sur  les  meubles,  se  pâme  en  sanglotant;  la  scène  est  d'une 
violence  exagérée,  presque  inexplicable;  quant  au  pauvre  Barthélémy,  il 
se  contente  de  pleurer  à  chaudes  larmes  et  de  maudire,  sur  un  rythme 
plus  apaisé,  sa  propre  faiblesse,  son  impuissance,  sa  bêtise.  Quelle  ganache 
que  ce  Barthélémy  de  Juigneux! 

La  conclusion  de  tout  cela,  c'est  que  Raoule  se  rencontre,  dans  la  gar- 
çonnière de  son  oncle,  avec  sa  maîtresse,  Mme  de  Marcenay  ;  que  là  elle 
reproche  à  son  père,  qui  arrive  aussi  à  cet  instant,  sa  lâcheté  de  ne  pas 
oser  la  donner  à  Bernard,  qu'elle  aime;  à  Bernard  elle  reproche  aussi  sa 
lâcheté  de  ne  pas  oser  braver  le  monde  et  la  prendre  pour  femme;  elle 
accable  M™  de  Marcenay  de  ses  sarcasmes,  et  puis,  mettant  un  revolver 
sur  son  cœur,  elle  se  tue. 


292  L'ARTISTE 

Mais  où  est  le  missionnaire  dans  tout  cela?  direz-vous,  car  la  pièce  a 
pour  titre  :  le  Missionnaire. 

Oui,  il  y  a  en  effet  un  missionnaire  qui  ne  sert  pas  à  grand'chose  dans 
l'action,  mais  qui  se  venge  furieusement  en  nous  faisant  deux  sermons  en 
un  nombre  infini  de  points.  Il  s'appelle  Henri  de  Juigneux  et  est  le  fils  de 
Bernard.  Il  est  veuf,  comme  son  père.  C'est  la  douleur  de  la  perte  de  sa 
femme  qui  a  fait  de  lui  d'abord  un  religieux,  puis  un  missionnaire.  Il  est 
du  reste  brouillé  avec  son  père,  et  il  est  descendu  à  Paris  chez  son  ami 
Jacques  Rehon,  le  prétendant  malheureux  à  la  main  de  Raoule. 

Ah!  il  a  de  la  patience,  Jacques,  d'écouter  ce  missionnaire  bavard  qui 
s'oublie,  tout  en  fumant  sa  pipe,  à  lui  raconter,  sans  lui  faire  grâce  d'au- 
cun détail,  la  mort  de  sa  femme,  sa  mise  en  bière,  son  enterrement,  puis 
cet  apostolat  là-bas  chez  les  noirs,  ses  voyages,  ses  rêveries,  ses  médita- 
tions. Puis  il  prie  Dieu,  récite  des  versets  latins  de  psaume,  sans  jamais 
tarir,  sans  jamais  s'arrêter.  Cet  infatigable  orateur  reparaît  au  dénouement, 
au  moment  où  Raoule  vient  de  se  suicider.  Alors  il  se  penche  sur  le  ca- 
davre de  la  jeune  fille,  au  secours  de  laquelle  nul  des  autres  n'a  songé  à 
courir,  et  il  entame  un  discours  interminable  mais  sans  doute  éloquent 
sur  les  bienfaits  de  la  colonisation,  car  son  père  Bernard,  converti  à  ses 
idées,  se  décide  à  partir  avec  lui  pour  l'Afrique. 

Malgré  ces  longueurs,  malgré  les  bizarreries  prétentieuses  que  nous 
avons  signalées  d'abord,  l'œuvre  mérite  d'attirer  l'attention;  certaines 
scènes  sont  bien  venues,  nettement  posées  et  intéressantes,  surtout  dans 
les  premiers  actes;  le  caractère  de  Raoule  est  bien  dessiné;  le  sujet  après 
tout  en  vaut  un  autre,  et  si  l'obstacle  qui  s'oppose  au  mariage  de  Bernard 
et  de  Raoule  était  d'une  autre  nature,  moins  psychologique,  moins  con- 
ventionnel, le  développement  gagnerait  certainement  en  clarté  et  en  intérêt. 
Dans  les  bonnes  scènes,  le  style  est  aussi  plus  simple  et  plus  dramatique  ; 
c'est  encore  dans  ces  scènes-là  que  les  acteurs  de  M.  Antoine  se  sont  mon- 
trés égaux  à  eux-mêmes;  dans  le  reste  de  la  pièce,  à  certains  moments 
surtout,  ils  nous  ont  paru  très  inférieurs  à  leur  valeur  ordinaire. 

M.  Marcel  Luguet  aurait  donc  tout  à  gagner  à  remanier  son  roman 
théâtral  et  à  en  faire  un  véritable  drame;  transformation  facile,  ce  nous 
semble,  puisqu'il  s'agirait  surtout  de  supprimer,  de  réduire  à  quatre  les 
six  tableaux  dont  nous  avons  été  les  spectateurs  parfois  impatientés,  et 
d'alléger  quelques  phrases.  Si,  en  outre,  les  cambrioleurs  qui  avaient  déva- 
lisé la  loge  du  lecteur  pouvaient  y  faire  une  nouvelle  incursion,  la  rendre 
absolument  inhabitable,  et  forcer  à  la  retraite  ce  lecteur  de  malheur, 
M.  Luguet  devrait  s'en  féliciter,  car  ils  lui  auraient  rendu  service. 

CAMILLE  BAZELET. 


LE  MOIS  MUSICAL 


LETTRE  D'ARIEL  A  M""  LA  COMTESSE  VIVIANE  DE  BROCËLYANDE 

L'évolution  musicale:  l'Hymne  à  Apollon.  —  La  Musique  de  1440  à  i83o,  à  la  Salle 
d'Harcourt  (5e,  6e,  7e,  8e  et  dernière  séances,  de  Gluck  à  Beethoven).  —  Ludwig  Van 
Beethoven  et  Richard  Wagner.  Symphonies  et  fragments  dramatiques  exécutés  dans 
les  grands  concerts  :  Lamoureux,  d'Harcourt,  Colonne,  Conservatoire  ;  les  chefs  d'or- 
chestre Mottl  et  Hermann  Lévi  au  Chàtelet.  —  Tristan  et  Yseult,  à  Bruxelles.  —  Les 
concerts  spirituels  et  la  semaine  sainte  à  Saint-Gervais.  —  Le  Requiem  de  Gounod  et 
les  Béatitudes  de  César  Franck,  au  Conservatoire.  —  Les  envois  de  Rome  ;  œuvres  de 
Grieg  ;  œuvres  posthumes  de  G.  Lekeu  ;  la  musique  russe  sous  la  direction  de  M.  de 
Winogradski,  à  la  Salle  d'Harcourt,  etc.,  etc.  —  A  l'Opéra,  Thaïs  et  la  poésie  mélique; 
à  l'Opéra-Comique,  première  de  Falstaff:  Giuseppe  Verdi  et  Richard  Wagner  ;  les 
interprètes.  —  Ames  et  Saisons  :  l'éternel  devenir  et  la  «  mélodie  de  la  forêt  ». 


Lundi  soir,  30  aftril. 

'ETOUR  du  vernissage.  Demain,  comtesse,  «  tout  conjugue  le  verbe 
aimer  »  :  du  moins,  le  Poète  l'affirme  avec  la  Nature1,  et  je 
préfère  son  ordre  du  jour  à  celui  des  meetings  versicolores. 
Donc,  à  demain  les  affaires  sérieuses.  Ce  soir,  cédant  à  vos  injonctions 
plus  persuasives  qu'une  caresse,  je  me  hâte  de  rédiger  pour  vous  tout 
l'arriéré  de  mes  notes  musicales,  cendres  toujours  brûlantes  d'autres 
amours  à  peine  évanouies.  Maître  de  la  douleur,  le  sage  ancien  a  prétendu 
qu'il  pourrait  être  heureux  même  emprisonné  dans  le  métal  incandescent 
du  taureau  de  Phalaris  ;  et  serait-ce  une  hyperbole  des  brises  d'avril,  il 
me  semble  que  l'enfer  même  serait  frais  comme  une  oasis  pour 
l'être  assuré  de  la  foi  d'une  amie  fidèle  ou  plein  du  vivant  souvenir  des 
chefs-d'œuvre  ;  je  ne  sais  ce  que  l'abîme  futur  nous  réserve  :  mais,  à 
travers  l'imprévu  des  jours,  comme  pendant  la  Terreur  aujourd'hui  cen- 
tenaire, le  sincère  dilettante  trouvera  de  la  joie  sous  tous  les  régimes  : 
parmi  les  catastrophes  soudaines,  déclins  ou  renouveaux,  qui  sait?  il  gar- 
dera la  sérénité  de  Socrate,  déjà  livide,  mettant  du  soleil  dans  la  prison 
morose  et  sur  les  larmes  de  ses  familiers  pensifs  par  ses  propos  déjà  célestes, 
il  sera  pareil  au  contemporain  de  ce  prince  des  sages,  qui  sur  le  penchant 
ombreux  de  l'Acropole,  à  l'abri  d'un  bel  arbre  pacifique,  parmi  les  folles 

1  Contemplations,  livre  II,  1  :  Premier  mai. 


294  L'ARTISTE 

joueuses  de  flûte  couronnées  de  violettes  sombres  et  les  blonds  esclaves  à  la 
joue  en  fleur,  levait  harmonieusement  la  coupe  léthifère  avec  ce  mot  : 
«  A  la  santé  du  beau  Critias  !  »  Voilà  le  geste  beau,  celui  des  victimes. 
Ciguë,  guillotine  et  le  reste  ne  prévaudront  jamais  contre  le  rêve.  Et  s'il 
existe  un  deuil  réel,  c'est  l'adieu  au  chef-d'œuvre,  le  dernier  regard 
au  crépuscule  sur  une  toile  aimée  que  d'autres  yeux  posséderont,  la 
remembrance  incertaine  d'une  ample  mélodie  qui  clamait  naguère  dans 
l'orchestre  et  dans  notre  âme  : 

L'oubli  !  l'oubli  !  c'est  l'onde  où  tout  se  noie, 
C'est  la  mer  sombre  où  l'on  jette  sa  joie  !..' 

Le  chant  s'éteint,  le  marbre  se  brise,  la  passante  s'éloigne,  l'esprit 
vacille  :  et,  ce  présent  soir,  que  ne  puis-je  restaurer  sous  mon  front  une 
délicate  architecture  de  féerie  dont  le  soleil  faisait  tous  les  frais,  la  mati- 
née dominicale  de  Pâques  où  l'âme  rajeunie  par  la  tiédeur  nouvelle 
fredonnait  sans  anachronisme  au  sein  des  clartés  joyeuses  le  Preislied  de 
Walther  !  Dans  la  rue  blonde,  un  ancêtre  végétal  débordait  orgueilleu- 
sement d'une  clôture  chétive  et  la  cloche  riait  dans  l'air  pur.  Sur  nos 
mémoires  chancelantes,  toute  renaissance  a  le  parfum  de  la  nouveauté  ;  le 
meilleur  de  nos  pensées  dort  au  fond  de  ce  qui  ne  sera  pas  écrit,  jamais. 
La  lumière  est  optimiste.  Alors,  je  bénissais  l'Académie  Française  d'avoir 
fait  choix  d'un  artiste  littéraire  (une  fois  n'est  pas  coutume), 

Véronèse  des  mots  troublants,  Heredia  *. 

Et  maintenant...  ce  compte-rendu  demandé,  c'est  donc  une  évocation, 
presque  une  résurrection  !  Mais  qui  rendra  la  vie  aux  fleurs  du  souvenir  ? 
Froid  chroniqueur,  je  devrai  me  contenter  des  faits,  des  noms  survi- 
vants rehaussés  de  quelques  dates  sentencieuses,  en  traversant  avec  vous 
cette  Légende  des  siècles  musicale.  La  foi  est  une  bien  belle  chose.  Ivres 
aujourd'hui  des  complexités  sonores,  les  wagnéromanes  s'imaginent  que 
leur  idole  seule  existe,  qu'elle  seule  résistera  au  temps,  abolissant  tout  ce 
qui  la  précède.  Cœurs  simples,  nous  estimons  aimer  Wagner  davantage 
en  le  considérant  simplement  comme  le  confluent  génial  où  vinrent 
fatalement  et  logiquement  s'épandre  toutes  les  rivières  éparses  du  passé. 
L'histoire  admire  mieux,  puisqu'elle  cherche  à  comprendre.  L'amour 
aveugle  n'est  qu'un  vain  compliment  à  l'usage  des  frivoles  mondaines  : 
et  moi,  comtesse,  guidé  par  votre  regard  qui  est  une  intuition,  que  ne 
puis-je  remonter  jusqu'à  la  source  des  civilisations  primitives,  au  vieil 
archaïsme  exotique  des  mélopées  langoureuses  et  des  instruments  bizarres, 
à  l'heure  où  le  chant  bégayait  sous  les  hypogées  des  temples  !  Un  long 
bourgeonnement  de  notes  m'environne,  mais  mon  souffle  est  trop  peu 

1  Contemplations,  livre  II,  28  :  Un  soir  que  je  regardais  le  ciel. 

5  Théodore  de  Banville,  Dans  la  Fournaise,  œuvre  posthume  ;  1891, 


LE  MOIS  MUSICAL 


295 


lyrique  pour  foire  des  papillons  de  ces  billets  doux.  Sur  l'un  des  «  petits 
morceaux  blancs  »,  qui  pointent  malicieusement  entre  les  pages  du  buvard, 
je  lis  :  Fouilles  de  Delphes  :  hymne  à  Apollon,  IIIe  siècle  avant  J.  C. 
Notation  musicale  gravée  sur  deux  stèles  de  marbre  au-dessus  des  syllabes 
du  texte  grec.  Transcription  et  exécution  à  Athènes,  le  29  mars  dernier. 
Exécution  à  Paris,  dans  l'hémicycle  de  l'Ecole,  puis  à  l'Institut.  Les  pro- 
fessionnels ajoutent1  :  mélodie  exquise,  mode  dorien  et  rhythme  pœonique 
(gamme  de  mi  et  mesure  à  5  temps).  —  Qu'il  m'eàt  doux  de  revivre 
un  instant  musical  sur  «  la  divine  feuille  de  mûrier  jetée  au  milieu  des 
mers»  qui  «vit  éclore,  pour  la  première  fois,  la  chrysalide  de  la  conscience 
humaine  »,  dans  la  patrie  des  grands  Tragiques  où  Gluck,  Sacchini,  Berlioz 
et  Wagner  ont  puisé  le  souffle  ou  la  forme  de  leur  drame  sonore,  où  le 
vieil  Aristoxène  définissait  avec  justesse  le  rhythme  de  l'ordre  des  temps, 
où  le  comique  Phérécrate  comparait  le  jeu  déjà  trop  subtil  des  citharistes 
virtuoses  au  bruit  des  fourmis  !  La  musique  grecque  ne  serait  donc  plus 
un  mystère  ?  Le  voilà  ressuscité  l'hymne  qui  chantait  la  victoire  des  intel- 
lectuels sur  nos  aïeux  farouches  et  narquois  !  Et  dans  la  mélodie  indéfinie, 
dans  le  chant  chromatique  qui  suit  la  première  période  doucement  et  lar- 
gement solennelle,  devinez-vous  ce  que  nos  savants  ont  retrouvé  ?  la 
plainte  naïve  du  berger  de  Tristan,  die  alte  Weise,  la  vieille  mélodie  qui 
redit  «  autrefois  »  au  seuil  de  la  glauque  mer.  La  chaîne  se  reforme. 

Maintenant,  franchissons  la  décadence  antique  de  Mésomède  et  des 
poètes  dilettantes,  la  transition  byzantine  où  le  noir  plain-chant  litur- 
gique monte  vers  les  fresques  pâlissantes  que  Giotto,  frère  intellectuel  de 
Dante,  saura  transfigurer  plus  tard,  tandis  qu'à  l'aube  italienne,  les  pieux 
continuateurs  du  bénédictin  Gui  d'Arezzo  se  penchaient  avec  amour  sur 
les  somptueuses  enluminures  des  hymnes  célestes2,  sur  les  palimpsestes 
obscurs  des  belles  strophes  antiques  où  sommeillait  l'âme  des  nymphes 
à  travers  la  nuit  sublime.  Et  voici  les  longues  heures  moyen-âgeuses  du 
romantisme  chrétien  (mon  incompétence  ne  résoudra  point  le  problème 
des  neuines,  demandez  à  notre  fée  Mab  qui  n'en  sait  guère  plus  long,  mais 
la  femme  possède  un  aplomb  qui  l'inspire),  voici  les  belles  heures  de  la 
Renaissance,  Flandres  et  Italie,  que  charme  la  science  de  Josquin  de  Près 
et  d'Orlando  Lassus,  voici  le  rêve  luxuriant  des  splendeurs  vénitiennes  où 
planent  la  sévère  apogée  du  contre-point  vocal  et  le  grand  nom  religieux 
de  Palestrina  :  première  étape  de  l'Art  dans  la  perfection  technique  et  le 
sentiment  glorifié.  Dieu  parle  dans  ces  semaines  saintes  gravement  mélo- 
dieuses qui  viennent  de  refleurir  à  Saint-Gervais  après  trois  siècles  de 
silence  ;  et,  dans  la  Sixtine  romaine,  les  claires  prières  s'élèvent  immor- 
telles vers  les  ténèbres  courroucées  de  Michel-Ange  :  Urbi  et  Orbi.  Mais 
l'art  instrumental,  l'art  humain  bégaye  encore  :  l'opéra  commence,  à 
Venise  ;  et,  grâce  aux  premières  séances  historiques  des  concerts  d'Har- 


1  Cf.  Julien  Tiersot  (Ménestrel  du  1 5  avril  1 894). 

3  Par  exemple,  la  Bible  de  Conradin,  vers  1265  (Vente  Spitzer,  i8<j3)  :  une  merveille. 


■zg6  L'ARTISTE 

court,  nous  avons  déjà  noté  les  lentes  métamorphoses  de  la  double 
évolution  parallèle,  science  religieuse  et  naïveté  séculière.  Autre  moment 
de  grandeur  parfaite,  lorsque  le  cantor  d'Eisenach,  dompteur  de  la  fugue, 
l'archange  fait  organiste,  Jean-Sébastien  Bach  entr'ouvre  la  haute 
fenêtre1,  au  sombre  vitrail  par  où  pénètre  avec  une  bouffée  d'air  séra- 
phique  le  trille  adorable  des  candeurs  agrestes.  C'est  par  cette  échappée 
toute  moderne  que  le  bon  Haydn  va  pressentir  la  Création  qu'il  aimera, 
qu'il  visitera,  qu'il  chantera,  les  Saisons  où  les  yeux  en  pleurs  de 
Beethoven  sourd,  errant  sous  les  ramures  d'Heiligenstadt,  dicteront  à 
son  âme  solitaire  les  tendresses  moroses  d'un  panthéisme  enivré.  Le 
paysage  musical  a  eu  ses  primitifs  et  ses  maîtres  ;  il  a  maintenant  ses 
impressionnistes. 

Et  cependant,  qu'à  Trianon  comme  à  Vienne,  l'âme  et  la  nature 
s'expriment  par  la  voix  sans  paroles  des  premières  symphonies  et  des 
savants  quatuors,  le  Drame  lyrique  doit  au  chevalier  Gluck  sa  grâce  et  sa 
noblesse,  filles  d'Athènes.  Sous  la  perruque  à  marteaux  du  vieux  cantor, 
l'âme  chrétienne  rayonnait  sur  la  bonhomie  d'un  calme  front  ;  sous  le 
catogan  poudré  du  vieux  chevalier,  l'âme  antique  étincelle  dans  les  yeux 
qui  devinent  Euripide  à  travers  l'italien  du  signore  Calsabigi  et  les  rimes 
de  M.  du  Rollet.  On  comprend  l'effroi  des  Piccinistes  :  le  i"  acte 
à'Alceste  était  plus  que  wagnérien  pour  l'époque  !  Et  l'héroïsme  galant  du 
siècle  exquis  palpite  dans  le  Ve  acte  d'Armide,  où  les  scènes  passionnées 
alternent,  en  quel  style  !  avec  un  ballet  délicieusement  suranné, 
sicilienne  et  chaconne,  choeurs  des  bergers  et  soli  des  nymphes  célébrant 
le  plaisir  d'aimer  : 

Si  l'amour  ne  causait  que  des  peines 
Les  oiseaux  amoureux  ne  chanteraient  pas  tant  ! 

Le  raisonnement  n'est  point  irréfutable,  mais  la  musique  est  plus 
convaincante.  Pastorale  que  signeraient  Prudhon  et  le  divin  Chénier. 
Mais  devant  la  Révolution  qui  gronde,  les  bergers  vont  s'enfuir,  comme 
au  premier  ré  bémol  de  l'Orage  beethovénien.  Contemporain  du  docte 
Mozart  et  des  naïvetés  touchantes  de  notre  vieil  opéra-comique,  le 
classique  Gossec,  émule  du  Conventionnel  David,  compose  des  hymnes 
fraternels  ou  des  chants  funèbres  pour  toutes  les  solennités  des  temps 
nouveaux,  depuis  le  Te  Deum  orthodoxe  de  la  Fête  de  la  Fédération 
jusqu'aux  chœurs  patriotiques  en  l'honneur  de  la  déesse  Raison  et  de 
l'Être  Suprême,  parmi  les  ovations  des  bonnets  rouges  et  des  blanches 
Muses  sans-culottides  8 . 


1  Fonction  poétique  que  M.  Camille  Bellaigue  assigne  trop  exclusivement  peut-être  au 
seul  Haydn  (Le  Temps,  1894).  —  Le  Paysage  musical  est  une  thèse  inédite.  Avis  aux 
chercheurs. 

*  Lire  le  beau  travail  de  M.  Julien  Tiersot,  biographe  de  Rouget  de  l'Isle  :  les  Fêtes  âe 
la  Révolution  française  (Ménestrel,  1894).  —  Ma  tante  Aurore  (1802)  de  Boieldieu,  au 
Petit  théâtre  Viviennç. 


LE  MOIS  MUSICAL 


297 


Mais  dans  les  accords  larges  du  musicien  comme  dans  les  vers  déclama- 
toires de  Marie-Joseph  de  Chénier,  la  joie  rétrospective  des  érudits  retrouve 
l'atmosphère  de  la  vieille  France,  l'inoubliable  parfum  de  jadis  qui  inspira 
les  vieux  maîtres  qui  furent  les  adolescents  de  l'Art.  Le  Conservatoire  est 
fondé,  la  gravité  impériale  captive  la  légèreté  française,  Cherubini  obtient 
l'estime  de  Beethoven,  son  Ouverture  des  Abencerages  a  la  force,  la  fermeté 
que  Méhul  hérite  de  Gluck  sans  renier  l'amour  des  roses  et  la  candeur  de 
Joseph,  la  sobre  puissance  que  le  novateur  Spontini  développe  magistrale- 
ment sous  l'ardeur  factice  de  la  rampe  :  Olympie,  la  Vestale,  Fernand  Corte^, 
au  Ier  acte  éloquent  avec  ses  chœurs  barbares  ou  plaintifs,  ses  tutti  splen- 
dides,  ses  airs  classiques,  sa  déclamation  large  et  simple,  ses  nerveux 
ensembles  et  son  final  sonore,  —  ces  œuvres  de  style  qu'embrase  un  nouvel 
orchestre,  affirment,  réalisent,  délimitent  la  forme  de  l'opéra,  sophistiquée 
par  Rossini,  exaltée  par  Meyerbeer,  et  dont  le  vieillard  sublime  des  Troyens 
purifiera  librement  les  nobles  contours.  Étudiez  l'Air  de  Séleucus  (dans  la 
Stratoniee  de  Méhul,  1 792),  et  vous  comprendrez  le  penchant  de  Berlioz 
pour  Gluck. 

Mais  l'Allemagne  tressaille  :  le  cor  de  Weber  enchante  la  romantique 
clairière,  et  la  Barcarolle  d'Obéron,  qui  langoureusement  se  déroule  vers 
le  rivage,  évoque 

Les  tièdes  voluptés  des  nuits  mélancoliques... 

Nord  et  Midi  :  en  face  de  Rossini,  qui  ajoute  son  crescendo,  sa  grosse 
caisse,  ses  vocalises  et  son  pittoresque  parfois  puissant  à  l'italienne  gami- 
nerie de  Cimarosa,  le  dramatique  enchanteur  meurt  sous  les  brumes  de 
Londres  en  laissant  à  la  pensive  jeunesse  de  1826  un  durable  exemple  de 
style  original  et  fier.  Le  prodigieux  accord  parfait  qui  ouvre  la  péroraison 
de  l'Ouverture  du  Freischui^  après  le  silence  et  les  sourds  pizzicati  des  basses 
de  l'incantation  sinistre,  —  cet  éclair  est  un  cri  de  la  «  couleur  »  :  et  la 
lyrique  intimité  de  l'âme  moderne  habite  mélodieusement  l'âme  de  Schu- 
bert. Que  dis-je  ?  Vous  savez  par  cœur  l'Andante  de  la  Symphonie  inachevée 
en  si  mineur,  la  werthérienne  insistance  voilée  de  la  plainte  poignante 
comme  un  obstiné  souvenir,  scandée  par  le  pizzicato  subtil  des  violoncelles, 
traversée  d'éclats  douloureux,  et  je  vois  toujours,  en  l'écoutant  tout  entier, 
un  Obermann  voyageur  qui  revient  sous  un  décor  d'automne,  au  bruit 
familial  et  lointain  de  l'heure.  C'est  inoubliable.  Or,  permettez-moi,  com- 
tesse Viviane,  de  franchir  les  temps  pour  saluer  ici  l'intelligence  musicale 
de  Mlle  Éléonore  Blanc,  qui  s'affirme  cantatrice  de  caractère  et  d'avenir. 
Eva  ou  Honore,  interprète  des  Mélodies  exquises  de  Schubert  (ô  l'Attente, 
de  lignes  si  pures!)  ou  de  l'Adélaïde  beethovénienne  (1796)  au  refrain  de 
songe  :  «  Ma  bien- aimée...  »,  elle  met  dans  sa  physionomie,  dans  sa  voix, 
le  sens  des  beautés  sentimentales;  elle  a  d'instinct  le  «  foyer  »  qui  la  fait 
contemporaine  des  œuvres,  phrasant  en  grande  artiste,  simplement,  très 
brune  avec  un  air  de  passion  ;  diction  pénétrante,  un  beau  timbre,  et  du 


298  L'ARTISTE 

style.  La  Mélodie  précitée  '  remonte  à  l'époque  tumultueuse  où  le  jeune 
Beethoven  rêvait  dans  la  vieille  Europe  des  De  Marne  et  des  Boilly  :  et  la 
musique,  art  jeune,  vraiment  moderne,  s'incarne  tout  entière  dans  l'indomp- 
table créateur  qui  sublimisa  ses  forces.  Depuis  les  lieder  mélancoliques  et 
les  premiers  Concertos  timides  jusqu'aux  derniers  grands  quatuors  à  cordes, 
voilà  une  vie  superbement  vécue,  un  saisissant  progrès,  une  vibrante  évo- 
lution qui  parle,  épanouissant  toutes  les  branches  de  l'idée,  de  l'harmonie 
et  de  l'orchestre.  Génie  vivifié  par  une  époque,  le  Beethoven  orchestral  est 
un  prodige  qui  ferait  croire  à  l'antique  réalité  des  colosses  de  légende.  Chef 
d'orchestre  lui-même,  assez  capricieux  d'ailleurs  et  brusque,  trop  envahi 
par  les  nuances,  il  se  grandissait  dans  la  force,  il  se  rapetissait  dans  la  dou- 
ceur, fier  et  sombre  au  pupitre;  et,  parmi  les  aristocrates  qui  applaudis- 
saient le  pianiste  virtuose,  combien  se  doutaient  du  nouveau  Shakespeare, 
du  Rembrandt  des  sonorités  qu'il  portait  en  lui  ?  Chacune  de  ses  neuf 
Symphonies  est  comme  une  «  beauté  »  nouvelle  dont  la  hantise  transforme, 
hélas!  fugitivement,  l'âme  de  son  adorateur  à  sa  chère  image.  Même  dans 
les  «  petites  symphonies  »,  l'orchestre  est  une  palette  sonore  sans  précé- 
dent. Et  quel  langage  en  ce  crescendo  de  style  vivant  :  la  toute  classique 
Symphonie  en  ni  majeur,  que  les  contemporains  trouvent  trop  bruyante 
(méfions-nous  de  nos  jugements!),  la  sereine  Symphonie  en  ré,  qui  n'avoue 
rien  des  noirs  pressentiments  de  l'auteur,  la  grâce  de  la  Symphonie  en  si 
bémol  après  l'ampleur  de  YHéro'u/ue,  la  Symphonie  en  ut  mineur  et  la  Pastorale, 
âme  et  nature,  la  Symphonie  en  la,  miracle  de  beauté  rustique,  impétueuse 
et  suave,  qui  raconte  aussi  bien  que  l'immense  Concerto  en  mi  bémol  (1809) 
la  tendresse  paysagiste  du  puissant  maître  taciturne  (le  Presto  mena  assai 
est  une  idylle,  et  cette  fin  du  Finale!...).  Autre  petite  symphonie,  la  Sym- 
phonie en  fa,  n"  S,  est  un  sourire  de  héros  entre  ses  deux  terribles  voisines  : 
pour  les  Parisiens  qui  n'ont  lu  ni  Matheson  ni  Moschelès  2,  les  mouve- 
ments du  capellmeister  Hermann  Lévi  dans  l'Allégretto  scherçando  et  le  Me- 
nuet surtout  étaient  une  découverte.  Un  jeune  vient  de  chercher  une  expli- 
cation de  cette  bluette  géniale  3  :  «  Qui  sait  si  Beethoven,  en  un  jour  de 
détente,  n'a  pas  voulu  volontairement  repasser  par  les  sentiers  aimés  de  sa 
jeunesse,  s'arrètant  longuement  aux  choses  jadis  évocatrices,  cherchant  dans 
la  cendre  refroidie  l'illusion  envolée,  sans  insistance  pourtant,  car  cette 
œuvre  n'est  pas  élégiaquc  ;  qui  sait  s'il  n'a  pas  voulu  retrouver  pour  un 
jour  la  douceur  d'être  qu'en  ce  temps  il  goûtait;  peut-être  a-t-il  tracé  ces 
traits  simples  d'allure  spontanée  dans  l'espoir  de  se  suggérer  l'âme  d'alors, 
comme  on  s'entoure  des  choses  du  passé  pour  le  revivre;  qui  sait  si  ce 
regard  en  arrière,  demeuré  inconsolé,  n'a  pas  hâté  la  révolte  conjurée  en- 
core, et  motivé  ce  cri  de  détresse  et  d'espoir  :  la  IX'  Symphonie?  »  Un 
Beethoveii  instinctivement  barrésiste  :  qu'en  dites-vous,  madame  ? 

1  8e  concert  historique,  Beethoven  :  Ouverture  d'Egmout,  Adélaïde,  quatuor  XIII,  op.  /}0, 
Symplxmie  héroïque. 

•  Entretiens  avec  Beethoven,  cités  par  Paul  Dukas  (Revue  hebdomadaire  du  14  avril  1894). 
3  Marcel  Remy  (Ermitage  d'avril  1894). 


LE  MOIS  MUSICAL 


m 


L'autre  soir,  à  ma  fenêtre  ouverte,  interrogeant  l'effigie  très  i83o,  aux 
bandeaux  plats  (tout  revient!)  de  Mme  Camille  Pleyel,  «  mon  adorée  Ca- 
mille »  des  Lettres  intimes,  l'Ariel  féminin  de  notre  Berlioz  ',  je  songeais  : 
quels  beaux  programmes,  historiques  toujours,  on  composerait  avec  les  suc- 
cesseurs symphoniques  de  Beethoven,  avec  la  jeunesse  romantique  de  Men- 
delssohn  et  de  Schumann,  de  Berlioz  et  de  F.  David,  de  Chopin,  de 
Thalberg  et  de  Liszt,  sans  oublier  les  Italiens  à  la  mode  et  quelques-uns 
de  ces  «  ronds-de-cuir  »  de  l'Art 2,  qui  s'évanouirent  de  stupeur  aux  pre- 
mières tenues  aériennes  du  Prélude  de  Lohengrin  3.  L'histoire  est  une  juive 
errante  :  Kundry  séductrice  ou  misérable,  pauvresse  ou  fille-fleur;  l'Absolu 
rêvé,  c'est  Parsifal,  le  Pur  Simple,  le  chevalier-Cra/o.  Duel  éternel. 

Deux  maîtres  ont  glorifié  «  le  culte  du  Héros  »  :  Beethoven,  en  célé- 
brant un  Bonaparte  idéal;  Wagner,  en  ranimant  Siegfried, 

Soleil  épanoui  dans  l'azur  de  la  mort, 

parmi  les  harpes  du  Walhalla,  les  chanterelles  plaintives  et  les  avalanches 
radieuses  des  sonorités  éphémères.  Cette  Mort  de  Siegfried  est  la  scène  fon- 
damentale du  Ring  ;  et  sur  l'ivresse  d'aurore  du  bûcher,  une  Voix  funèbre 
monte  vers  Brûnnhilde  : 

Pleure,  fuis  !  tu  n'es  plus  à  la  Walkùre  blonde, 

Et  par  l'ordre  d'Erda  je  rends  la  Bague  d'or 

Aux  eaux  du  Rhin  profond,  générateur  du  monde  4. 

Alpha  et  oméga  du  drame,  les  trois  ondines  gracieuses  nagent  et  lutinent, 
en  brandissant  l'Anneau.  Wotan  va  périr.  Mais  comme  elle  plane,  indes- 
tructible, la  Liebeserlosung ,  la  lumineuse  mélodie  de  l'amour  dont  le  baiser 
délivre,  de  l'amour  que  saluaient  d'un  souvenir  à  peine  murmuré  les 
froides  lèvres  de  la  mort,  et  qui  sourit  victorieux  sur  les  cendres  du  couple 
héroïque,  sur  le  crépuscule  des  divinités  coupables,  sur  l'effondrement  du 
Walhalla  dans  le  noir  abîme,  tel  il  s'insinuait,  dans  le  duo  surnaturel,  aux 
thèmes  de  légende  et  de  tendresse,  aux  phrases  féminines  et  guerrières  de 
Siegfried  et  de  Brûnnhilde  enlacés  à  l'heure  matinale  du  départ  pour  la  joie 
bondissante  des  aventures  ;  tel  il  chantait  au  matin  glorieux  où  l'Adonis 
du  Nord,  image  du  soleil,  éveilla  superbement  l'Endormie  :  «  Heil,  sie- 
gendes  Licht !  »  «  Salut,  soleil,  salut,  victorieuse  lumière!  » — Et,  contraste! 
dans  une  précédente  glorification  de  l'amour,  le  poète  musicien,  «  lecteur 
de  l'Inconscient  »,  appelait  la  nuit,  complice  du  philtre,  invoquée  par  la 
blonde  Isolde  :  «  Que  l'ombre  soit  !»  —  «  O  siuk  hemieder,  Nacht  der  Licbe!  », 


1  Alors  Mlle  Camille  Moke  (Lettres  intimes,  juillet-octobre  i83o). 

2  Mot  de  Rubinstein  sur  cette  époque  de  transition. 

3  Weimar,  28  août  i85o. 

4  Dernier  tercet  du  Sonnet  de  Pierre  Louys  :  Voix  funèbre  ;  le  vers  précédent  est  de  Pierre 
Quillard  {Gotterdammerung,  Sonnet).  Cf.  les  travaux  de  MM.  Schuré,  Méndès,  Ernst,  etc. 


3  oo  L'ARTISTE 

soupire  le  nocturne  vaporeux  sur  les  intervalles  du  thème  de  Rêves  ',  au 
IIe  acte,  «  Descends  sur  nous,  Nuit  de  l'Amour,  enlève-moi  la  notion  de 
l'être,  affranchis-moi  de  l'univers...  Les  spectres  des  souvenirs  et  les  fan- 
tômes illusoires,  l'auguste  divination  de  l'obscurité  sainte  éteint  tout  cela  ! 
Dès  que  l'oeil  du  Jour  maudit  s'est  fermé,  les  étoiles  du  bonheur  épandent 
leur  pâle  sourire. . .  Cœur  à  cœur  et  lèvre  à  lèvre,  ô  Nuit,  berce-nous  dans 
le  néant  sans  réveil...  Le  monde  s'efface  :  et  c'est  nous  qui  sommes  le 
monde...  »  Le  poète  ondoie  comme  la  réalité  mystérieuse;  heureux  les 
petits  orgueils  claquemurés  dans  leurs  petits  systèmes!  Mais  voilà  donc  le 
paroxysme  d'idéal  qui  apparaît  aux  natures  baudelairiennes  de  notre  déca- 
dence plus  ou  moins  sincère  comme  le  faîte  de  l'art  sonore  :  poème  et 
poésie,  vers  enfiévrés  ou  polyphonie  merveilleuse,  elles  y  reconnaissent  le 
portrait  transfiguré  de  leur  désir.  C'est  la  science  inspirée  de  Tristan,  la 
grande  œuvre  amoureuse,  du  Niebehmgenring,  la  grande  œuvre  légendaire, 
de  Parsifal,  la  grande  œuvre  chrétienne,  qui  créa  tous  les  petits  NÉo-quel- 
que  chose  de  nos  crépuscules.  Mais  un  chef-d'œuvre  est  toujours  supérieur 
à  ses  thuriféraires  qui  n'en  retiennent  qu'un  profil  :  la  Musique  exprime 
l'éternel,  pensait  Wagner,  et  j'ai  voulu  exprimer  l'Amour.  —  Depuis  Gœthe, 
le  symbolisme  allemand  n'était  point  monté  plus  haut,  et  le  grand  drame 
engendre  la  grande  symphonie. 

A  l'avenir  de  résoudre  ce  problème  qui  tourmente  l'Europe  artiste,  des 
plages  italiennes  jusqu'aux  «  steppes  néo-wagnériennes  »  où  s'achemine  la 
nouvelle  école  russe  :  les  Rapports  de  la  musique  et  de  la  poésie  considérés  au 
point  de  vue  de  l'expression  -.  Après  le  triomphe  de  l'opéra  qui  absorbait  la 
poésie  (?)  dans  la  musique,  voici  l'avènement  du  drame  musical  qui  subor- 
donne la  musique  au  poème.  La  musique  est  femme  :  elle  s'était  de  bonne 
heure  émancipée  de  la  virile  autorité  du  poème  ;  après  un  divorce  sécu- 
laire, une  réconciliation  commence.  Le  drame  grec  nous  hante  ;  Wagner 
nous  obsède.  Mais  quelle  formule  tiendra  la  balance  égale  ? 

En  attendant,  voici  une  innovation  qui  date.  Depuis  le  Roi  de  Lahore, 
les  œuvres  de  J.  Massenet  ont  ce  trait  distinctif,  qu'elles  marquent  une 
tentative.  Il  y  a  juste  dix  ans,  la  délicatesse  originale  de  Manon,  son  plus 
bel  ouvrage  et  qui  restera,  réalisait  spontanément,  dans  plusieurs  scènes, 
le  projet  de  l'Allemand  Benda  dont  parle  la  correspondance  de  Mozart,  de 
ce  compositeur  obscur  qui  se  dégoûta  sur  le  tard  de  la  musique,  assurant 
qu'une  fleur  lui  procurait  plus  de  jouissance  :  glisser  sous  le  dialogue  un 
orchestre  obligé  qui  souligne  discrètement  la  situation.  Vous  vous  souvenez 
du  menuet  lointain,  pendant  que  Manon  interroge  avec  une  feinte  insou- 
ciance le  comte  Des  Grieux  :  c'était  ravissant.  Et,  dans  Werther,  que  de 
trouvailles  pareilles!  —  Plus  loin,  en  plein  italianisme  mondain,  l'auteur 

1  Pohne,  esquisse  pour  Tristan,  très  bien  dite  par  Mme  Héglon,  au  concert  Lamoureux 
du  ier  avril.  —  Fragments  de  Rheiitgold  (itr  tableau)  et  de  Gotlerdiimmeruin;  (duo  du  pro- 
logue,  mort  de  Siegfried  et  marcU  funèbre,  scène  finale);  MM.  Gibert  et  Fournets,  M™«  Hé- 
glon et  Marcy. 

2  Titre  de  la  thèse  de  M.  J.  Combarieu  ;  Paris,  1.894. 


LE  MOIS  MUSICAL 


3oi 


de  l'Enlèvement  au  Sérail  ajoute  :  «  Je  sais  que  dans  un  opéra  il  faut  abso- 
lument que  la  poésie  soit  la  fille  obéissante  de  la  musique...  la  musique 
fait  tout  oublier...  Des  vers,  certes  la  musique  ne  peut  s'en  passer,  mais 
des  rimes  pour  des  rimes,  rien  de  plus  fatal  ;  la  pédanterie  des  auteurs  les 
perd,  eux,  leurs  poèmes  et  la  musique  '...  »  Eh  bien,  dans  une  intention 
plus  scrupuleusement  dramatique,  le  librettiste  de  Thaïs  va  plus  loin  :  sup- 
primant la  rime,  il  côtoie  la  prose  rhythmée;  c'est  le  poème  mélique,  cher 
à  M.  Gevaert,  écrit  «  presque  en  vers  ».  L'innovation  est  moindre,  si  l'on 
songe  que  les  plus  grands  compositeurs  musiquaient  jusqu'ici,  selon  la 
recette  de  M.  Jourdain,  de  la  prose  sans  le  savoir.  Mais  c'est  un  pas  dé- 
cisif vers  l'intime  solidarité  souhaitée  entre  le  discours  poétique  et  le 
rhythme  musical.  Peut-être  faudra-t-il  encore  se  montrer  plus  intransi- 
geant, plus  musicalement  poète,  trouver  une  forme  littéraire  moins 
«  amorphe  »,  découvrir  l'accent  suggestif,  comme  la  vers-mélodie  de  Richard 
Wagner,  qui  engendre  insensiblement  la  période  musicale.  Et  pourquoi  le 
musicien  lettré  de  nos  jours  ne  bâtirait-il  point  son  poème,  au  moins  ses 
«  paroles  »  ?  Berlioz  et  Mme  Holmes  ont  prêché  d'exemple.  Mais  qui  donc 
est  assez  boulevardier  pour  prétendre  que  J.  Massenet  guette  les  bravos,  à 
l'affût  de  l'inédit  ?  C'est  étonnant  combien  la  Ville-Lumière  a  le  cliché 
vivace!  Enthousiaste  de  Bayreuth,  J.  Massenet  se  résigne,  depuis  Esclar- 
monde,  à  soumettre  la  libre  effusion  de  ses  dons  si  personnels  à  la  rigueur 
des  poétiques  nouvelles  :  l'inspiré  qui  pourrait  écrire  d'un  ample  trait  de 
plume  tant  et  tant  de  phrases  faciles,  d'airs  applaudis  et  de  mélodies  fémi- 
nines, s'astreint  aux  lois  sévères  du  drame,  de  la  déclamation  presque 
toujours,  parfois  du  leitmotiv,  qui  jettent  un  peu  de  monochromie  sur  sa 
manière  actuelle.  Et  Thaïs,  ne  l'oublions  pas,  est  une  «  comédie  lyrique  » 
où  de  charmantes  senteurs  de  fraîche  oasis  s'évaporent  dans  le  désert  pom- 
peux du  palais  Gamier.  Toutefois,  ce  n'est  pas  en  vain  que  l'on  naît  mu- 
sicien; et  le  maître  est  récompensé  de  son  effort  vers  le  mieux  par  plu- 
sieurs trouvailles  encore,  par  de  jolis  coins  de  poésie  très  musicale  :  la 
patriarcale  psalmodie  des  cénobites  et  le  tableau  de  la  Thébaïde,  le  rire 
amusé  des  belles  filles,  les  ironies  de  Thaïs,  prêtresse  de  Vénus  :  Qui  te  fait 
si  sévère?....,  sa  coquetterie  :  O  mon  miroir  fidèle,  dis-moi  que  je  suis  belle, 
son  adieu  à  Erôs  :  L'amour  est  une  vertu  rare,  précédé  de  la  fervente  Médi- 
tation ;  l'orchestre  intéressant  toujours,  subtil,  persuasif,  enjôleur,  parfois 
brutal,  parfois  étincelant  (dans  la  Tentation,  supprimée  depuis);  la  chaleur 
un  peu  théâtrale  de  la  dernière  scène  d'une  philosophie  si  haute,  anatole- 
française.  Pénétrez  les  détails.  Au  demeurant,  mes  chers  Parisiens,  un  tel 
désintéressement  esthétique  n'est  pas  trivial. 

Mais,  pour  du  nouveau,  en  voici  !  Verdi  wagnérien.  —  «  Falstaffl 
Falstaff!  »  c'est  le  docteur  Caïus  qui  entre  en  bourrasque,  à  l'hôtellerie 
de  la  Jarretière,  réclamant  son  or  au  très  respectable  drôle.  Pour  toute  ré- 


1   Correspondance    de    Mozart   (Manheim,    12    novembre   1778.    —   Vienne,   27   sep- 
tembre 1781).   —  Cf.  Préface  de  Thaïs  par  M.  Louis  Gallet. 


3  02  L'ARTISTE 

ponse,  majestueuse  insolence.  Le  docteur  est  éconduit.  Et,  sur  un  tutti  de 
tonnerre,  la  trogne  rubiconde  de  Sir  John  Falstaff  Esquire  tourne  au  lie- 
de-vin,  quand  il  déclame  son  apologie  aux  deux  chenapans  Bardolphe  et 
Pistolet,  ses  complices.  La  gravité  ventripotente  des  cuivres  s'impose  aux 
rhythmes  alertes.  Mais  il  faut  déchanter  :  refus  des  soudards  de  se  charger 
de  la  correspondance  amoureuse  du  maître  à  l'adresse  de  deux  jolies  bour- 
geoises riches.  Long  monologue  de  l'Honneur,  curieux  avec  ses  temps  d'arrêt, 
ses  bassons  narquois  qui  singent  les  non  réitérés  du  cas  de  conscience  où 
le  grand  seigneur  décavé  fait  les  demandes  et  les  réponses.  Emportement 
du  maître,  qui  chasse  les  compères  moliéresquement,  vous  comprenez. 

II'  tableau  :  A  Windsor,  le  jardinet  de  Mr  Ford.  Commérages  féminins. 
Lecture  des  lettres  du  vieux  faune  :  peu  crédule,  un  cor  anglais  la  sou- 
ligne. Mrs  Alice  Ford  et  Mrs  Meg  Page  ont  reçu  chacune  identiquement 
la  même  lettre!  on  savoure  le  document,  et  le  babil  d'Alice,  de  Miss  Nan- 
nette  sa  fille,  de  Meg  et  de  Mrs  Quickly,  la  rusée  voisine,  court  dans  un 
quatuor  vocal  sans  accompagnement.  Le  dialogue  est  alerte,  la  conversation 
vive,  l'ensemble  très  naturel.  Et  le  quatuor  devient  un  nonctto  syllabique  à 
double  mesure,  polyphonie  et  polyrhythmie  vocales  d'un  touffu  bien  scé- 
nique,  quand  Ford,  soupçonneux,  parle  en  même  temps  que  Caïus,  Bar- 
dolphe et  Pistolet,  et  que  le  jouvenceau  Fenton  soupire  gentiment  vers  la 
blonde  Nannette,  à  la  cantonade.  De  l'action  surtout,  du  mouvement  déjà, 
un  brio  méridional. 

IIe  acte,  III'  tableau  :  Falstaff  cause  toujours  avec  le  vieux  Xérès.  Mea 
culpa  des  chenapans,  très  drôlement  construit.  Révérence  :  c'est  Mrs  Quickly, 
l'entremetteuse  par  occasion,  qui  fort  cérémonieuse  et  discrète,  assigne  à 
ce  crâne  de  Forain  moyen-âgeux  un  rendez-vous  avec  Alice  de  deux  heures 
à  trois  (l'histoire  éternelle,  me  glisse  Puck  ;  l'heure  seule  a  un  peu 
changé,  on  dîne  si  tardl).  Puis  accourt  Mr  Ford,  qui  se  fait  annoncer 
comme  un  certain  Fontaine  porteur  d'une  belle  panse  d'écus  et  d'un  beau 
vin  de  Chypre.  Le  bon  accueil  de  Falstaff  lui  révèle  son  infortune  pro- 
metteuse de  cornes  bien  authentiques;  une  fois  seul,  il  braille  un  peu  ridi- 
culement, et,  sérieux,  l'orchestre  éclate  :  mais  Ford  est  marié,  c'est  son 
excuse. 

IV*  tableau  :  Nouveaux  commérages  pour  préparer  le  piège.  Mrs  Quickly 
narre  et  dépeint  gaiement  sa  mission  délicate  :  Révérence  et  de  deux  heures  à 
trois  sont  devenus  des  leitmotive  vocaux,  presque  parlés,  qui  amusent.  L'œil 
émerillonné,  le  vieux  beau  vient  flirter  avec  Alice  :  «  Quand  j'étais  page 
du  duc  de  Norfolk,  j'étais  tout  mince,  tout  mince,  tout  mince,  »  lui  ra- 
conte-t-il;  mais  n'est-ce  pas  une  maladresse  de  faire  appel  aux  souvenirs  ? 
«  J'aurais  passé  dans  un  anneau  » ,  un  léger  frisson  d'alto  vole  comme  la 
brise,  le  quatuor  est  aussi  diaphane  que  l'éléphant  d'aujourd'hui  est  lourd. 
Papageno  par-ci,  Leporello  par-là,  les  érudits  notent  des  affinités  avec  le 
style  de  Mozart;  les  ignorants  en  ont  même  noté  davantage.  Le  mari  sur- 
vient à  temps,  tout  comme  dans  Tartufe,  serviteurs  et  voisins  se  préci- 
pitent, tohu-bohu  général,  tourbillon  d'enfer,  «  Je  te  happe,  je  t'attrape.. .  », 


LE  MOIS  MUSICAL  3o3 

un  paravent  abattu  démasque  Fenton  et  Nannette  qui  roucoulent,  et  pa- 
tatras! le  galant  obèse,  caché  dans  le  panier  au  linge,  est  déposé  d'un  peu 
haut  sur  la  Tamise,  parmi  les  blanchisseuses. 

III'  acte,  V'  tableau  :  Une  place,  le  soir.  Falstaff  a  mis  de  l'eau  dans  son 
vin.  Le  fat  abomine  la  femme.  Révérence!  c'est  encore  Mrs  Quickly,  et  la 
pauvre  bêtise  virile  l'emporte.  Donc,  nouveau  rendez-vous  accepté,  pour 
minuit,  dans  la  forêt,  sous  le  terrible  chêne  de  Herne;  nouveau  complot 
féminin,  où  les  sonorités  les  plus  sombrement  fantastiques  des  cors  et  des 
bois  commentent  la  légende  du  Chasseur  noir. 

VI'  tableau  :  Minuit,  sous  bois.  Nocturne  de  Fenton  :  Une  bouche  baisée... 
—  Comme  plante  arrosée,  répond  Miss  Nannette  encore  invisible  (autre  leit- 
motiv vocal,  rappel  du  Ier  acte).  Les  pseudo-fées  conspirent  et  disparaissent. 
Arrive  Falstaff,  très  ému,  qui  a  célébré  avec  un  orchestre  étonnant  le  trille 
envahisseur  du  monde.  Nouveau  flirt  avec  Alice,  nouveau  guet-apens  dans 
l'ombre  fraîche.  Et  tout  s'achève  par  une  «  cérémonie  »  funambulesque, 
une  pastorale  féerique  où  la  fée  Nannette  chante  exquisément,  où  Sir  John 
bafoué,  lardé,  roulé,  se  redresse  :  «  C'est  mon  esprit  qui  fait  l'esprit  des 
autres  !  »  Le  coquard,  c'est  le  docteur  Caïus,  qui  vient  avec  Nannette,  sa 
fiancée  voilée  :  le  voile  tombe,  c'est  Bardolphe!  Fenton  épouse  et  Mr  Ford 
a  la  tète  libre.  Fugue  générale,  en  l'honneur  du  rire  et  de  l'immortelle 
comédie  humaine.  Rideau. 

Ce  soir,  une  bande  sur  l'affiche  :  par  indisposition  subite  de  Maurel, 
Gérald-Ciémenz  et  Lakmé-Landouzy  roucouleront  printanièrement.  Falstaff 
aurait-il  le  sort  du  Flibustier  ?  Non,  sans  doute,  car  Falstaff  est  un  triomphe, 
un  délire,  un  vertige,  un  fétiche  pour  les  Parisiens  emballés  qui  se  ruent 
vers  la  location,  si  heureux,  sous  couleur  de  comédie  musicale,  de  wagné- 
risme  macaronique  et  de  Maîtres-Chanteurs  à  l'italienne,  de  jouir  de  la  verve 
latine  et  des  élans  rossiniens.  Nous  retournerons  à  Cimarosa,  avec  un  grain 
de  a  polyphonie  »,  je  vous  le  mande.  Et  par  Wagner,  ce  qui  sera  plus 
drôle.  Le  signe  de  ralliement,  succès  de  Falstaff,  c'en  est  l'écriture,  le 
procédé  bien  vu,  l'évolution  très  loyalement  wagnérienne  du  juvénile  oc- 
togénaire qui  a  serti,  remarquons-le,  sa  flamme  bien  personnelle  dans  la 
formule  à  la  mode  :  un  bon  exemple  pour  nos  jeunes.  L'Italie  est  très 
allemande  à  l'heure  qu'il  est...  Compensations  d'ici-bas,  l'auteur  de  Rien^i 
avait  débuté,  une  année  avant  le  maître  futur  de  la  Traviata,  par  l'opéra 
italien;  aujourd'hui,  le  trouvère  dramatique  couronne  sa  vie  d'artiste  par 
la  comédie  déclamée.  Mais,  somme  toute,  rien  de  wagnérien,  —  ni  de 
shakespearien,  —  que  le  cadre,  en  cette  bouffonnerie  grasse  et  franche. 
Crier  au  chef-d'œuvre  musical  serait  d'une  diplomatie  cruelle.  Encore  et 
toujours  trop  peu  de  musique,  au  goût  des  mélomanes  :  mais  c'est  l'écueil 
du  genre,  le  vice  du  temps,  le  plomb  dans  l'aile  ;  voudriez-vous  des  rou- 
lades ?  Ni  préludes,  ni  morceaux,  très  bien,  mais  l'idée  n'a  que  rarement 
la  fantaisie  ample  et  neuve.  Une  certaine  monotonie  fatigante  provient  de 
l'abus  du  syllabisme  et  des  caquetages  ;  quelques  scènes  de  transition  pa- 
raissent longues,  sèches  et  vides.  La  scène  des  Fées  a  la  suavité  joliette 


3  04  L'ARTISTE 

d'un  Diaz.  L'orchestre  surtout  est  remarquable  :  vérité  constante  de  l'expres- 
sion dramatique,  appropriation  curieuse  aux  détails  multiples,  mélange 
magistral  de  souffle,  de  grâce  et  de  verve,  il  excelle  en  rhythmes  et  en 
timbres  qui  peignent,  coloré  toujours,  jamais  énorme,  parfois  saccadé, 
heurté,  étriqué,  décousu,  violent  sans  préparation,  criard  sans  panache, 
voire  un  peu  canaille.  Dame!  ce  n'est  pas  le  fleuve  invisible  de  Bayreuth. 
Et  tout  coloriste  a  ses  malechances.  L'humoriste  Goncourt  ne  reproche-t-il 
pas  au  romantique  Delacroix  «  des  rouges  de  cire  à  cacheter  de  papetier 
en  faillite  »  ?...  Interprétation  di  primo  cartello  (soyons  Milanais).  A  côté 
de  Maurcl,  chanteur  lassé,  mais  beau  comédien,  —  la  joie  des  sens  esthé- 
tiques c'est  Marie  Delna  (Mrs  Quickly)  :  la  vraie  joyeuse  commère  de 
Windsor,  —  Rabelais,  Rubens  et  Shakespeare  ;  la  neige  opulente  de  sa 
gorge,  ses  lèvres  rouges  de  sève  malicieuse,  ses  yeux  d'ironie  qui  s'em- 
plissent de  rêve,  sa  désinvolture  bourgeoise  et  jeune,  la  jovialité  gracieuse 
de  sa  démarche,  l'hypocrisie  comique  de  ses  gestes  dignes,  les  intonations 
populaires  de  sa  voix  grave,  composent  une  synthèse,  une  révélation  dans 
une  révélation  :  que  sont  devenues  Marceline,  Charlotte,  Didon  la  reine 
éprise  du  fils  de  Vénus  '  ? 

Mais,  après  la  blague,  je  ne  sais  pourquoi  la  vie  parait  plus  amère.  Il  est 
bon  d'oublier  la  double  humanité,  «  gobeuse  »  ou  «  fumiste  »,  dans  un 
anéantissement  solitaire  au  cœur  de  la  Nature.  Attique  douceur  des  jours 
passés  !  Le  matin  du  4  avril,  je  lisais  la  Cendre  2  au  Luxembourg,  sous  la 
fenêtre  d'où  un  siècle  en  arrière,  la  veille  de  l'échafaud,  Camille  Desmoulins 
sentimental  -contemplait  ces  beaux  arbres  ombreux  déjà  du  printemps 
vert  en  évoquant  Lucile  : 

Rien  qu'un  peu  d'or  léger  couronnant  de  vieux  murs  : 
Qu'ils  sont  loin  les  grands  soirs  de  Cythère  ou  d'Athènes, 
Mythiques  bois  sacrés,  Acropoles  hautaines 
Qui  prêtent  leurs  splendeurs  à  nos  songes  obscurs! 

Rien  qu'un  peu  d'ombre  grise  effrangeant  des  cieux  purs  : 
Qu'ils  sont  loin  les  beaux  chants  des  placides  fontaines 
Miroirs  émerveillés  de  dryades  lointaines, 
Qui  versent  leur  mystère  à  nos  blêmes  azurs  ! 

Ni  fronton  polychrome  émergeant  des  collines, 
Ni  parterre  étoile  de  larmes  cristallines  :  — 
Mais  dans  la  vieille  cour  un  platane  en  émoi. 


1  Première  de  Falstaff  à  la  Scala  de  Milan,  le  9  février  1893;  à  l'Opéra-Comique,  le 
18  avril  1894.  Comédie  lyrique  en  3  actes  et  6  tableaux  de  MM.  Arrigo  Boîto  et  G.  Verdi, 
version  française  de  MM.  Paul  Solanges  et  Boîto.  Les  excellents  interprètes  sont  tous  à 
nommer  :  Maurcl  (FalstaJJ),  Soulacroix  (Ford),  Clément  (Fenton),  Barnolt  (Bradolphe), 
Belhomme  (Pistolet),  Carrel  (Caîus);  M»«  Delna  (Mrs  Quickly),  Landouzy  (Xautiette), 
Grandjean  (Alice),  Chevalier  (Met;).  Direction  de  M.  J.  Danbé. 

*  Le  roman  très  délicatement  cruel  du  très  moderne  et  spirituel  l'ernand  Vandérem. 


LE  MOIS  MUSICAL 


3o5 


Et  simple  évocateur  d'idéal  éphémère 

Dont  les  frémissements  transfigurent  un  moi, 

D'un  bel  arbre  est  éclos  ton  printemps,  ô  Chimère  ! 

Et  ne  me  dites  jamais,  comtesse,  que  l'illusion  est  plus  douce  que  la 
réalité,  puisque,  sans  la  réalité,  l'illusion  tombe.  Sans  acteur,  plus  de  rôle; 
sans  poète,  plus  de  poème;  sans  humanité,  plus  de  poésie.  Oui,  mais  la 
Joconde  noircit  dans  l'or  ;  et  nos  regards  sont  éphémères.  Si  l'instinct  du 
Beau,  ou  simplement  le  préjugé  peut-être,  demeure  insatisfait  du  drame 
musical,  l'expérience  y  trouve  une  image  du  Vrai  très  éloquente.  Notre 
siècle  est  un  réaliste.  Et  notre  pensée  qui  fuit  se  mire  dans  la  mélodie 
continue,  Viviane,  dans  la  mélodie  de  la  forêt. 


Pour  envoi  terrestre  : 


RAYMOND  BOUYER. 


18114. 


L  ARTISTE.   —   XOUVELLE  PERIODE  :   T.   Vil 


20 


CHRONIQUE 


N  sait  l'importance  toujours  croissante 
qu'ont  prise  les  réunions  annuelles 
des  délégués  des  sociétés  des  Beaux- 
Arts  des  départements,  par  le  nombre 
des  lectures  qui  y  sont  faites  et  par  le 
zèle  extrêmement  méritoire  dont  les 
érudits  de  la  province  s'évertuent  à 
faire  preuve  dans  leurs  recherches  de 
tout  ordre  sur  l'histoire  de  l'art  en 
France.  La  session  de  1894,  la  dix- 
huitième  depuis  la  fondation,  s'est 
tenue,  du  27  au  3i  mars,  dans  l'hémicycle  de  l'école  des  Beaux-Arts. 
Elle  n'a  pas  été  moins  féconde  que  les  précédentes  en  communications 
intéressantes  :  plus  de  quarante  mémoires  y  ont  été  lus. 

Les  séances  ont  été  présidées  successivement  par  M.  Edouard  Millaud, 
sénateur,  qui,  dans  son  allocution,  a  formulé  le  vœu  de  voir  s'établir  entre 
les  sociétés  des  Beaux-Arts  et  le  comité  central  des  relations  moins  inter- 
mittentes, en  instituant,  à  l'époque  des  vacances,  des  assemblées  régio- 
nales ;  par  M.  Edouard  Garnier,  conservateur  du  musée  de  la  manufacture 
de  Sèvres,  dont  l'allocution  a  eu  pour  sujet  l'historique  de  ce  musée  ;  par 
M.  Charles  Nuitter,  archiviste  du  théâtre  de  l'Opéra,  qui  a  rappelé  la 
part  que  les  questions  de  théâtre  et  de  musique  avaient  eue  dans  les 
communications  faites  à  chaque  session  depuis  les  débuts  de  l'institution  ; 
par  M.  Louis  de  Fourcaud,  professeur  à  l'école  des  Beaux-Arts,  qui  a 
entretenu  l'assemblée  de  notre  histoire  musicale.  A  cette  même  séance, 


CHRONIQUE  ïoy 

M.  Henry  Jouin,  secrétaire-rapporteur  du  comité,  a  donné  lecture  du 
rapport  général  sur  les  travaux  de  la  session.  Voilà  bien  des  années  que  le 
délicat  et  érudit  écrivain  d'art  assume  la  tâche  de  résumer,  dans  ce  rapport 
général,  le  bilan  de  chacune  des  sessions  ;  il  le  fait  toujours  avec  une 
conscience  impeccable  et  à  la  fois  une  ingéniosité  d'aperçus  et  l'élégante 
souplesse  d'une  forme  qui  ne  laisse  pas  soupçonner  le  labeur  considérable 
que  nécessite,  en  un  tel  travail,  l'extrême  complexité  du  sujet.  Cette  fois, 
M.  Jouin  s'est  exprimé  ainsi,  au  début  de  son  rapport  : 

Venise  avait  perdu  son  peintre,  Tiziano  Vecelli,  emporté  par  la  peste  qui  ne  fit  pas  moins 
de  40.000  victimes  dans  la  seule  ville  des  doges.  Peu  après,  les  flammes  dévoraient  le 
palais  ducal.  Le  doge  Sebastiano  Venerio,  celui-là  même  qui  avait  commandé  les  flottes  de 
la  République  le  jour  de  la  victoire  Lépante,  s'éteignait  attristé  au  lendemain  de  l'incendie. 
Véronèse  penchait  vers  son  déclin.  Une  sorte  de  désespérance  s'empara  des  esprits,  et  le 
jour  ou  les  Vénitiens  durent  élire  un  chef,  ce  fut  le  nom  de  Niccolo  da  Ponte,  un  vieillard 
de  quatre-vingt-huit  ans,  qui  sortit  de  l'urne.  Il  semblait  que  personne  n'ambitionnât  plus 
de  gouverner  un  peuple  décimé.  Au  dire  des  esprits  chagrins  et  sans  ressort,  Venise  avait 
vécu.  Niccolo  da  Ponte,  doge  sans  palais,  ne  se  laissa  pas  abattre.  Il  convoqua  sur  la  place 
Saint-Marc,  les  architectes,  les  peintres,  les  sculpteurs,  les  joailliers,  les  orfèvres,  les  enlu- 
mineurs que  la  mort  avait  épargnés.  La  population,  curieuse  d'assister  à  ce  recensement 
audacieux,  envahit  la  pia^a.  On  commentait  l'acte  téméraire  du  doge.  —  Combien  seront- 
ils  ?  disaient  les  sceptiques.  Et  des  voix  de  répondre  :  —  Ils  viendront  cinquante,  Venise  n'a 
plus  d'artistes  !  Les  sceptiques  eurent  tort.  Niccolo  da  Ponte  vit  aborder  au  mole  de  la/>/a^- 
Xçtla  des  gondoles  sans  nombre,  et  lorsque  les  maîtres,  obligeant  la  foule  à  leur  livrer 
passage,  se  furent  massés  sur  la  pia^a,  ils  étaient  deux  mille.  Le  visage  du  vieux  doge 
s'épanouit.  —  «  Le  temps  ne  m'appartient  plus,  dit-il,  mais  qu'importe  ?  Votre  nombre 
est  un  présage  de  gloire.  Vous  êtes  les  forces  vives  de  la  République.  Venise  a  recouvré 
l'espérance.  Mon  oeuvre  est  faite  !  » 

Ce  spectacle  n'est  pas  sans  grandeur,  et  cependant,  messieurs,  je  sais  quelque  chose  de 
non  moins  grand  dans  sa  simplicité  :  ce  sont  vos  assemblées  annuelles.  Vous  aussi,  vous 
savez  grouper  les  peintres,  les  sculpteurs,  les  architectes  d'une  grande  nation  sur  un  point 
unique  du  territoire.  Vous  allez  les  prendre  dans  toutes  les  régions,  vous  évoquez  leurs 
personnalités  à  travers  les  siècles,  et,  fidèles  à  l'invitation  du  ministre  des  Beaux-Arts,  vous 
revenez  invariablement  chaque  année  dans  ce  lieu  privilégié.  Les  plus  grands  maîtres  vous 
font  escorte,  mais  volontiers  vous  assurez  aux  humbles  le  bienfait  d'une  réparation.  Vous 
vous  plaisez  à  rappeler  au  jour  les  méconnus  et  les  oubliés.  A  l'exemple  de  Niccolo  da 
Ponte,  vous  pourriez  dire  :  «  Les  maîtres  provinciaux  ont  recouvré  l'espérance.  »  Mais,  je 
vous  en  prie,  gardez-vous  bien  d'ajouter  jamais  :  «  Notre  œuvre  est  faite  !  »  Non,  mes- 
sieurs, votre  œuvre  est  trop  belle,  trop  généreuse,  trop  féconde  et  trop  juste  pour  que  vous 
cessiez  un  jour  de  l'aimer  et  d'y  jeter  vos  forces,  votre  intelligence,  votre  cœur.  Votre 
œuvre  est  toute  française.  Soyez  donc  remerciés  de  l'avoir  choisie  et  de  l'accomplir  sans 
défaillance . 

Après  avoir  accordé  un  souvenir  à  Victor  Schcelcher,  sénateur  et 
membre  du  comité  des  sociétés  des  Beaux-Arts,  décédé  depuis  la  précé- 
dente session,  le  rapporteur  consacre  une  brève  notice  aux  mémoires  lus 
par  leurs  auteurs  au  cours  de  la  session  actuelle.  Ce  serait  retomber  dans 
d'oiseuses  redites  que  de  louer  à  nouveau  l'heureuse  concision  et  le  tact 
parfait  dont  M.  Henry  Jouin  a  le  secret  pour  mettre  en  relief  les  traits 
essentiels  et  l'exacte  signification  de  chacun  des  quarante-trois  mémoires 
qui  constituent  l'apport  de  la  dix-huitième  réunion.  Comme  tous  les  ans, 


3o8  L'ARTISTE 

cette   sorte  de  synthèse    lumineuse    et   précise,  groupant  tant  d'études 
diverses  par  leurs  objets,  est  digne  de  tous  éloges.  En  voici  le  conclusion  : 

Je  ne  puis  prendre  congé  de  vous,  messieurs,  sur  une  parole  qui  aurait  le  caractère  d'un 
désir  ou  d'un  conseil.  Le  succès  de  votre  dix-huitième  session  est  de  ceux  dont  il  faut  vous 
remercier. 

On  raconte  qu'un  voyageur,  cheminant  dans  le  désert  au  trot  de  sa  monture,  aperçut, 
gisant  dans  un  pli  de  terrain,  un  être  abandonné,  sans  forces,  mourant  de  faim,  qui  fit 
appel  à  sa  pitié.  Le  cavalier  s'empressa  de  descendre  et  se  mit  en  devoir  de  secourir  ce 
malheureux.  Mais  lui,  se  redressant  tout  à  coup,  saute  sur  le  cheval  de  son  bienfaiteur  et 
s'éloigne  au  galop  en  ricanant.  Le  voyageur  dépouillé,  s'adressant  à  son  voleur  :  «  Ne 
dis  jamais  à  personne  que  tu  m'as  trompé,  tu  découragerais  les  hommes  de  faire  le  bien  !  » 

Messieurs,  ce  n'est  pas  là  votre  destin.  Vous  aussi,  vous  cheminerez  souvent  dans  le 
désert.  L'erreur,  l'indifférence  ou  l'oubli  ont  fait  le  vide  autour  des  artistes  du  passé.  Les 
monuments  se  sont  écroulés  ;  les  institutions  ont  perdu  leur  forme  ;  telle  gloire  ancienne 
est  sans  vestiges  pour  les  hommes  de  notre  temps.  Vous  avez  assumé  la  mission 
généreuse  de  restituer  hommes  et  choses  dans  leurs  splendeurs  d'autrefois,  et  vous 
vous  penchez  amoureusement  sur  toutes  les  ruines.  Où  l'oeil  ne  discerne  aucune  trace,  où 
l'esprit  ne  soupçonne  aucune  gloire,  vous  pressentez  l'effort,  les  larmes,  le  génie,  et  ni  la 
poussière  des  archives,  ni  les  déceptions  inséparables  de  toute  investigation  pénible  ne  vous 
rebutent.  En  retour,  messieurs,  quelle  joie  dans  la  foule  des  méconnus,  des  oubliés  que 
vous  rappelez  à  la  lumière,  que  vous  replacez  à  leur  rang  de  mérite. Aussi  avec  quelle  gra- 
titude n'êtes-vous  pas  salués  par  tous  ces  rudes  praticiens  de  l'ancienne  France,  les  Sevin, 
Lottmann,  Ducastel,  les  de  Loisy,  Deruet,  Garnier,  Bardin,  Vimeux,  Lorthior,  Hubert 
Cailleau,  Maucord,  Pourchez,  Ingres  et  Bouchardon,  tous  deux  éclipsés  par  le  renom  de 
leurs  fils,  les  Parrocel,  les  Jacob,  Chevillard  dépouillé  par  Van  Boghem,  que  sais-je  encore, 
il  faudrait  les  nommer  tous  !  Et  si  je  me  reporte  par  la  pensée  à  vos  sessions  antérieures, 
quelle  légion  magnifique,  messieurs,  que  celle  de  tous  ces  maîtres  reconnaissants  que  vous 
avez  secourus,  consolés  et  nommés  à  la  tribune  de  l'opinion  publique  I  Mais  vos  obligés, 
ce  ne  sont  pas  seulement  les  peintres,  sculpteurs,  architectes,  graveurs,  orfèvres  ou  musi- 
ciens dont  j'évoque  le  souvenir  en  ce  moment.  La  France  d'aujourd'hui  se  sent  émue  par 
le  réveil  radieux  de  la  France  d'autrefois.  Votre  comité,  messieurs,  les  pouvoirs  publics  qui 
ont  charge  de  gloire  dans  le  domaine  de  l'art,  les  lettrés,  les  amateurs  et  les  artistes  applau- 
dissent à  l'excellence  de  votre  labeur.  C'est  pourquoi  ceux  qui  ont  mission  de  traduire  le 
sentiment  unanime  et  d'en  bien  marquer  la  profondeur  se  plaisent  à  proclamer  très  haut 
votre  patience  heureuse  et  superbe,  votre  sens  critique  qui  découvre  et  condense,  votre 
abnégation  souriante,  l'ardeur  et  l'amour  que  vous  apportez  à  votre  tâche  patriotique.  Dire 
ce  que  vous  êtes,  n'est-ce  pas  encourager  les  hommes  à  faire  le  bien  ? 

La  séance  solennelle  de  clôture,  qui  réunissait  dans  le  grand  amphi- 
théâtre de  la  Sorbonne  les  délégués  des  sociétés  des  Beaux-Arts  et  ceux 
des  sociétés  savantes,  a  été  présidée  par  M.  Spuller,  ministre  de  l'Instruc- 
tion publique,  des  Beaux-Arts  et  des  Cultes.  Après  un  discours  de  M. 
Levasseur,  de  l'Institut,  qui  avait  présidé  les  séances  du  congrès  des 
sociétés  savantes,  le  ministre  a  pris  la  parole  et  fait,  en  termes  toujours 
heureux  et  souvent  éloquents,  l'éloge  de  la  science  et  des  sociétés 
savantes. 

Nous  scra-t-il  permis  d'exprimer  notre  étonnement  de  ce  que  M.  Spuller, 
en  cette  harangue,  n'ait  accordé  la  moindre  mention  ni  à  l'art  ni  aux 
sociétés  des  Beaux-Arts,  présentes  pourtant  à  cette  solennité,  au  même 
titre  que  les  sociétés  savantes  ?  Si  bien  que  le  nom  même  des  sociétés  des 


CHRONIQUE  3og 

Beaux-Arts  n'a  pas  été  prononcé  une  seule  fois  dans  le  discours  du 
ministre.  Cet  étrange  oubli  est  d'autant  mieux  fait  pour  surprendre  qu'en 
toutes  circonstances,  et  môme  en  dehors  de  ses  fonctions  ministérielles, 
M.  Spuller  a  toujours  donné  la  preuve  de  l'intétérèt  sincère  et  éclairé  qu'il 
porte  aux  choses  de  l'art. 


L'Académie  des  Beaux-Arts  propose,  pour  le  concours  au  prix  Bordin, 
à  décerner  en  1896,  le  sujet  suivant:  De  l'influence  des  mœurs,  des  milieux, 
des  croyances  sur  l'art  de  la  peinture  depuis  le  quatorzième  siècle  jusqu'au 
milieu  du  dix-neuvième.  Les  mémoires  sur  cette  question  devront  être 
déposés  au  secrétariat  de  l'Institut  avant  le  1er  janvier  1896. 

Pour  le  concours  de  paysage  du  prix  Troyon,  à  décerner  en  l8g5, 
l'Académie  propose  le  sujet  suivant  :  Effet  de  crépuscule.  «  Le  tableau  doit 
représenter  une  route  bordée  d'un  côté  par  un  massif  d'arbres,  de  l'autre 
par  des  champs  s'étendant  au  loin  jusqu'à  un  horizon  bordé  par  des  collines. 
Au  premier  plan,  un  bouvier  revient  du  labour  avec  un  attelage  de  quatre 
bœufs.  La  lune  se  lève.  » 

Sur  la  proposition  de  la  section  de  musique,  l'Académie  a  décidé 
qu'il  y  avait  lieu  de  pourvoir  au  remplacement  de  M.  Charles  Gounod, 
décédé.  • 

Dans  la  même  séance  a  eu  lieu  une  audition  de  YHymne  a  Appollon, 
l'un  des  fragments  musicaux  récemment  découverts  dans  les  fouilles  de 
Delphes.  M.  Th.  Reinach,  par  qui  a  été  faite  la  transcription  de  ce 
morceau,  a  d'abord  donné  lecture  d'un  mémoire  dans  lequel  il  a  expliqué 
les  circonstances  de  la  découverte,  la  méthode  qu'il  a  employée  pour  la 
trsnscription  de  la  mélodie  et  ce  qu'elle  apprend  sur  la  musique  grecque. 
L'audition  de  l'hymne  a  eu  lieu  ensuite,  chanté  successivement  en  grec  et 
en  français  par  Mme  Remacle,  avec  accompagnement  de  harpe  et  d'har- 
monium. 


Les  élèves  de  l'école  des  Beaux-Arts,  admis  au  concours  définitif  de 
peinture  pour  le  prix  de  Rome,  sont  :  MM.  Guinier,  Charbonneau, 
Leroux,  du  Gardier,  Laparra,  Benner,  Fiat,  Descheneau,  Desson  et  Tri- 
goulet. 

Pour  le  concours  du  prix  de  Rome,  en  sculpture,  ont  été  admis  en 
loge  :  MM.  Desruelles,  Champeil,  Paul  Roussel,  Boucher,  Rispal,  Roux, 
Thomsen,  Guillaume,  Carli  et  Ducuing. 

Au  concours  d'architecture  sont  admis  :  MM.  Varcollier,  Deperthes, 
Recoura,  Umdenstock,  Héraud,  Lecardonnel,  Dusart,  Patouillard,  Tony 
Garnier  et  Chifflot. 


Voici  la  nomenclature  des  tableaux  qui  composent  le  legs  fait  à  l'Etat 
par  le  peintre  Caillebotte  :  de  Manet,  le  Balcon,  le  Portrait  de  femme  à 
l'éventail  noir,  le  Jeu  de  crockel  et  des  Chevaux  de  course  ;  de  Renoir,  le 


3io  L'ARTISTE 

Moulin  de  la  Galette,  une  Etude  de  femme,  la  Balançoire,  une  Liseuse,  la 
Seine  à  Champrosay,  Montmartre,  le  Pont  de  Chaton  et  la  Place  Saint-Georges  ; 
de  Claude  Monet,  le  Déjeuner,  trois  Vues  de  gares,  une  Chambre  bleuie  par 
la  lumière,  trois  Vues  de  Vétheuil,  une  Vue  d'Argenteuil,  les  Pommiers,  le 
Mont  Riboudet  à  Rouen,  des  Chrysanthèmes  rouges,  trois  esquisses  de  paysages 
et  les  Côtes  de  la  mer  sauvage  ;  de  Degas,  Femme  sortant  du  bain,  Au  Café, 
les  Figurants,  la  Leçon  de  danse,  Danseuse  en  buste,  Danseuse  assise  et 
Danseuse  en  scène  ;  de  Cézanne,  les  Baigneuses,  une  Marine,  deux 
Paysages  et  un  Vase  de  fleurs  ;  de  Sisley,  une  série  de  huit  paysages  ; 
de  Pissarro,  treize  paysages  datés  de  1 87 1  à  1879  ;  de  J.-F.  Millet,  un 
dessin  au  crayon  et  une  aquarelle  ;  enfin,  de  Caillebotte  lui-même,  une 
toile  qui  sera  probablement  les  Raboteurs  de  parquet. 

Un  vol  a  été  commis  au  musée  du  Louvre,  dans  la  belle  collection  de 
boîtes  et  bonbonnières,  jadis  léguée  à  l'Etat  par  Lenoir.  Deux  de  ces  char- 
mants objets,  en  or,  ornés  de  semis  de  diamants  et  de  rubis,  et  qu'on 
évalue  à  3. 000  et  2.000  francs,  ont  disparu  de  la  vitrine  où  ils  étaient 
exposés  avec  un  certain  nombre  d'autres  objets  d'art  analogues.  M.  Emile 
Mobilier  fait,  tous  les  lundis,  jours  où  le  musée  est  fermé  au  public,  son 
cours  sur  l'art  de  la  miniature,  et  possède  les  clefs  des  vitrines  qu'il  ouvre, 
quand  cela  est  nécessaire  à  son  enseignement,  afin  de  montrer  de  plus 
près  les  objets  à  ses  élèves.  En  faisant  son  cours,  un  de  ces  jours  derniers, 
il  se  disposait  à  ouvrir  la  vitrine  dans  laquelle  étaient  placées  les  deux 
boîtes  volées,  lorsqu'il  s'aperçut  que  la  vitrine  n'était  pas  fermée  à  clef, 
et  il  constata  en  même  temps  la  disparition  des  deux  objets  d'art.  M.  Mo- 
nier  avait-il  laissée  ouverte  la  vitrine  par  mégarde  ?  ou  bien  avait-elle  été 
ouverte  dans  l'intervalle  de  deux  cours  ?  Quant  au  voleur,  on  ne  possède 
aucune  indication  qui  ait  pu  révéler  sa  trace. 


A  l'occasion  de  l'exposition  de  Chicago,  les  promotions  et  nominations 
suivantes  ont  été  faites,  dans  la  Légion  d'honneur,  parmi  les  artistes  expo- 
sants, sur  la  proposition  du  ministre  de  l'Instruction  publique,  des  Beaux- 
Arts  et  des  Cultes  : 

On  été  promus  au  grade  d'officier  :  M.  Jean  Béraud,  M"c  Rosa  Bonheur, 
MM.  Lhermitte  et  Luminais,  artistes  peintres  ;  Boucher  et  Marqueste, 
statuaires,  Léopold  Flameng,  graveur,  et  Massier,  céramiste. 

Ont  été  nommés  chevaliers  :  MM.  Auguin,  Jean  Benner,  Victor  Binet, 
Bordes,  Brouillet,  Buland,  Delacroix,  Guillon,  Iwill,  Maurice  Leloir, 
Aimé  Perret,  Renouard  et  de  Richemont,  artistes  peintres  ;  Daillion,  La- 
batut  et  Lombard,  statuaires  ;  Brunet-Debaisnes  et  Léveillé,  graveurs  ; 
Frantz  Jourdain  et  Sandier,  architectes  ;  Taxile  Doat,  chef  d'atelier  à  la 
manufacture  de  Sèvres  ;  Munier,  chef  d'atelier  à  la  manufacture  des 
Gobelins  ;  Lacroix,  chef  d'atelier  à  la  manufacture  de  Beauvais  ;  Joseph 
Chéret  et  Delaherche,  céramistes  ;  Rault,  ciseleur;  Brateau  orfèvre. 


CHRONIQUE  3n 

Sur  la  proposition  du  ministre  des  Affaires  étrangères,  a  été  nommé 
chevalier,  M.  Yvon,  architecte,  constructeur  des  bâtiments  de  l'exposition 
tunisienne  à  Chicago. 


M.  Ernest  Barrias,  statuaire,  membre  de  l'Institut,  est  nommé  professeur 
chef  d'atelier  de  sculpture  à  l'école  nationale  des  Beaux-Arts,  en  rempla- 
cement de  M.  Cavelier,  décédé. 

M.  Luc-Olivier  Merson,  artiste  peintre,  membre  de  l'Institut,  est 
nommé  professeur  de  dessin  à  l'école  nationale  des  Beaux-Arts,  en  rem- 
placement de  M.  Joseph  Blanc,  appelé  à  faire  partie  du  conseil  supérieur 
d'enseignement  à  la  même  école. 


Le  ministre  de  l'Instruction   publique  vient    de  charger   M.   Gérôme 
d'exécuter  pour  la  galerie  de  l'Institut,  le  buste  de  Prévost-Paradol. 


L'Association  des  artistes  peintres,  sculpteurs,  architectes,  graveurs  et 
dessinateurs,  fondée  par  le  baron  Taylor,  a  tenu  sa  quarante-huitième 
séance  annuelle  à  l'école  des  Beaux-Arts,  sous  la  présidence  de  M. 
Bouguereau .  Ce  dernier  a  adressé  quelques  paroles  de  regret  au 
souvenir  des  sociétaires  décédés  dans  l'année,  puis  il  a  fait  connaître 
aux  assistants  les  dons  nombreux  qui  ont  été  faits  au  profit  de  l'Asso- 
ciation. Une  dame  Cuny,  notamment,  lui  a  légué  un  immeuble  estimé 
5oo.ooo  francs.  Un  artiste  peintre,  Victor  Biennoury,  décédé  en 
décembre  dernier,  lui  a  légué  tous  les  objets,  dessins,  tableaux,  livres, 
etc.,  se  rattachant  à  son  art,  pour  en  faire  tel  usage  qui  lui  conviendra. 
Au  cas  où  l'Association  jugerait  à  propos  de  vendre  les  objets  compris 
dans  ce  legs,  la  somme  qui  en  proviendra  sera  placée  en  rentes  sur 
l'Etat  et  les  arrérages  serviront  à  instituer  une  ou  plusieurs  pensions  de 
trois  cents  francs,  portant  le  titre  de  «  pension  Biennoury  ». 


Une  société  des  enlumineurs  et  miniaturistes  français  vient  de  se  cons- 
tituer, qui  organisera  prochainement  sa  première  exposition  annuelle  dans 
la  galerie  de  la  rue  de  Sèze. 


Sous  le  titre  de  Société  populaire  des  Beaux-Arts,  un  groupe  d'artistes 
et  d'amateurs  se  sont  réunis,  qui  se  proposent,  à  l'aide  de  cotisations 
annuelles,  d'acheter  dans  les  diverses  expositions  des  œuvres  de  jeunes 
artistes  et  de  les  répartir  par  voie  de  tirage  au  sort  entre  tous  les  adhé- 
rents. Le  comité  d'initiative  de  cette  société  a  désigné  pour  son  président 
M.  Léon  Bourgeois,  député,  ancien  ministre  des  Beaux-Arts. 


3i2      ■  /.ARTISTE 

Le  Conseil  municipal  de  Paris  a  accordé  une  subvention  de  3oo  francs 
au  comité  constitué  pour  élever  à  Molière  un  monument  à  Pézenas. 


Sur  l'initative  d'un  certain  nombre  de  sociétés  françaises  et  étrangères 
de  photographie,  un  monument  sera  élevé  par  souscription  à  Daguerre 
dans  la  petite  ville  de  Bry-sur-Marne  où  l'inventeur  de  la  photographie 
passa  la  plus  grande  partie  de  sa  vie  et  où  reposent  ses  cendres. 

La  ville  de  Denain  va  ériger  une  statue  au  maréchal  de  Villars.  Ce 
monument  a  pour  but  de  commémorer  la  victoire  du  24  juillet  17 12, 
qui,  après  les  revers  éprouvés  par  nos  armes  dans  la  guerre  de  la  succes- 
sion d'Espagne,  commença  la  série  des  succès  qui  aboutirent  à  la  signature 
des  traités  d'Utrecht  et  de  Rastadt.  Le  comité,  qui  compte  parmi  ses 
membres  les  sénateurs,  les  députés  et  toutes  les  notabilités  du  département 
du  Nord,  a  chargé  le  statuaire  Henri  Gauquié  de  l'exécution  du  monu- 
ment. Villars  y  sera  représenté  à  cheval,  l'épée  à  la  main,  entraînant  ses 
soldats  à  la  victoire. 


L'Union  centrale  des  Arts  décoratifs  a  procédé  au  renouvellement  du 
bureau  de  son  conseil  d'administration.  Ont  été  élus:  M.  Georges  Berger, 
président;  MM.  Bouillet,  Aynard,  Guillaume  et  Corroyer,  vice-présidents; 
MM.  Lefébure  et  Krafft,  secrétaires;  M.  Braquenié,  trésorier. 


Ainsi  que  nous  l'avons  annoncé,  le  1  5  mai  prochain  s'ouvrira  à  Paris 
un  congrès  des  Arts  décoratifs,  qui  se  tiendra  à  l'École  des  Beaux-Arts. 
Voici  les  questions  qui  seront  traitées  à  ce  congrès  : 

i°  Du  rôle  et  de  l'influence  de  l'imitation  en  matière  d'art  et  d'industrie; 

20  Introduction,  dans  les  expositions  des  Beaux-Arts  des  départements 
et  dans  les  musées  permanents  de  province,  d'une  section  des  objets  d'art 
industriel  ; 

3°  De  l'influence  de  la  femme  sur  le  mouvement  artistique  de  notre 
pays; 

4°  Les  industries  d'art  et  la  loi  militaire.  Quels  sont  les  moyens  pra- 
tiques a  recommander  pour  que  les  dépenses  prévues  par  la  loi  militaire 
au  profit  des  ouvriers  d'art  servent  véritablement  au  développement  de 
nos  industries  artistiques  ? 

5°  De  l'utilité  d'un  musée  central  des  Arts  décoratifs,  de  son  dévelop- 
pement et  de  son  affiliation  aux  musées  de  province.  Musées  ambulants  ; 

6°  Développement  du  musée  des  tissus  par  le  dépôt,  à  la  bibliothèque 
de  l'Union  centrale,  des  échantillons  de  l'industrie  textile  contemporaine  ; 

70  Enregistrement  des  modèles  dus  a  l'art  du  sculpteur  et  de  l'orne- 
maniste, destinés  à  constituer  les  archives  de  la  propriété  artistique  et 
industrielle  ; 


CHRONIQUE  3*3 

8°  Centralisation  des  photographies  des  oeuvres  d'art,  architecture, 
sculpture,  décoration  et  mobilier,  par  l'affiliation  des  amateurs  et  praticiens 
photographes  à  l'Union  centrale  ; 

9°  Enseignement  primaire  du  dessin; 

io°  Enseignement  du  dessin  géométrique  pour  les  jeunes  filles; 

i  i°  Unification  des  méthodes  d'enseignement  de  la  perspective  ; 

1 2°  Introduction  d'un  cours  d'histoire  de  l'art  dans  les  lycées  et 
collèges  de  garçons. 

Outre  les  sujets  précédents,  l'Union  centrale  propose  l'étude  des 
questions  suivantes  : 

i°  Quel  a  été  et  quel  doit  être  encore  le  rôle  artistique  de  la  France? 
Quel  résultat  économique  a-t-elle  le  droit  d'espérer  de  son  influence  sur 
le  goût  public  ?  —  Histoire  des  transformations  des  styles  ;  leur  durée. 
—  Le  rôle  qu'a  joué  la  France  dans  l'évolution  de  la  forme  et  du  décor.  — 
Comment  s'est  exercée  la  direction  du  goût;  des  influences  qui  ont 
modifié  ce  courant  ;  du  caractère  politique  et  social  de  l'art  et  de  la 
mode.  —  Des  moyens  de  cultiver  le  goût  et  de  développer  le  sentiment 
du  beau  dans  une  démocratie. 

2°  Ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  le  style,  et  qui  est  la  forme  déco- 
rative d'une  époque,  subit  aujourd'hui  une  transformation  plus  rapide  que 
jamais.  Pourquoi  ?  —  Le  goût  au  xixc  siècle  est  devenu  plus  inconstant, 
plus  changeant  qu'aux  autres  époques.  —  Du  danger  de  continuer  cette 
récapitulation  facile  des  choses  du  passé.  —  Les  facultés  créatrices  de 
notre  race  ont  été  amoindries  par  cette  nouvelle  science  ;  elle  tient  lieu 
d'invention  et  engendre,  aux  dépens  des  artistes  véritables,  une  foule 
d'imitateurs  et  de  copistes  qui  sont  un  danger  pour  le  génie  national  de 
la  France.  —  Quels  sont  les  moyens  de  réagir  contre  cette  tendance  ? 

L'étude  de  ces  deux  questions  pourra  faire  l'objet  de  mémoires  qui 
seront  soumis  à  l'appréciation  d'un  jury  spécial  de  cinq  membres  choisis 
par  l'Union  centrale  des  Arts  décoratifs. 

Les  mémoires  des  concurrents  devront  être  remis  au  siège  de  l'Union 
centrale  avant  la  fin  de  l'année  1894. 

Un  prix  de  1.000  francs  sera  remis  au  meilleur  travail  que  désignera  le 
jury.  Un  autre  prix  de  5oo  francs  pourra  être  décerné,  ainsi  que  des 
mentions. 


A  la  suite  du  dernier  concours  pour  la  nomination  des  professeurs  de 
dessin  dans  les  écoles  municipales  de  Paris,  une  pétition,  revêtue  de  plus 
de  quarante  signatures,  vient  d'être  adressée  par  les  concurrents  au 
président  du  Conseil  municipal  de  Paris,  dans  les  termes  suivants  : 

Nous,  soussignés,  candidats  aux  examens  de  renseignement  du  dessin,  avons  l'honneur 
de  solliciter  de  la  bienveillance  du  Conseil  municipal  de  vouloir  bien  demander  à  la 
direction  de  l'enseignement  de  faire  immédiatement   une  exposition  publique  de  tous  les 


3 14  V ARTISTE 

exercices  donnés  au  dernier  concours  de  la  Ville,  ce  concours  étant  le  seul  à  la  ville  de 
Paris  qui  ne  soit  pas  montré  au  public  ;  nous  osons  espérer  que  le  Conseil  municipal 
voudra  bien  prendre  notre  demande  en  considération. 

(Suivent  Us  sigttatures.) 


Pour  répondre  à  l'invitation  de  l'Association  artistique  de  Vienne,  la 
Société  des  artistes  français  et  la  Société  nationale  des  Beaux-Arts  ont 
respectivement  délégué,  pour  les  représenter  à  l'inauguration  de  l'exposition 
internationale  des  Beaux-Arts  qui  a  lieu  actuellement  dans  la  capitale  de 
l'Autriche,  MM.  Léon  Bonnat  et  Carolus-Duran.  Au  banquet  d'honneur 
qui  a  été  offert  aux  artistes  étrangers  ayant  pris  part  à  l'exposition,  les 
deux  artistes  français  ont  tour  à  tour  pris  la  parole  et  prononcé  chacun 
une  allocution  qui  a  été  fort  applaudie. 

M.  Bonnat  s'est  exprimé  en  ces  termes  : 

Messieurs,  quand  les  artistes  français  vous  ont  envoyé  leurs  oeuvres  et  ont  nommé  deux 
délégués  à  l'Exposition  de  Vienne,  —  mon  ami  Carolus-Duran  et  moi,  —  ils  ont  voulu 
vous  donner  une  preuve  de  sympathie  et  d'amitié.  Ces  sentiments,  d'ailleurs,  ne  datent 
pas  d'hier,  vous  le  savez.  Il  y  a  vingt  et  un  ans,  celui  qui  a  l'honneur  de  parler  devant 
vous  est  venu  à  Vienne  pour  la  première  fois.  Bien  que  je  ne  puisse,  —  et  je  l'avoue  à  ma 
confusion,  —  ni  écrire,  ni  parler,  ni  comprendre  votre  langue,  il  y  a  entre  vous  et  nous 
une  langue  que  nous  comprenons  tous,  qui  entraîne  toutes  nos  sympathies,  qui  nous 
unit  dans  un  même  sentiment  de  camaraderie  cordiale  :  c'est  la  langue  universelle  de  l'art. 
Cette  langue  est  non  seulement  celle  que  nous  parlons  aujourd'hui  ;  c'est  elle  qui  survit 
à  toutes  les  races,  à  leurs  civilisations,  à  leur  histoire,  à  leurs  religions.  C'est  une  langue 
si  claire  et  qui  tombe  tellement  dans  le  sens,  qu'il  n'est  besoin  ni  de  traducteurs  ni 
d'interprètes  pour  que  nous  comprenions  par  elle  l'âme  des  peuples  même  entièrement 
disparus.  Cette  langue  est  aussi  universelle,  parce  qu'elle  est  soutenue  des  sentiments  les 
plus  nobles  et  les  plus  élevés  qui  soient  sur  terre,  de  ceux  qui  sont  le  reflet  des  œuvres 
mêmes  de  la  divinité. 

Messieurs,  soyons  fiers,  nous  tous  qui  sommes  ici,  de  parler  cette  langue.  En  son  nom, 
artistes  autrichiens,  nous,  artistes  français,  nous  vous  remercions  de  nous  avoir  conviés  à 
cette  fête  de  l'art.  Nous  vous  remercions  de  votre  réception  amicale,  et  nous  levons  notre 
verre  à  votre  prospérité  et  à  votre  gloire. 

Voici,  tel  que  l'ont  enregistré  les  journaux  viennois,  le  texte  de 
l'improvisation  de  M.  Carolus-Duran  : 

Le  beau  soleil  qui  rayonne  sur  Vienne,  et  qui  fait  tout  verdir  et  fleurir  ici,  éveille  aussi 
les  coeurs  d'artistes  et  les  ouvre  comme  de  jeunes  bourgeons.  L'artiste  est  comme  l'oiseau, 
il  chante  quand  il  a  envie  de  chanter.  L'artiste  produit  aussi  quand  il  est  poussé  à 
produire.  S'il  travaille  sans  se  sentir  animé  du  feu  sacré,  il  n'est  qu'un  avocat  qui  plaide 
une  mauvaise  cause.  A  Vienne,  je  me  sens  bien,  parce  que  Vienne  est  une  ville  artis- 
tique. L'exposition  actuelle  en  est  un  témoignage  éclatant.  J'y  ai  vu  une  grande  foule  qui 
ne  faisait  ni  bruit  ni  bavardage,  et  qui  s'arrêtait  devant  les  œuvres  d'art  avec  respect.  Cela 
a  fait  sur  nous  une  forte  impression.  Messieurs,  vous  nous  avez  donné  deux  fêtes  pour 
une  :  votre  exposition  et  cette  réception  amicale  que  vous  nous  offrez,  une  vraie  fête 
du  cœur.  Nous  vous  remercions  et  nous  vous  souhaitons  tout  succès. 


CHRONIQUE  3 1 5 

Les  musées  de  Londres,  comme  on  sait,  restent  fermés  le  dimanche. 
Périodiquement,  quelque  député  libéral  de  la  Chambre  des  communes 
invite  ses  collègues  à  voter  un  bill  ayant  pour  but  d'abroger  cette  restric- 
tion. Jusqu'à  présent,  la  Chambre  s'est  toujours  refusée  à  accueillir  une 
telle  proposition.  Or,  le  Conseil  communal  de  la  Cité  s'est  montré  mieux 
intentionné  à  l'égard  de  cette  réforme  :  il  s'est  rencontré  88  membres  de 
cette  assemblée  pour  voter  l'ouverture  des  musées  pendant  la  journée  du 
dimanche,  et  88  pour  demander  le  statu  que.  C'est  la  voix  prépondérante 
du  lord-maire  qui  a  tranché  la  question  en  faveur  de  ceux  qui  réclamaient 
l'innovation. 


On  sait  que  le  prince  Barberini  Colonna  di  Sciarra,  voulant  échapper 
à  la  loi  italienne  du  28  juin  1871,  connue  sous  la  dénomination  d'édit 
Pacca,  qui  frappe  d'inaliénabilité  les  galeries  et  collections  artistiques  lorsque 
la  vente  a  pour  effet  de  faire  passer  à  l'étranger  les  œuvres  d'art,  avait 
assigné  le  ministre  de  l'Instruction  publique  d'Italie  «  pour  voir  dire  que 
ses  diverses  collections  étaient  libres  entre  ses  mains  ».  Au  cours  de 
cette  instance,  et  sur  la  demande  du  ministre  italien,  un  décret  du  prési- 
dent du  Tribunal  civil  de  Rome  autorisa  la  saisie  de  la  collection  litigieuse. 
Le  gouvernement  italien  ayant  acquis  la  certitude  qu'un  certain  nombre 
d'objets  d'art  du  prince  di  Sciarra  avaient  été  transportés  en  France, 
voulut  faire  rendre  le  décret  précité  exécutoire  dans  notre  pays,  et  présenta 
une  requête  à  fin  à'exeauatur  à  la  Cour  d'appel  de  Paris.  Celle-ci  déclara, 
par  arrêt  du  27  avril  1892,  qu'il  n'y  avait  lieu  à  ordonner  l'exécution  en 
France  du  décret.  Sur  le  pourvoi  du  ministre  de  l'Instruction  publique 
d'Italie,  la  chambre  des  requêtes  de  la  Cour  de  cassation,  sur  les  conclusions 
conformes  de  M.  le  procureur  général  Manau,  rejeta  ce  pourvoi. 

Sur  l'appel  interjeté  par  le  prince  di  Sciarra  contre  la  décision  du 
Tribunal  civil  de  Rome,  la  Cour  d'appel  de  Rome  vient  de  déclarer  le 
prince  coupable  de  contravention  à  l'édit  Pacca  et  de  le  condamner  à  la 
confiscation  des  tableaux  ou,  s'il  ne  les  représente  pas,  au  paiement  de 
la  somme  de  000.000  francs  au  profit  de  l'Etat. 


Nous  empruntons  à  une  correspondance  de  Saint-Pétersbourg,  adressée 
au  Temps,  le  récit  de  l'incident  suivant  : 

L'exposition  de  l'Académie  de  peinture  a  causé,  cette  année,  de  grosses  déceptions  :  les 
toiles  exposées  sont  peu  nombreuses,  peu  intéressantes,  et  l'on  prétend  que  les  sévérités 
du  jury  se  sont  exercées  un  peu  au  hasard.  Mais  le  grand  sujet  d'affliction  pour  les  curieux 
et  les  artistes,  c'est  le  retrait,  sur  l'ordre  de  l'empereur,  d'une  toile  représentant  le -Christ 
entre  les  deux  larrons,  due  au  pinceau  du  peintre  religieux  Nicolas  Gué.  On  racontait  que 
le  comte  Tolstoï,  en  voyant  pour  la  première  fois  le  tableau  dans  l'atelier  de  Gué,  s'était 
jeté  dans  les  bras  de  l'artiste  en  pleurant  de  joie.  Le  Tsar  n'a  pas  montré  les  mêmes  dispo- 
sitions enthousiastes,  lors  de  sa  visite  à  l'Académie,  pour  cette  œuvre  puissante  mais  d'un 
réalisme  poignant.  «  Otez  cela  !  s'est-il  écrié.  Cette  boucherie  est  écœurante  et  sacrilège  !  » 
Le  peintre  Gué  compte  envoyer  son  tableau  à  l'étranger,  et  l'exposer  à  Paris  et  à  Londres. 


3i6  L'ARTISTE 

Une  statue  de  Napoléon  Ier,  qui  avait  été  élevée  autrefois  par  un 
Anglais,  près  de  Boulogne-sur-Mer,  a  été  renversée  tout  récemment  par 
un  ouragan.  Voici  les  curieux  renseignements  que  le  maire  de  Boulogne 
a  bien  voulu  nous  adresser  sur  l'origine  singulière  de  ce  monument  : 

La  statue  de  Napoléon  Ier,  qu'un  ouragan  a  renversée  il  y  a  quelques  semaines,  avait 
effectivement  été  élevée  en  i856  par  un  Anglais,  au  sommet  des  falaises  Nord-Est  de 
Boulogne. 

Cette  statue  était  faite  en  ciment  et  posée  sur  un  socle  figurant  un  rocher  de  granit, 
surmonté  d'un  piédestal.  Elle  avait  une  hauteur  de  2  m.  60,  et  l'ensemble  du  monument 
formait  une  hauteur  de  7  m.  60.  Napoléon  y  était  représenté  recouvert  de  la  redingote 
grise  et  coiffé  du  petit  chapeau  traditionnel. 

Cet  Anglais,  —  M.  Kent-Pécron,  —  résidait  à  Boulogne-sur-Mer,  où  il  exerçait  la 
profession  de  marchand  ferblantier,  jointe  plus  tard  à  celle  d'entrepreneur  des  pompes 
funèbres.  A  un  certain  moment,  M.  Kent  était  devenu  acquéreur,  dans  de  bonnes  condi- 
tions, de  terrains  situés  à  la  crête  des  falaises  :  il  y  fit  des  captations  d'eau  qu'il  débita  en 
ville,  au  moyen  d'une  société  dite  la  Prévoyante,  dont  il  dut,  après  quelques  années, 
abandonner  l'exploitation  personnelle. 

Vers  1 855-1 856,  profitant  de  l'existence  des  camps  créés  aux  environs  en  1854,  par 
Napoléon  III,  et  des  séjours  de  ce  souverain  à  Boulogne,  M.  Kent  voulut  appeler  l'atten- 
tion du  Gouvernement  et  du  public  sur  les  terrains  dont  il  était  devenu  propriétaire.  Il  le 
fit  avec  d'autant  plus  d'activité  et  de  zèle  qu'un  propriétaire  voisin  prétendait,  à  son 
encontre,  qu'il  était  en  possession  du  véritable  emplacement  de  la  baraque  de  l'empereur 
Napoléon  1er,  qUe  revendiquait  M.  Kent  pour  son  propre  terrain. 

Croyant  mettre  fin  à  la  discussion,  et,  en  même  temps,  défendre  ses  intérêts  particuliers, 
M.  Kent  fit,  de  ses  deniers,  construire  le  monument  et  graver,  sur  le  piédestal,  l'inscription 
suivante  : 

A   NAPOLÉON   1er 

CKTTE  STATUE 

A    ÉTÉ    ÉRIGÉE    SUR    L'EMPLACEMENT    MÊME 

QU'OCCUPAIT      LA      BARAQUE     DE    L'EMPEREUR 

AU   CAMP    DE    BOULOGNE    EN     1N04, 

ET    ELLE   A    ÉTÉ    INAUGURÉE    LE    14   JUIN    l856,    JOUR    DU 

BAPTÊME    DU    PRINCE   IMPÉRIAL, 

4'm<!    ANNÉE   DU    RÈGNE   DE   NAPOLÉON    III, 

APRÈS   LA  SIGNATURE   DE  LA  PAIX  QUI  TERMINA 

LA    GUERRE   D'ORIENT,    SOUTENUE    PAR 

LA     FRANCE     ET     L'ANGLETERRE     ALLIÉES. 

Après  la  déconfiture  et  la  ruine  de  M.  Kent,  le  terrain  où  se  trouvait  la  statue  fut 
vendu  ainsi  que  tous  les  autres  immeubles  de  ce  résident,  qui  a  terminé  ses  jours,  il  y  a 
deux  ans  environ,  dans  un  asile  tenu  par  les  Petites-Sœurs  des  Pauvres. 

Ce  terrain  est  aujourd'hui  encore  une  propriété  particulière. 


Les  décès  survenus,  en  ces  temps  derniers,  dans  le  monde  des  artistes, 
fournissent  à  notre  revue  nécrologique  un  contingent  assez  nombreux. 

Le  peintre  Amand  Gautier,  dont  le  public  avait  quelque  peu  oublié  le 
nom,  avait  eu,  sous  la  génération  précédente,  son  heure  de  célébrité. 
D'un  talent  original  et  hardi,  à  la  fois  robuste  et  délicat,  divers  dans  son 


CHRONIQUE  3 17 

expression  et  d'une  grande  intensité,  Gautier  fut,  à  côté  de  Courbet,  l'un 
des  plus  ardents  et  des  plus  convaincus  parmi  les  peintres  réalistes.  Son 
tableau,  exposé  en  1 807,  des  Folks  de  la  Salpêtrière  fit  grand  bruit  et 
consacra,  auprès  du  grand  public,  une  réputation  déjà  établie  dans  les 
milieux  artistiques  de  l'époque. 

Il  connut,  lui  aussi,  les  rigueurs  des  jurys  officiels  et  fut,  avec  Manet  et 
tant  d'autres,  l'un  des  glorieux  exposants  du  Salon  des  refusés,  en  1 860, 
où  figura  une  "œuvre  remarquable,  l'un  des  plus  savoureux  morceaux  de 
sa  main,  la  Femme  adultère.  Comme  Bonvin,  il  se  plut  à  l'austère  inter- 
prétation des  intérieurs  monastiques  ;  alors  il  n'était  pas  une  galerie 
d'amateur  dont  le  possesseur  ne  tînt  à  honneur  de  montrer  quelque 
étude  de  moine  ou  quelque  scène  du  cloître  par  Amand  Gautier.  Bien 
que  cette  faveur  eût  fait  son  temps,  les  Salons  annuels  nous  présentèrent 
souvent,  depuis  lors,  des  toiles  de  lui,  d'un  grand  mérite:  telle  la 
Baigneuse  exposée  en  1874,  une  de  ses  plus  belles  oeuvres. 

Scènes  familières,  nature  morte,  paysage,  portrait,  Amand  Gautier 
aborda  tous  les  genres  avec  une  réelle  maîtrise,  apportant  dans  toutes  ces 
productions  la  même  sincérité  d'observation,  la  même  intensité  d'émo- 
tion et  une  exécution  ferme  et  puissante.  Comme  portraitiste,  il  laisse 
des  modèles  du  genre,  vivants,  sincères  et  expressifs,  admirablement 
observés  et  rendus  ;  de  ce  nombre  sont,  notamment,  les  portraits  du 
prince  San-Castaldo,  de  M.  Tailhard,  du  docteur  Felu,  de  M.  Henri 
Rochefort,  etc.  Le  musée  du  Luxembourg  ne  possède  de  lui  qu'une  nature 
morte,  la  Raie. 

Amand  Gautier  était  né  à  Lille,  en  1 825. 

L'auteur  du  livre  si  précieusement  documenté  et  si  universellement 
apprécié,  les  Artistes  français  à  l'étranger,  Louis  Dussieux,  est  mort  à 
Versailles  dans  sa  soixante-dix-neuvième  année.  Il  laisse  beaucoup 
d'autres  ouvrages  historiques  et  géographiques,  en  usage  dans  l'enseigne- 
ment et  devenus  classiques.  Son  histoire  et  description  du  Château  de 
Versailles  est  une  excellente  monographie,  contenant  les  renseignements 
les  plus  sûrs,  puisés  aux  meilleures  sources  ;  il  restera  un  des  meilleurs 
qui  aient  été  publiés  sur  ce  sujet. 

Dussieux  était,  depuis  de  longues  années,  professeur  d'histoire  et  de 
géographie  à  l'école  militaire  de  Saint-Cyr. 

L'architecte  César  Daly  est  mort  à  l'âge  de  quatre-vingt-six  ans.  Il 
avait  été  chargé  de  diriger  le*s  premiers  travaux  de  restauration  de  la 
cathédrale  d'Albi.  Mais  il  a  dû  sa  notoriété  à  plusieurs  publications  sur 
l'architecture  :  la  Revue  de  l'architecture  et  des  travaux  publics,  qu'il  fonda 
en  1840;  Y  Architecture  privée  au  XIXe  siècle  sous  Napoléon  III  (  1860- 1864, 
3  vol.  in-fol.)  ;  Motifs  historiques  d'architecture  et  de  sculpture,  les  Théâtres  de 
la  place  du  Châtelet,  etc. 

Pour  ces  ouvrages  il  avait  obtenu,  de  la  reine  d'Angleterre,  il  y  a  une 
dizaine  d'années,  la  great  gold  medal. 


3i8  L'ARTISTE 

Pierre-Jules  Cavelier  a  occupé  dans  la  sculpture  contemporaine  une 
place  considérable  à  la  fois  par  ses  œuvres  et  par  son  enseignement. 
Élève  de  David  et  de  Paul  Delaroche,  il  remporta  le  prix  de  Rome  en 
1842.  L'un  de  ses  envois,  Pénélope  endormie,  lui  valut  la  médaille 
d'honneur  au  Salon  de  1849,  où  elle  obtint  un  succès  extraordinaire  ;  le 
marbre  fut  acquis  par  le  duc  de  Luynes  et  placé  au  château  de  Dam- 
pierre  :  cette  gracieuse  figure  de  femme,  souple  et  gracieuse,  de  lignes  si 
pures  en  leur  simplicité,  d'une  attitude  si  charmante  et  si  naturelle,  est, 
en  effet,  l'une  des  œuvres  les  plus  exquises  de  l'art  contemporain. 

La  pureté  des  formes  et  la  noblesse  des  lignes  se  retrouvent  dans  la 
plupart  des  œuvres  de  Cavelier.  Tous  les  visiteurs  du  musée  du  Luxem- 
bourg ont  admiré  le  grand  caractère  et  le  style  de  ses  marbres,  la  Vérité  et 
Cornélie  et  ses  enfants.  Il  sut,  d'ailleurs,  se  départir,  selon  les  sujets,  de  sa 
correction  classique,  notamment  lorsqu'il  exécuta  sa  Bacchante  de  l'Expo- 
sition de  1 855,  dont  l'allure  désordonnée,  le  visage  rieur,  le  mouvement 
emporté  témoignent,  ainsi  que  plusieurs  bustes  très  vivants,  d'un 
tempérament  qui  ne  réglait  pas  toujours  son  inspiration  sur  la  froideur  des 
modèles  antiques. 

L'œuvre  que  laisse  Cavelier  est  considérable  :  à  Notre-Dame  de  Paris, 
il  a  sculpté  le  Tombeau  de  Msr  Affre  ;  à  la  Tour  Saint-Jacques,  la  statue 
de  Biaise  Pascal;  au  nouveau  Louvre,  deux  figures  décoratives,  la  Poésie 
et  l'Histoire;  au  fronton  de  la  galerie  d'Apollon  ,•  une  Renommée 
récompensant  les  Arts  ;  à  l'ancien  Hôtel-de-Ville  de  Paris,  surmontant 
l'horloge,  les  figures  allégoriques  de  la  Seine  et  le  Rhin,  disparues  dans 
l'incendie  de  1871,  etc.  En  1849,  il  composa  le  modèle  de  la  poignée 
d'une  épée  d'honneur  pour  le  général  Cavaignac,  ciselée  par  Froment- 
Meurice.  La  dernière  œuvre  de  Cavelier  est  un  buste  en  marbre  de 
M.  de  Montyon,  destiné  à  l'Institut. 

Depuis  i8G5,  Cavelier  faisait  partie  de  l'Académie  des  Beaux-Arts,  où 
il  avait  remplacé  Duret.  Il  était  vice-président  de  la  Société  des  artistes 
français,  à  laquelle  il  a  légué  une  somme  importante  pour  venir  en  aide 
aux  sociétaires  nécessiteux.  Chef  d'un  des  ateliers  de  sculpture  de  l'école 
des  Beaux-Arts,  il  a  exercé,  sur  la  statuaire  contemporaine,  une  grande 
influence,  demeurant  le  champion  convaincu,  acharné,  de  l'art  classique. 
A  ses  obsèques,  M.  Henri  Roujon,  directeur  des  Beaux-Arts,  parlant  de 
l'enseignement  de  Cavelier,  s'exprimait  ainsi  dans  son  discours  : 

La  tradition,  Cavelier  crut  toujours  à  la  nécessité  de  la  maintenir  ;  et  cette  croyance 
fut  une  des  causes  premières  de  la  belle  unité  de  sa  vie.  Il  eut  la  passion,  la  religion  de 
l'enseignement,  je  dirais  l'apostolat,  si  sa  mémoire  ne  répugnait  aux  mots  trop  pompeux. 
Professeur,  chef  d'atelier  à  l'école  des  Beaux-Arts,  il  se  consacra  pendant  vingt-huit 
années  à  la  noble  tâche  d'éveiller  les  jeunes  intelligences  à  la  conception  de  la  Beauté. 
Avec  quelle  assiduité,  quel  zèle,  quelle  ferveur,  quelle  abnégation,  quel  oubli  de  lui-même, 
en  même  temps  avec  quelle  souriante  bonhomie  il  sut  exercer  sa  fonction  de  maître, 
d'autres  le  diraient  mieux  que  moi.  De  grands  artistes  sont  sortis  de  ses  mains  :  j  en  vois 
beaucoup  ici  dont  je  devine  les  sentiments  de  pieuse  gratitude  et  d'affectueuse  vénération. 
Eux  seuls  pourraient  nous  dire  ce  qu'ils  doivent  reporter  de  leur  propre  gloire  à  celui  qui 
fut  leur  initiateur  et  leur  guide  dans  la  voix  lumineuse  qu'ils  ont  parcourue  ! 


CHRONIQUE  3 19 

Ces  artistes ,  dont  bon  nombre  sont  devenus  des  maîtres ,  sont  les 
statuaires  Guillaume,  Barrias,  Idrac,  Coutan,  Allar,  Fagel,  Charpentier, 
etc. 

Le  statuaire  Jacques  Maillet  avait  étudié  la  sculpture  dans  l'atelier  de 
Pradier  et  remporté  le  prix  de  Rome  en  1847.  Le  beau  marbre 
à'Agrippine  portant  les  cendres  de  Germanicus  est  son  œuvre,  de  même  que 
les  deux  groupes  monumentaux  en  bronze  doré  qui  surmontent  la  façade 
de  l'Opéra,  et  aussi  les  figures  décoratives  de  la  Science  et  V Abondance  pour 
le  nouveau  Louvre. 

Jacques  Maillet,  qui  est  mort  à  l'âge  de  soixante-onze  ans,  était  né  à 
Paris.  Ce  fut  lui  qui  dirigea  la  restauration  de  la  colonne  de  la  place 
Vendôme  après  la  Commune. 

Eugène  Abot,  l'habile  graveur  au  burin,  né  à  Malines,  de  parents  fran- 
çais, est  mort  prématurément  à  Paris.  Il  a  exécuté  plusieurs  planches 
remarquables  par  la  délicatesse  du  procédé.  L'une  de  ses  dernières  œuvres 
est  une  reproduction  du  Baiser  de  Fragonard  ;  il  venait  de  terminer  pour 
l'Amérique  une  série  d'illustrations  à  l'eau-fôrte  de  l'Enfer  de  Dante. 

L'un  des  plus  notables  d'entre  les  peintres  de  l'école  impressionniste, 
l'un  des  plus  intransigeants,  et  même,  peut-on  dire,  l'un  des  précurseurs 
du  genre,  Caillebotte  est  mort  à  Gennevilliers,  en  sa  quarante-sixième 
année.  Les  audaces  de  sa  manière  firent  sensation,  et  s'il  fut  trahi  souvent 
par  une  éducation  technique  insuffisante,  il  eut  parfois  des  trouvailles  en 
dépit  de  la  brutalité  de  son  exécution.  En  lui,  l'impressionnisme  a  ren- 
contré l'un  de  ses  champions  les  plus  convaincus  ;  il  a  contribué  à 
défendre  sa  cause  non  seulement  par  ses  œuvres  mais  aussi  par  son  argent, 
sa  situation  de  fortune  lui  permettant,  aux  heures  difficiles  des  débuts 
de  l'école,  de  pourvoir  aux  frais  que  nécessitaient  la  location  d'un  local, 
la  publicité,  les  affiches.  En  quoi  il  a  largement  contribué  à  l'avènement 
des  formules  hardies  en  art. 

Caillebotte  possédait  une  fort  belle  collection  d'œuvres  des  artistes  les 
plus  marquants  de  l'école  impressionniste,  collection  léguée  à  l'Etat, 
comme  nous  avons  eu  l'occasion  de  l'annoncer  ici  même. 

Un  peintre,  de  genre,  Eugène  Lejeune,  dont  les  tableaux,  vulgarisés  par 
les  nombreux  procédés  de  reproduction  actuellement  en  usage,  ont  obtenu 
auprès  du  public  un  grand  succès  d'imagerie,  est  mort  à  l'âge  de  soixante- 
seize  ans.  Il  fut  élève  de  Gleyre  et  de  Delaroche. 

Le  graveur  au  burin  J.-B.  Danguin,  dont  les  Salons  annuels  nous 
montraient  de  belles  planches  savamment  traitées,  est  mort  dans  sa 
soixante-onzième  année.  Nous  citerons  parmi  ses  œuvres  :  VAscension, 
d'après  le  Pérugin;    la  Maîtresse  du   Titien,   d'après    ce   maître;   le  Rêve, 


320  L'ARTISTE 

du  chevalier,  d'après  Raphaël  ;  un  Portrait  de  femme ,  d'après  Rembrandt  ; 
la  Mise  an  tombeau,  d'après  Andréa  del  Sarto  ;  la  Vierge,  l'Enfant  Jésus  et 
plusieurs  suints,  d'après  Van  Dyck,  etc. 

Il  était  professeur  à  l'école  des  Beaux-Arts  de  Lyon,  et,  depuis  1874, 
correspondant  de  l'Académie  des  Beaux-Arts  pour  la  section  de  gravure. 

Un  des  peintres  d'histoire  et  de  genre  les'  plus  réputés  de  l'Autriche, 
Charels  de  Blaas,  professeur  à  l'Académie  des  Beaux-Arts  de  Vienne, 
vient  de  mourir  à  l'âge  de  soixante-dix-neuf  ans.  Son  œuvre  la  plus 
importante  est  un  ensemble  de  quarante-cinq  fresques  représentant  les 
principaux  événements  de  l'histoire  de  l'Autriche  à  la  galerie  des  Victoires 
de  l'Arsenal  de  Vienne. 

A  Louvain  vient  de  mourir  un  jeune  artiste  d'avenir,.  Je  peintre  et 
aquafortiste  Karl  Meunier.  Il  était  fils  de  l'un  des  maîtres  de  la  Belgique 
artistique,  le  célèbre  sculpteur  Constantin  Meunier. 


Le  Directeur-Gérant,  Jean  Alboizf. 


CHATEAUDUN.  —  IMPRIMERIE  J.  PIGEI.ET. 


CHARLES  JACQUE 


iernier  survivant  de  cette  brillante  phalange  de  peintres 
de  l'école  de  Barbizon,  Charles  Jacque  vient  de 
s'éteindre  à  son  tour,  âgé  de  plus  de  quatre-vingts  ans, 
ayant  survécu  de  longues  années  à  ses  émules  et 
camarades,  Diaz,  Dupré,  Rousseau,  Millet.  Jusqu'à  son  dernier  jour, 
le  vieux  maître,  représentant  d'une  race  disparue,  est  resté  sur  la 
brèche  :  il  est  mort  assis  devant  son  chevalet,  le  pinceau  à  la  main. 
Chose  rare,  ses  dernières  œuvres  sont  dignes  de  leurs  aînées  ; 
l'âge  n'avait  pu  amoindrir  le  talent  chez  cette  forte  et  puissante 
nature  qui  conserva  intacte  jusqu'au  dernier  moment  la  plénitude 
de  ses  qualités  artistiques.  Il  est  et  restera  un  maître,  car,  chez  lui, 
la  netteté  et  la  sincérité  du  sentiment  et  aussi  de  la  pensée  ont  eu 
pour  conséquence  nécessaire  la  simplicité  dans  la  conception,  la 
sobriété  dans  le  rendu  et  l'exécution.  Il  marcha  exempt  de 
tout  parti  pris,  incapable  de  se  soumettre  à  l'embrigadement 
d'une  école,  voulant  conserver  sa  pleine  liberté  et  interprêter  la 
nature  selon  son  tempérament  sans  préoccupation  des  procédés 
d'autrui. 

Aussi  son  œuvre  a-t-elle  un  caractère  très  personnel.  A  la 
recherche  de  l'invention  pittoresque,  Ch.  Jacque  suivit  la  pente 
naturelle  de  son  esprit,  attiré  non  plus  comme  Millet  vers  les  côtés 
douloureux  ou  héroïques  de  la  vie  rustique,  mais  vers  ce  qu'elle  a 
de  simplement  humain,  s'appliquant  à  rendre  le  paysan  dans  son 
existence  journalière,  avec  la  justesse  d'expression,  la  simplicité  de 
rendu,  la  vérité  de  dessin  et  la  fermeté  de  construction  qui  font  sa 
force  et  sa  supériorité.  L'abattement  hébété  et  le  fatalisme  résigné 

1894.   —  L'ARTISTE.  —  NOUVELLE  PÉRIODE   :   T.  VII  21 


322  L'ARTISTE 

du  paysan  de  Millet,  qui  semble  toujours  un  peu  parent  de  celui 
décrit  par  La  Bruyère,  n'agrée  qu'à  demi  à  Ch.  Jacque  qui  le  com- 
prend moins  triste  et  moins  solennel.  Chez  lui,  l'homme  des 
champs  ne  se  sent  point  irrémédiablement  malheureux  ;  s'il  ne 
jouit  pas  du  bonheur  parfait,  il  subit  au  moins  la  bienfaisante 
influence  du  milieu  où  il  se  meut,  travaillant  en  plein  air,  aspirant 
à  pleins  poumons  les  senteurs  de  la  végétation,  foulant  l'herbe  drue, 
marchant  allègrement  sous  les  feuillages  agités  par  la  brise,  buvant 
aux  clairs  ruisseaux,  en  camaraderie  constante  avec  ses  poules,  ses 
moutons,  ses  cochons,  etc.  Ch.  Jacque  saisit  à  merveille  le  carac- 
tère propre  de  l'être  humain  ou  de  l'animal  qu'il  veut  rendre  et  y 
ajoute,  ce  qui  ne  gâte  rien,  son  originalité  personnelle  et  de  bon 
aloi.  Ses  animaux,  comme  ses  personnages,  sont  d'une  vérité 
absolue,  rendus  avec  leurs  allures  et  leurs  habitudes  physiques 
particulières.  En  cela  comme  en  tout,  amant  fidèle  de  la  vérité,  il 
est  allé  simplement  jusqu'à  elle,  cherchant  à  l'exprimer  naïvement, 
telle  qu'il  la  comprenait,  se  tenant  en  garde  contre  tout  ce  qui  lui 
semblait  une  exagération  ;  il  s'est  préoccupé  d'abord  de  la  justesse 
et  de  l'exactitude  du  dessin,  il  a  étudié  particulièrement  les  combi- 
naisons d'ombre  et  de  lumière,  les  différents  aspects  de  l'homme 
et  de  l'animal  soit  dans  un  intérieur,  soit  en  plein  air,  soit  à  l'ombre 
des  grands  chênes.  Il  eut  au  suprême  degré  cette  qualité  si  rare, 
l'originalité,  qui  lui  fit  toujours  rencontrer  juste  la  forme  conve- 
nable pour  interprêter  sa  pensée. 

Ch.  Jacque  a  rendu  avec  une  force  et  une  sincérité  peu  com- 
munes le  puissant  frissonnement  de  la  nature  au  moment  où  va 
éclater  un  orage,  le  bruissement  du  vent  dans  les  arbres,  les  ciels  gris 
et  voilés,  ou  bien  ouatés  de  petits  flocons  de  nuages  blancs,  déchi- 
quetés, se  bousculant  à  l'horizon,  les  troncs  rageurs  des  vieux 
chênes  décapités  par  le  tonnerre,  tordus  par  le  vent,  au  pied 
desquels,  sur  la  terre  lourde  et  détrempée,  fuient  de  grand  trou- 
peaux de  moutons  à  la  laine  alourdie  par  la  pluie.  Mais  il  ne  s'en 
tient  pas  aux  bouleversements  de  la  nature  et  traduit  avec  un  même 
bonheur  les  beaux  jours  d'été,  alors  que  les  rayons  d'un  radieux 
soleil  filtrant  à  travers  les  branches  viennent  tacher  çà  et  là,  d'une 
touche  lumineuse  et  chaude,  des  coins  de  terrains,  ainsi  que  les 
animaux,  vaches,  moutons,  poules  ou  cochons,  éparpillés  sur  leurs 
pentes  sous  la  conduite  d'un  robuste  gars  ou  d'une  accorte 
bergère. 


CHARLES  JACQUE  323 

Ses  intérieurs  d'étables,  ses  «  bergeries  »  comme  on  les  appelle 
communément,  où  les  moutons  se  pressent  autour  du  râtelier 
qu'un  berger  vient  de  remplir  de  provende,  tandis  que  dans 
quelque  coin  les  poules  picorent  sur  la  paille  brillante  de  la  litière, 
sont  composés  et  exécutés  d'une  façon  magistrale.  On  peut  en  dire 
autant  de  ses  porcheries,  surtout  de  ses  poulaillers  si  nombreux  et 
pourtant,  de  même  que  ses  bergeries,  si  variés  et  si  différents  les 
uns  des  autres.  Les  personnages  de  ses  compositions  sont  toujours 
de  vrais  paysans  aux  figures  tannées  par  le  grand  air,  aux  membres 
forts  de  travailleurs,  aux  poses  franches  et  simples,  aux  types 
précis,  d'une  observation  toujours  juste.  On  ne  saurait  trop 
insister  sur  sa  qualité  dominante,  le  caractère  qui  est  l'apanage  des 
seuls  maîtres  ;  on  ne  saurait  trop  lui  faire  un  mérite  rare  d'avoir 
toujours  su  voir  les  choses  d'ensemble  :  chacun  de  ses  traits  sur 
une  planche,  chacun  de  ses  coups  de  brosse  sur  une  toile  tend  à 
généraliser  le  sujet,  détermine  un  côté  utile  à  rendre  dans  le 
paysage,  l'animal  ou  l'individu. 

Si  certains  maîtres  animaliers  contemporains,  Troyon  d'abord  et 
peut-être  même  Brascassat  malgré  la  faiblesse  de  son  exécution, 
ont  aussi  bien  étudié  que  Ch.  Jacque  l'allure  particulière  et  carac- 
téristique des  animaux,  isolés  ou  en  troupes,  nul  n'a  su  comme 
lui  les  mettre  dans  leur  milieu,  soit  à  L'étable  soit  en  plein  air.  Ses 
intérieurs  et  ses  paysages  sont  des  cadres  dignes  de  leurs  hôtes. 
Est-il  besoin  de  dire  qu'il  n'avait  rien  de  commun  avec  ces  peintres 
d'aujourd'hui  qui  naïvement  s'imaginent  que  tout  bout  de  nature 
est  bon  à  rendre  et  qu'il  suffit  de  planter  n'importe  où  son  chevalet 
au  petit  bonheur  pour  faire  un  tableau.  Il  attachait  une  essentielle 
importance  à  la  composition,  chez  lui  toujours  harmonieuse  et 
bien  équilibrée.  Dans  ses  toiles  comme  dans  ses  planches,  rien 
n'est  laissé  au  hasard  ;  les  groupes  d'arbres,  les  animaux,  les  cours 
de  ferme,  les  bergeries,  les  poulaillers  révèlent,  au  contraire,  une 
science  profonde  dans  l'agencement.  Aussi  avait-il  l'habitude  de 
déclarer  qu'une  composition  ne  pouvait  être  intéressante  que  si,  en 
un  simple  calque  linéaire,  elle  offrait  déjà  sa  véritable  signification. 
Ce  qui  ne  l'empêchait  pas  de  reconnaître  qu'avec  un  motif  insi- 
gnifiant en  apparence,  un  artiste  peut  faire  un  tableau.  Un  arbre 
et  un  coin  de  ciel  suffisent  pour  faire  un  chef-d'œuvre  ;  mais 
encore  faut-il  que  ce  motif  soit  vu  sous  un  aspect  spécial  par  un 
peintre  qui  sache  en  dégager  le  caractère.   Et   c'est   une   erreur 


324  L'ARTISTE 

profonde  de  croire  qu'il  suffise  de  copier  servilement  la  nature 
pour  faire  un  bon  paysage.  Du  reste,  l'aspect  d'un  même  coin  de 
nature  varie  à  chaque  instant  avec  l'intensité  de  la  lumière,  et  il 
est  impossible  d'en  saisir  et  d'en  fixer  l'impression  sur  la  toile 
autrement  que  par  la  mémoire  de  l'oeil  et  la  sensation  du  cerveau. 

A  côté  de  grandes  qualités,  la  peinture  de  Ch.  Jacque  montre 
d'incontestables  défauts.  Un  peu  lourde,  un  peu  commune  et 
surtout  sombre,  elle  date  bien  de  l'époque  où  le  bitume  était  con- 
sidéré comme  un  don  des  dieux.  Plus  tard  il  ne  sut  ou  ne  voulut 
pas  se  dégager  des  préjugés  de  sa  jeunesse.  Pourtant  les  colo- 
rations claires  des  impressionnistes  l'avaient  vivement  frappé  ;  il 
avait  volontiers  reconnu  tout  ce  que  leur  art,  en  dépit  de  fré- 
quentes exagérations,  renfermait  de  justesse  et  de  vérité.  Aussi, 
pendant  les  dernières  années  de  sa  vie,  dans  ses  moments 
d'abandon,  avouait-il  tout  bas  et  non  sans  quelque  mélancolie, 
qu'ils  avaient  ouvert  à  la  peinture  une  voie  nouvelle,  mais  qu'il 
était  lui-même  trop  vieux  pour  s'y  engager.  Il  le  tenta  cependant, 
et  les  quelques  ébauches  qu'il  essaya  dans  ce  sens  sont  très 
remarquables.  Disons  maintenant  que  ce  n'est  qu'en  1845  que  Ch. 
Jacque  peignit  son  premier  tableau  ;  jusque-là  le  dessin,  l'illus- 
tration et  la  gravure  avaient  absorbé  tout  son  temps.  Ses  premiers 
essais  de  peinture  furent  de  minuscules  panneaux  représentant 
des  poulaillers,  qui  trouvèrent  vite  des  acquéreurs  ;  du  poulailler 
il  descendit  à  la  porcherie  pour  de  là  courir  jusqu'à  l'étable.  Et  qui 
croirait  aujourd'hui  après  ses  succès  en  ce  genre  qu'il  eut  beau- 
coup à  lutter  pour  faire  accepter  ses  moutons  par  les  amateurs  et 
les  marchands  ? 

Ch.  Jacque  est  incontestablement  un  maître  peintre,  mais  il  est 
avant  tout  un  maître  graveur.  Son  oeuvre  en  ce  dernier  genre  est 
digne  de  figurer  à  côté  de  celle  des  Ostade,  des  Paul  Potter,  des 
Pierre  de  Laer,  des  Karel  Dujardin  tx  des  autres  maîtres  de  cette 
admirable  école  hollandaise,  qui  ont  manié  la  pointe  et  le  burin. 
Comme  procédé  non  seulement  de  gravure  mais  même  de  dessin, 
il  n'en  est  pas  de  plus  subtil  et  de  plus  vibrant  que  l'eau-forte,  ni 
qui  puisse  mieux  servir  la  personnalité  de  l'artiste  qui  l'emploie  ;  il 
n'est  pas  de  méthode  d'expression  plus  primesautière,  où  s'affirme 
mieux  la  maîtrise,  mais  aussi,  par  sa  simplicité  plutôt  apparente 
que  réelle,  qui  ne  souffre  moins  la  médiocrité.  Ch.  Jacque 
comprit  tout  le  prix  de  ce  procédé  depuis  trop  longtemps  délaissé. 


CHARLES  JACQUE  325 

La  rénovation  de  la  gravure  à  l'eau-forte  lui  est  due  en  grande 
partie  ;  grâce  à  lui,  elle  est  redevenue  un  des  moyens  d'expression 
de  l'art. 

Il  s'y  est  révélé  un  maître,  et  un  maître  tel  que,  malgré  la  mul- 
titude des  graveurs  qui  se  sont  précipités  à  sa  suite  sur  le  chemin 
tracé  par  lui,  pas  un  ne  l'a  dépassé.  Les  petites  planches  de  ses 
débuts  sont  des  merveilles  d'improvisation,  que  l'artiste  semble 
avoir  exécutées  comme  en  se  jouant,  mais  qui  n'ont  ni  l'incor- 
rection, ni  l'indécision  de  tâtonnements  ;  celles  qui  suivirent,  d'une 
facture  plus  ferme,  ont  une  finesse  et  une  certitude  absolue  de 
dessin  ;  puis  vinrent  les  grandes  compositions  de  la  Grande 
bergerie  et  de  la  Pastorale,  qui  resteront  des  modèles  du  genre.  La 
variété  et  la  diversité  de  sa  manière  ne  saurait  être  assez  admirée. 
Ses  planches,  même  les  plus  faites,  conservent  l'aisance  et  la  déli- 
catesse de  croquis;  la  pointe  reste  toujours  alerte,  vive  et  spirituelle. 
Chose  à  remarquer,  Ch.  Jacque,  coloriste  imparfait  dans  ses 
tableaux,  l'est,  au  contraire,  au  plus  haut  degré  dans  ses  planches. 
C'est  par  ces  planches  surtout  que  son  œuvre  vivra  ;  c'est  par  elles 
que  le  puissant  artiste  restera  certainement  le  maître  graveur  le 
plus  original  et  le  plus  curieux  de  notre  époque,  celui  qui  aura 
tracé  la  voie  à  des  maîtres  aquafortistes,  tels  que  Seymour  Haden, 
Manet,  Legros,  Bracquemond,  Meryon,  Whistler,  Raffaélli,  etc. 

Charles  Jacque  était  né  à  Paris,  en  i8i3,  d'une  famille  de  petits 
bourgeois.  Après  avoir  passé  quelques  années  dans  une  modeste 
pension  du  quartier  Saint-Martin,  voisine  de  l'habitation  de  ses 
parents  et  dans  laquelle  il  ne  se  montra  guère  brillant  élève,  il  fut 
placé,  à  dix-sept  ans,  en  apprentissage  chez  un  graveur  géographe 
où  il  ne  resta  pas  longtemps.  C'est  là  qu'il  s'exerça  au  maniement 
de  la  pointe  et  qu'il  grava  sa  première  œuvre  d'art,  une  tête  de 
femme  d'après  Rembrandt.  Malgré  la  volonté  de  son  père,  il  quitta 
l'atelier  du  graveur  géographe  où  il  s'ennuyait  à  mourir,  pour 
s'engager  dans  un  régiment  de  ligne.  Comme  soldat  il  fît  le  siège 
d'Anvers.  Après  sept  ans  passés  sous  les  drapeaux,  son  service 
terminé,  il  revint  à  Paris  et  commença  à  dessiner  quelques  croquis 
qu'il  parvenait  avec  toutes  sortes  de  difficultés  à  faire  accepter  par 
d'infimes  marchands  de  dessins  qui  les  lui  payaient  aussi  peu  que 
possible,  c'est-à-dire  rien  ou  presque  rien.  De  ce  nombre  était  le 
libraire  Henriot  dont  la  boutique  ou  plutôt  l'échoppe  était  située 
rue  Neuve-Saint-Marc.  Il  fut  plus  heureux  dans  ses  tentatives  lors- 


3a6  L'ARTISTE 

qu'il  présenta  ses  dessins  à  Best  qui  le  fit  entrer  au  Magasin 
pittoresque.  Peu  de  temps  après,  il  partit  pour  Londres  où  il  était 
appelé  pour  illustrer  différentes  publications,  entre  autres,  une 
Grèce  pittoresque  et  une  édition  de  Shakespeare.  De  retour  d'Angle- 
terre, où  il  avait  failli  mourir  de  spleen,  après  vingt  mois  de  séjour, 
il  fut  assez  heureux  pour  trouver  l'emploi  de  son  talent  qui  com- 
mençait à  être  déjà  très  apprécié.  Il  exécuta  un  certain  nombre  de 
dessins  pour  une  édition  de  Paul  et  Virginie,  pour  les  Contes  de 
Perrault,  de  Curmer,  pour  les  Français  peints  par  eux-mêmes,  pour  la 
Bretagne  illustrée,  de  Coquebert,  etc.,  etc.  C'est  alors  que,  tout  en 
dessinant  pour  les  éditeurs,  Ch.  Jacque  commença  cette  série  de 
planches  à  l'eau-forte  qui  ont  fait  sa  réputation  et  dont  les 
premiers  motifs  sont  empruntés  à  la  Bourgogne  où  habitait  alors 
sa  famille  et  où  il  allait  faire  d'assez  fréquents  séjours.  Ces 
premières  gravures  représentent  toutes  des  scènes  rustiques , 
des  intérieurs  de  ferme,  des  masures  de  vigneron.  Ce  n'est  que 
plus  tard  qu'il  en  emprunta  les  sujets  à  la  forêt  de  Fontainebleau 
et  aux  environs  de  Barbizon. 

Notre  artiste  a  fort  peu  voyagé  ;  à  part  sa  fugue  en  Angleterre 
et  sa  campagne  en  Belgique  comme  soldat,  il  n'a  pas  quitté  la 
France.  Comme  Th.  Rousseau,  Diaz,  J.  Dupré,  Troyon,  il  jugea  que 
les  champs  de  la  Brie,  les  plaines  de  la  Beauce,  les  collines  de  la 
Bourgogne,  les  dunes  de  la  Bretagne,  les  landes  des  Pyrénées  pou- 
vaient suffirent  à  lui  fournir  des  motifs  de  tableaux  et  de  gravures  ; 
que  la  nature  est  aussi  intéressante  en  deçà  qu'au  delà  des  Alpes  et 
que  Constable  et  Turner  d'un  côté,  le  Guaspre  et  Salvator  Rosa 
d'un  autre  n'ont  pas  eu  besoin  de  quitter  leur  patrie  pour  produire 
des  œuvres  intéressantes. 

Il  est  un  point  sur  lequel  il  serait  bon  de  s'entendre  une  fois 
pour  toutes:  on  a  accusé  Ch.  Jacque  de  s'être  fortement  inspiré  de 
Millet.  Incontestablement  ce  dernier  n'a  pas  été  sans  influence  sur 
son  camarade  de  Barbizon  ;  dans  l'œuvre  de  Ch.  Jacque  divers 
détails  non  sans  importance  le  prouvent,  ne  serait-ce  que  l'allure 
plus  robuste  et  plus  mâle  de  ses  paysans,  le  caractère  plus 
accentué  de  ses  figures,  qu'avant  sa  rencontre  avec  le  maître  de 
Gréville  il  traitait  peut-être  avec  un  peu  trop  d'afféterie  et  de 
maniérisme.  Mais  ce  qu'il  est  utile  de  bien  établir,  c'est  que  Ch. 
Jacque  dessinait  et  peignait  des  sujets  rustiques  bien  avant 
Millet.  En  1848,  ce  dernier,  loin  d'avoir  trouvé  sa  véritable  voie,  en 


CHARLES  JACQUE  3 27 

était  encore  aux  petites  figures  nues  et  aux  tableaux  mythologiques 
que  l'on  sait,  alors  que,  bien  avant  cette  époque,  l'œuvre  de  Jacque 
présente,  dans  le  rustique,  des  pièces  de  premier  ordre  et  dans 
lesquelles  déjà  la  puissante  originalité  s'était  affirmée  avec  une 
maîtrise  incontestable. 

Qui  se  souvient  aujourd'hui  des  caricatures  de  Ch.  Jacque? 
Quelques  rares  curieux  d'art,  tout  au  plus.  Cependant  il  fut  un 
caricaturiste  à  la  verve  mordante,  incisive,  que  la  tournure  misan- 
thropique  de  son  esprit  suffit  à  expliquer.  Au  début  du  règne  de 
Louis-Philippe,  il  publia  chez  Aubert  une  série  intitulée  Militai- 
riana  et  une  autre  sur  les  médecins,  d'une  étrange  et  subtile  acuité. 
Ces  suites  de  caricatures,  à  ce  point  de  vue,  ne  sont  rien  cepen- 
dant à  côté  d'une  autre  série  que  nous  avons  admirée  chez  lui  et 
qui  est  d'une  outrance  extraordinaire,  dont  l'extrême  violence 
confine  à  la  férocité,  et,  du  reste,  trop  libre  pour  être  mise  sous 
les  yeux  du  public. 

Rares  étaient  ceux  qui  pouvaient  approcher  du  vieux  maître,  car  il 
se  cloîtrait  avec  un  soin  jaloux,  fuyant  les  gêneurs  et  les  impor- 
tuns ;  mais,  une  fois  qu'on  était  admis  dans  son  intimité,  on 
s'apercevait  bientôt  quel  causeur  exquis  il  était,  laissant  aller  sa 
parole  au  gré  de  sa  fantaisie  et  de  ses  souvenirs,  racontant  sur  les 
contemporains  de  sa  jeunesse,  les  maîtres  d'autrefois  et  ceux 
d'aujourd'hui,  qu'il  avait  tous  plus  ou  moins  connus,  les  anecdotes 
les  plus  piquantes.  En  l'écoutant,  on  revivait  avec  lui  le  temps  des 
origines,  pour  ainsi  dire  maintenant  préhistoriques,  de  Barbizon, 
alors  qu'il  arriva,  vers  la  fin  de  1848,  dans  ce  village  perdu  de  la 
lisière  de  la  forêt  de  Fontainebleau,  avec  J. -F.  Millet,  bientôt 
rejoint  par  Th.  Rousseau,  Diaz,  Gassies,  Chaigneau,  Bodmer  et 
tant  d'autres.  Dans  ses  récits  si  imagés,  on  les  voyait  tous 
installés  ou  plutôt  campés  dans  l'auberge  du  père  Ganne,  unique- 
ment fréquentée  jusque-là  par  des  rouliers  et  des  paysans,  avec 
sa  cour  pleine  de  fumier,  où  picoraient  les  poules,  les  oies  et 
les  canards,  et  où  le  cochon,  qui  était  comme  de  la  famille,  fourra- 
geait sans  cesse  de  son  grouin  chercheur.  Dans  cette  auberge, 
Ch.  Jacque  ne  séjourna  guère  ;  vite  fatigué  de  cette  promiscuité, 
il  loua  une  chaumière  où  il  s'établit  avec  les  siens,  puis  il  acheta 
peu  après  un  bout  de  terrain  sur  lequel  il  fit  élever  une  maison- 
nette dont  la  plus  belle  pièce  fut  un  atelier  de  plain  pied  avec  le 
jardin. 


3a8  L'ARTISTE 

Toute  sa  vie,  Ch.  Jacque  a  été  un  travailleur  acharné,  infati- 
gable, aimant  son  art  par  dessus  tout.  Cependant,  par  intermit- 
tence, il  eut  des  goûts  bizarres.  Aux  premiers  temps  de  son  séjour 
à  Barbizon,  il  se  prit  d'une  violente  passion  pour  les  poules;  il 
édifia  chez  lui  un  poulailler  modèle,  auquel  chaque  jour  il  ajou- 
tait un  perfectionnement  nouveau,  le  peuplant  d'espèces  rares  et 
nouvelles  dont  il  faisait  venir  à  grands  frais  les  spécimens  de 
l'étranger.  De  là  est  sorti  son  livre  du  Poulailler,  écrit  et  dessiné 
par  lui,  dont  il  parut  de  nombreuses  éditions,  et  que  les  éleveurs 
de  gallinacés  consultent  encore  aujourd'hui  avec  fruit.  Après  les 
poules,  notre  peintre  s'éprit  des  anciens  meubles  gothiques  et  de 
la  Renaissance;  alors  il  établit  chez  lui,  au  Croisic,  où  il  alla  un 
moment  fixer  ses  pénates,  des  ateliers  de  menuiserie,  d'ébénisterie 
et  de  sculpture  qu'il  transporta  plus  tard  à  Pau.  De  ces  ateliers 
sortirent  des  meubles  dessinés  par  lui,  construits  sur  ses  indica- 
tions, qui  égalent,  comme  art  et  comme  travail,  les  plus  beaux 
spécimens  en  ce  genre  laissés  par  les  maîtres  huchiers  du  Moyen- 
Age.  Quand  Ch.  Jacque  n'élevait  point  de  poules  ou  ne  composait 
point  un  meuble,  il  bâtissait.  Au  Croisic,  où  il  n'habita  pourtant 
que  par  hasard  et  en  passant,  il  a  possédé  jusqu'à  dix-sept  maisons 
édifiées  par  lui.  Parlerons-nous  aussi  de  sa  passion  du  bibelot 
qu'il  a  poussée  jusqu'à  l'extravagance?  Ce  qui  lui  est  passé  par  les 
mains  de  merveilles  en  fait  de  curiosités,  est  à  peine  croyable  ; 
mais,  de  cela,  comme  du  reste,  il  se  lassait  assez  promptement. 

Au  physique,  grand,  sec,  droit,  ayant  conservé  dans  son  allure 
quelque  chose  du  militaire,  tel  était  Charles  Jacque  dans  les  der- 
niers temps  de  sa  vie;  tel  il  nous  semble  encore  le  voir  dans  son 
vaste  atelier  du  boulevard  de  Clichy  en  été,  dans  sa  petite  maison 
de  Pau  en  hiver,  ses  longs  cheveux  blancs  enfermés  dans  un  fou- 
lard rouge  que  recouvrait  une  casquette  à  oreillettes,  l'œil  vit  et 
moqueur,  toujours  en  éveil,  la  bouche  aux  lèvres  minces  et  sar- 
castiques,  recouverte  d'une  fine  moustache  blanche,  sans  cesse  en 
mouvement,  aussi  bien  prête  à  l'attaque  qu'à  la  riposte.  Impres- 
sionnable à  l'excès,  spirituel  au  possible,  il  eût  été  méchant  si  une 
instructive  misanthropie,  un  mépris  de  l'humaine  nature  n'avaient 
arrêté  l'expression  de  sa  ra